Opinions - 06.05.2018

Habib Touhami: Développement, croissance et désarticulation régionale

Habib Touhami: Développement, croissance et désarticulation régionale

En soixante-dix ans, la pensée économique sur le développement a beaucoup progressé, intégrant le social puis l’environnemental et le durable, mais il semble bien qu’en Tunisie la perception même du concept ait reculé d’autant. A la base de cette désynchronisation temporelle et idéologique, on retrouve la confusion devenue classique entre croissance et développement et la désarticulation fonctionnelle entre le Plan-Etat et les contraintes du développement régional.

Au contraire de la croissance qui n’est que l’accroissement du produit par tête, le développement désigne les évolutions positives dans les structures mentales et les comportements sociaux d’une population (ou d’une zone géographique) qui la «rendent apte à faire croître cumulativement et durablement son produit réel global». Or la marche de la Tunisie sur le chemin du progrès et du bien-être est constamment jugée à l’aune du seul taux de croissance. Cela explique le préjugé favorable accordé à la politique économique entre 1986 et 2010 en dépit de la désintégration croissante de l’économie nationale au niveau régional (la désintégration au niveau sectoriel a fait l’objet d’articles publiés dans ces colonnes). Si on devait la juger en référence au concept de développement, le verdict serait tout autre. Quand la production de richesse s’accompagne d’une marginalisation accrue de certaines zones géographiques, apparaissent des phénomènes de freinage ou de blocage du développement, phénomènes décelés en Tunisie dès la fin des années soixante-dix et auxquels le régime politique précédent n’a apporté aucune solution adéquate.

Il ne s’agit pas ici d’une querelle idéologique comme certains adeptes de l’ultralibéralisme le laissent croire, mais d’un retour nécessaire aux sources, c’est-à-dire d’un retour au contenu originel du concept de développement. L’Etat tunisien a fourni des efforts notables en faveur de l’amélioration des routes, des écoles, des centres de soins et du tissu administratif dans les régions en retard de développement. Ces efforts sont évidemment nécessaires et utiles, mais pendant ce temps, les mentalités et les comportements sociaux dans ces régions n’ont pas évolué suffisamment et le manque d’investissements directement productifs et d’emplois dans le secondaire a fait basculer davantage les populations des régions de l’intérieur et du sud vers le littoral (c’est ce qu’attestent la direction et l’intensité des flux migratoires internes). Ce qui est tenu officiellement pour le développement dans les régions s’est réduit peu à peu à l’amélioration de l’infrastructure de base.

Le Plan-Etat a grandement participé à cette dérive politique et conceptuelle. Il a été confectionné jusqu’ici en fonction d’objectifs nationaux à atteindre (croissance, investissement, etc.) sans la moindre articulation avec des plans régionaux de développement, des plans qui n’existent pas au sens du développement que nous venons de rappeler. S’agissant plus particulièrement de l’emploi, le pouvoir central a succombé aux « doléances » pressantes des populations régionales qui ne voient le développement qu’à travers l’augmentation de l’emploi administratif. Or, et l’étude officielle sur l’IDR (indicateurs du développement régional) le démontre amplement, la prédominance des emplois administratifs dans les régions du Nord-Ouest, du Centre-Ouest et du Sud-ouest n’a pas suffi à enclencher le processus. Ces régions sont classées parmi les dernières par l’IDR en dépit d’un taux d’encadrement administratif largement supérieur à la moyenne nationale. Le caractère dynamique et endogène du développement économique semble ainsi échapper aux populations de ces régions.

En vérité, il n’y a pas, il n’y a jamais eu de plans régionaux de développement qui s’articulent avec le Plan national. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu de prévision économique, région par région, ni de mise en place d’unités de spécialistes du développement au niveau régional. Aucun modèle économétrique de développement régional n’a été élaboré. C’est pourtant ce qu’il fallait faire dans la mesure où la modélisation permet de considérer les différents avenirs d’une région, d’en déterminer les coûts et les avantages et d’en arrêter les étapes. Si on l’avait fait à temps, l’impasse socioéconomique de Gafsa, de Tataouine et d’autres gouvernorats en marge aurait pu être décelée et mise en avant bien à l’avance. Cela aurait pu épargner au pays de payer le prix fort coûteux de la sédition et du régionalisme.

Habib Touhami