News - 14.08.2018

Mondher Khaled: « Les cinq vérités fondamentales » selon Brzeziński

Mondher Khaled: « Les cinq vérités fondamentales » selon Brzeziński Caerter

Depuis que les relations internationales ont commencé à s’étendre à l’échelle de la planète, le continent eurasien a constitué le foyer de la puissance mondiale. L’Eurasie a toujours représenté l’échiquier sur lequel se déroule la lutte pour la primauté mondiale. L’Eurasie est en effet, une grande île englobant l’Europe et l’Asie, y compris la Chine et l’ex-URSS et dans laquelle on trouve 75% de la population mondiale, 65% du produit mondial brut, 75% des ressources énergétiques et des matières premières. Deux candidats à la suprématie mondiale du 20ème siècle, Hitler et Staline, se sont entendus pour exclure l’Amérique de l’Eurasie. Les deux avaient compris que la pénétration de la puissance américaine dans cette région du monde mettrait fin à leurs espoirs de domination. Quiconque contrôle cette région, contrôlerait la planète.

Avec la chute de l’URSS, le monde est entré dans une phase de superpuissance américaine et d’unipolarité. Le Conseiller aux affaires étrangères de  l'administration Carter, Zbgniew Brzeziński a développé à cet effet une vision géopolitique sur le positionnement stratégique des États-Unis pour dominer le monde. En 1997, il publie le grand échiquier et en 2004, il prévoit dans son livre intitulé le vrai choix, l’Amérique et le reste du monde, l’achèvement de la domination américaine. Il propose en l’occurrence, la redéfinition de « l'architecture du pouvoir mondial » afin d’éviter le chaos et de préserver les intérêts américains. Il présente ce qu’il appelle les « cinq vérités fondamentales », dont voici la synthèse.

La première vérité consiste à redéfinir la stratégie d'une Amérique qui n'aura plus le pouvoir impérial mondial. Il pense que la recherche d'une issue militaire et idéologique imposée unilatéralement par les États-Unis ne pourra provoquer que de l’inanité et des risques d’isolationnisme, voire même de conflit durable pour l’Amérique. Il faut à l’Amérique, estime l’auteur, une redéfinition cohérente de son rôle dans le monde et résoudre ses contradictions entre ses convictions en faveur de la liberté et de démocratie et sa propension à rester maitre du monde.  Par conséquent, les États-Unis resteront une superpuissance tous azimuts, mais compte tenu de la complexité des évolutions géopolitiques et des équilibres régionaux, ils ne seront plus « une puissance impériale globale. »

La deuxième vérité concerne la Russie qui, selon lui est dans la dernière phase convulsive de sa Révolution impériale. Cette vérité n’a pas eu beaucoup d’adeptes. Elle est même en complète rupture avec les thèses des néoconservateurs et de tous ceux qui voient y compris en Europe, Vladimir Poutine chercher à reconstituer l'empire russe.  En somme, la Russie vit la douloureuse phase finale de son empire post-soviétique mais, pour peu qu’elle fasse preuve de sagesse, deviendra probablement un État-nation européen de premier plan.

La troisième vérité est que L’Europe n’est pas et ne deviendra pas une puissance mondiale. L’Europe ne comptera pas parmi les poids lourds de la scène internationale mais jouera un « rôle constructif » en faveur du bien-être commun, contre les menaces transnationales au sein de l’OTAN.

La quatrième vérité est un constat ferme la Chine est et sera. Cependant son émergence lente ne lui permettra pas de se positionner en tant que rivale des États-Unis. Son succès économique demande de la patience et sa précipitation à jouer un rôle politique pourra provoquer des dégâts sociaux. Du point de vue militaire, elle semble chercher à percer avec une nouvelle génération d'armement tout en renforçant patiemment sa puissance navale encore très limitée. Ainsi, la Chine émergera en future rivale de l’Amérique, renforcera lentement mais sûrement sa puissance technologique, militaire et navale, se gardera de toute confrontation trop coûteuse et trop risquée avec l’Amérique, mais devrait manœuvrer sur sa scène intérieure afin de ne pas entraver son succès économique.

