Opinions - 06.06.2018

Tunisie - Vers une géopolitique digitale : Où en sommes-nous ?

Vers une géopolitique digitale : Où en sommes-nous ?

Avec la prolifération des conflits à partir des années 70 du siècle précédent couplée par une révolution postindustrielle à trame digitale, la géopolitique en tant que démarche de décryptage, d’analyse et d’orchestration de conflits territoriaux retrouve tous ses éclats après de longues années d’éclipse et de prohibition.
Désormais, le temple doctrinal des pères fondateurs de la géopolitique classique fortement ancré sur l’axiome « territoire », se trouva, suite à l’avènement du tsunami numérique en cours, confronté à une nouvelle configuration conflictuelle reposant sur un territoire spécifique (virtuel) à géométrie aléatoire, en l’occurrence le cyber espace.
En quelques années, les TIC ont réussi à modifier profondément nos perceptions spatio-temporelles, nos habitudes et nos attentes tout en générant de nouvelles problématiques et défis. De facto, nombre de sphères géopolitiques ont changé et changeront avec les nouvelles technologies, comme ils avaient d’ailleurs évolué par le passé, mais cette fois-ci à un rythme hyper accéléré aux impacts futuristes encore méconnus…
Par définition, la géopolitique digitale s’entend comme étant l’impact cumulatif et profond des réseaux informatiques et des communications sur les relations internationales interétatiques,  et le comportemental des entreprises et des individus.
A ce titre, l’internet est devenu un espace de démonstration de force et de puissance entre différents acteurs (Etats, entreprises, groupes, individus etc.) via une série d’attaques cybernétiques de plus en plus sophistiquées sur le plan technique et le choix des cibles.
De surcroit, avec l’apparition de la notion du cyber espace, la géopolitique classique cède progressivement sa place à une nouvelle géopolitique plus intelligente étroitement liée aux technologies de l’information et de communication, caractérisée par son aspect territorial immatériel, par ses nouveaux acteurs (la puissance des individus et des groupes) créant ainsi une certaine rupture épistémologique à l’égard de la géopolitique classique.
Il est fort envisageable, que les prochaines guerres vont être de nature numérique. L’attaque cybernétique sans précédent sur l’Estonie en 2007 n’est qu’un indice  révélateur de la genèse d’une nouvelle ère géopolitique contemporaine à prédominance digitale…
Par voie de conséquence, l’internet ouvre la voie à une nouvelle approche d’analyse géopolitique où l’Hinterland  de « MacKinder » ou le Rimland de « Spykman » perdent de plus en plus de territoire face au cyber land (cyber espace).

I/ Focus sur le cyber espace

Le cyber espace est la contraction des termes cybernétique et espace. C’est un nouveau milieu résultant d’une interconnexion entre plusieurs réseaux informatiques et de télécommunication.
Composé de plusieurs couches superposées, principalement la couche hard (matérielle), la couche soft (logicielle ou intelligente) et la couche sémantique.
La partie hard du cyber espace est constituée par l’ensemble d’infrastructure et d’équipements tangibles nécessaires pour l’acheminement et son stockage des informations et le fonctionnement de l’internet.
Les câbles sous marin assurant le transit  d’environ 99 % des flux informationnels, les fibres optiques, les serveurs, les ordinateurs, les wifi et autres équipements permettent l’échange d’information via le net.
• La partie soft (logicielle ou intelligente) du cyber espace : renfermant l’ensemble des protocoles de contrôle et de commande, des logiciels et applications informatiques indispensables pour le fonctionnement du réseau des réseaux. Un système d’exploitation (Windows, Linux ou autres) est vital pour faire tourner votre ordinateur, un wifi est indispensable pour vous mettre en réseau, un antivirus est recommandé pour protéger votre ordinateur des logiciels malveillants (virus, ver, cheval de Troie ou autres).
• La partie sémantique (cognitive) du cyber espace souvent ignorée, elle est composée de l’ensemble d’internautes qui interagissent entre eux via les interfaces, plateformes ou réseaux sociaux…
L’interaction de ces trois couches donne au cyber espace l’ampleur et l’envergure stratégique qu’il mérite dans un monde de plus en plus digi-mondialisé.

II / Géopolitique classique Vs Géopolitique digitale

Le tableau distinctif suivant, illustre les nuances entre la géopolitique classique et la géopolitique digitale.

Géopolitique classique

Géopolitique digitale

En terme conceptuel :
La géopolitique classique est l’étude de l’influence des facteurs géographiques (humaine et physique) sur les politiques des Etats et les relations internationales

En terme conceptuel :
La géopolitique digitale est l’étude des impacts profond des réseaux informatiques sur les politiques des Etats, des entreprises et le comportemental des individus

En terme de territoire :
La géopolitique classique s’exerce sur un territoire géographique bien déterminé (pays, détroit, îles…)

En terme de territoire :
Le territoire en géopolitique digitale est l’ensemble des réseaux d’information et de communication dont dispose un pays (câbles sous marin, bandes passantes, serveurs…)

En terme de puissance :
La puissance en géopolitique classique est exercée principalement par les Etats.