La cinquième vérité concerne le chaos au Moyen-Orient qui pourrait contaminer les territoires du sud et de l'ouest russes aussi bien que les parties ouest de la Chine. Pour Brezinski, le danger est que ce chaos s'exportera « au-delà du monde musulman - et dans le futur depuis le Tiers monde ». Il appelle incessamment à ce que les États-Unis, la Russie et la Chine travaillent ensemble avec les puissances régionales « Turquie, Iran, Egypte et Arabie Saoudite » afin de contenir ce désordre, sachant que les alliés européens, dominants dans la région par le passé, peuvent aider à cet égard.  En résumé, le monde musulman demeurera violemment tourmenté par un traumatisme post-colonial et mu par des motivations religieuses à la fois fédératrices et très clivantes, du fait notamment des schismes séculaires au sein de l’Islam. Brezinski insiste par ailleurs, sur la nécessité d’extirper l’Arabie Saoudite du wahhabisme et propose d’inclure dans ce vaste programme « les alliés européens […] qui peuvent encore être très utiles à cet égard. Il émet une mise en garde sur l’usage obsessionnel de la force, probablement à l’intention de ses cadets et de leurs homologues Russes et Chinois.

Quel type d’architecture mondiale propose en fin de compte Brzeziński? S’agit-il d’une architecture de sécurité supervisée par les États-Unis, la Russie et la Chine ou d’une gestion conjointe des crises et risques sécuritaires dans le monde ?  Cette architecture impliquera-t-elle une reconnaissance implicite des zones d’influence propres à chaque grande puissance assortie d’une entente mutuelle de non-ingérence ? Enfin, que deviendraient l’OTAN, l’OCS et les Nations-Unies dans ces perspectives ?

Sa réponse a été résumée ainsi « Considérées ensemble comme un cadre unifié, ces cinq vérités nous disent que les États-Unis doivent prendre la tête du réalignement de l’architecture mondiale du pouvoir afin que la violence qui éclate au cœur ou au-delà du monde musulman – et, éventuellement, dans le tiers-Monde – soit contenue sans détruire l’ordre global.   Mais ce qui se passe au Moyen-Orient aujourd’hui peut être le début d’un phénomène plus vaste à venir en Afrique, en Asie… »

Dans ce contexte difficile et compliqué, les États-Unis, la Russie et la Chine feraient mieux d’après lui de s’accommoder de leurs zones d’influences respectives, de développer une solide coopération triangulaire, et d’entreprendre la même démarche avec des puissances régionales du monde arabo-musulman, et ce, afin d’élaborer un cadre élargi de stabilité internationale.

Ces « cinq vérités fondamentales » ne font guère l’unanimité. Pour les économistes comme Mark Whitney la vision de Brzeziński ne prend pas en compte le règne du dollar qui fonde la puissance américaine. Le danger d’après lui « viendrait d'un système qui ne serait plus basé sur le dollar progressant, notamment dans les pays en développement. Et si cela arrivait, alors les USA perdraient leur mainmise sur l'économie mondiale ». L’autre critique provient du silence assourdissant sur le chaos politique interne aux Etats-Unis qui a été observé par ailleurs lors des dernières élections américaines. Donc, que l'on épouse ou non ces cinq vérités, le texte donne à réfléchir.

Brzeziński avait-il tort ou raison ? Des gens avaient refusé de le pleurer, d’autres l’ont sanctifié. Une seule certitude nous permet d’affirmer qu’il était en tous cas parmi ceux qui savaient que le monde allait se défaire - celui-là même sur lequel il avait pesé pendant des décennies.

Mondher Khaled
Ancien fonctionnaire des Nations-Unies

 

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