En terme de puissance :
La géopolitique digitale offre une opportunité unique à l’émergence d’autres puissances étatiques régionales (Iran, la Corée du nord …) ou groupes d’individus (Anonymous ou autres), aboutissant à une certaine forme de co-puissance géopolitique à l’échelle planétaire

En termes d’acteurs :
L’acteur principal en géopolitique est incontestablement l’Etat. En effet, toutes les guerres  contemporaines sont l’œuvre des Etats (les deux guerres mondiales, la guerre du golfe etc.)

En termes d’acteurs :
A côté des Etats,
* Les individus : A l’instar  d’Edward Snowdon et de Julian Assange, la masse  d’informations critiques qu’ils ont pu  diffuser témoigne l’importance des individus en tant qu’acteur stratégique de premier plan (la fuite d’informations via wikileaks a fait chuter plusieurs Etats arabes et chef de gouvernements)
*Les groupes d’individus : le rassemblement des hackers en groupe (Anonymous ou autres) impacte considérablement les conflits via le net. Ces groupes de hackers sont souvent utilisés par les Etats pour régler ces comptes avec d’autres Etats qualifiés d’hostiles (particulièrement les hackers russes et chinois)

*Les géants du web : les GAFA américain et les BATX chinois, fortes des data center qu’elles détiennent et des applications qu’elles développent,  sont considérés comme l’acteur le plus puissant sur l’échiquier des relations internationales.

III/ Où en sommes-nous ?

Sans l’ombre du moindre doute, le basculement vers une  géopolitique digitale ne cesse de générer de nouveaux enjeux d’ordre géopolitique et géostratégique, dans les impacts sont de nature profonde et sismique…

a/ En terme géopolitique

La géopolitique contemporaine repose sur la notion de territoire, or le cyberespace de par sa nature immatériel et volatile, échappe à toute délimitation frontalière ou découpage cartographique classique, plaidant en faveur d’une géographie sans frontière…
En effet, la digitalisation de plus en plus accrue de notre société ébranle nos pré-requis géographiques basiques, mettant en surface une autre géographie moins contraignante, plus menaçante avec ses propres « reliefs, température, détroits et cyber acteurs etc. », du coup le concept géopolitique de « lebensraum » : espace vitale de Ratzel se propage au cyber espace.
En surfant sur le net, les différents acteurs géopolitiques se mettent, sur le plan sensationnel et cognitif dans une autre dimension de perception spatio-temporelle libérée de toute contrainte territoriale édictée par la géographie classique où la distance entre la proie et son prédateur est trop rétrécit…
Depuis le souvenir d’Estonie de 2007, le cyber espace est un territoire géopolitique de premier ordre où les puissances se mettent à compétition pour imposer leur suprématie.
Eu regard des menaces cybernétiques qui nous guettent (cyber terrorisme et cyber criminalité) est-il envisageable, si on croit bien sûr, de saisir cette opportunité, celle de cyber espace pour se convertir à un acteur cybernétique puissant à l’échelle régionale ?

b/ En terme éducatif

Si on admet que la stratégie moderne repose sur la prospective par les scénarios ou tous autres outils d’analyse géopolitique, le cyber espace (royaume de la géopolitique digitale) devra être impérativement intégrer dans nos programmes et cursus universitaires à l’instar du management stratégique des entreprises…

c/ En terme d’architecture inter-armée

Certes, les armées, en tant qu’entités vivantes, subissent des variations au fil des décennies, connues sous l’appellation : Révolution dans les Affaires des Armées (RAM)
On entend par RAM, les changements profonds dans la façon de penser et de conduire la guerre. Sous l’impulsion du numérique, la structure de cyber défense a pris naissance dans plusieurs pays et qui ne cesse de reformater l’institution militaire dans tous les sens…
Plusieurs stratèges estiment que la RAM sous l’emprise digitale connaîtra dans les prochaines année (surtout avec le web objet), une série de convulsions violentes dépassant le simple processus de création de structure de défense cybernétique pour atteindre le seuil de pilotage  et de commandement de tous les autres corps interarmées… la survenance d’un tel événement majeur  modifiera toute la donne géostratégique à moyen et à long terme !

En récapitulant, le cyber espace constitue pour notre pays une menace et une opportunité à saisir, comment ?
Compte tenu de la plateforme institutionnelle de régulation d’internet impressionnante dont dispose notre pays, d’une infrastructure numérique avancée (quatre quatre câbles sous marin à fibre optique desservent notre pays etc.), du nombre de diplômés en TIC et la notoriété dont ils jouissent, des efforts entrepris par le ministère de défense en termes d’instruction et de formation continue, des traditions de coopération militaire avec les pays amis et voisins (entre autres, le statut de partenaire non membre de l’OTAN), d’un 14 janvier 2011 à génome numérique, et d’une transition hautement conditionnée par les réseaux sociaux, autant d’atouts qui nous permettre d’aspirer dans les prochaines années, à se convertir à un pôle géopolitique digital important à l’échelle régionale et ce après une longue période d’hibernation…
Mais un méga travail de capitalisation et de valorisation des ressources reste à entreprendre avant qu’il soit trop tard !

Mahjoub Lotfi Belhedi
Enseignant en géopolitique classique & digitale
Directeur de département cyber sécurité
du «Centre Tunisien des Etudes pour la Sécurité Globale»

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