News - 18.04.2018

L’enseignement supérieur en Tunisie : ces propos qui dérangent

L’enseignement supérieur en Tunisie : Ces propos qui dérangent

En ce début du vingt et unième siècle, nul ne peut contester l’idée que l'essor d’une nation dépende des performances et de la qualité de son système d'enseignement. Les bouleversements introduits par la dernière révolution technologique et le déchainement des forces libérées, depuis plus de trente ans, par la mondialisation et la « convergence démocratique » ont suscité partout un vent de réformes devenus inéluctables, y compris dans le quart monde.

De l’arrimage au processus de Bologne

La Tunisie, qui a tenté, comme tous les pays du voisinage, de prendre part à ce courant, a adopté entre 2004 et 2010, le système LMD, dans l’intention de s’amarrer au Processus de Bologne, initialement destiné, est-il besoin de rappeler ici, à créer un espace européen de l’enseignement supérieur, à la faveur d’une plus grande mobilité universitaire. En l’espace de cinq ans, tout l’attirail juridique a été élaboré, au fur à mesure de son application (précipitée) en trois courtes vagues (2006-2007, 2007-2008 et 2008-2009), sans la mise en œuvre d’une expérience pilote préalable à la généralisation du système. Ainsi, tous les volets du processus ont été juridiquement traités : de l’organisation (centralisée) du système LMD, à l’accréditation universitaire et à l’assurance qualité, relevant directement du Ministère qui a engagé dès 2006-2007 un Programme d’Appui à la Qualité au profit des universités. Concernant le mode d’emploi du LMD tunisien, deux points méritent d’être soulignés ici : 1) Les universités n’ont pas la liberté de choisir l’intitulé et le contenu des domaines, des mentions et des spécialités. 2) La validation des acquis de l'étudiant (contrôle continu, examens...) est assuré (en principe) par l'attribution dans chaque unité d’enseignement de crédits calibrés au volume horaire des enseignements et du travail personnel, crédits censés être transférables d’une université à l’autre, en Tunisie comme à l’étranger.
Au bout de cinq années d’efforts intenses,  la logique administrative centralisatrice a fini par remplacer totalement le débat. Les enseignants du corps B, plus nombreux que les professeurs et maîtres de conférences, tous associés, sauf rares exceptions, à la réforme, étaient franchement mis à l’écart des travaux d’experts organisés à hui clos. Conviés aux travaux des commissions sectorielles et/ou de pilotage, les représentants du patronat, qui devaient aider à promouvoir l’employabilité des choix de spécialités, étaient souvent absents. Les syndicats, qui n’y avaient pas participé, n’avaient opposé aucune réaction à l’adhésion des universités tunisiennes au Processus de Bologne.

Mais comme à chaque remaniement ministériel, la désignation en 2010 d’un nouveau ministre a provoqué un relâchement dans la volonté de poursuivre l’effort de réforme jusqu’au Doctorat. Des intentions de recentrage du processus, d’allégement des contenus et surtout des examens avaient juste le temps d’être exprimées.
Après la révolution, le système est maintenu malgré tous ses dysfonctionnements. Aucune réforme de fond et de longue haleine n’est envisagée pour le restaurer ou le changer. Entre temps, la dégradation du système s’est poursuivie, amplifiée par la difficile gestion des ressources humaines devenues moins « coopératives » que par le passé et des budgets alloués au compte goutte. La qualité de l’input comme de l’output est à son plus bas niveau. Ce qui fait dire, au final, qu’il y a aujourd’hui péril en la demeure.

A l’origine de la dégradation du secteur, figurent trois types de dysfonctionnements : ceux liés aux héritages, ceux provoqués par les rétropédalages dont le système LMD fait l’objet, et, l’absence de vision d’ensemble, plombant la tutelle et les instances élus du secteur.

Le poids des héritages

1. Les héritages sur lesquels le système LMD a été fondé, ne permettait pas de dispenser un enseignement supérieur de qualité. La conjonction de l’accroissement purement démographique des effectifs de bacheliers attendu, la volonté politique d’améliorer la part de la population diplômée âgée de 25 à 29 ans et la propension, impulsée par un désir croissant de promotion sociale de poursuivre dans le supérieur a suscité la multiplication des facilités d’accès au baccalauréat en même temps que le gonflement des résultats universitaires. D’un côté, l’institution, suite à une décision présidentielle impromptue, d’un « bac moins le quart », surestimant les capacités des élèves de septième année, de l’autre, l’adoption de « règles de rachat automatique » que sont les règles de la « note sup. », de la compensation des notes et de l’ajournement partiel, en plus de la faveur au rachat traditionnel accordée par le jury des examen, ont conduit à une sorte de « baby boom » universitaire artificiel. La massification  de l’enseignement supérieur qui en est résulté a tout simplement abaissé le niveau des diplômes obtenus à l’issue du parcours des études. La semestrialisation et l’adoption du système des unités d’enseignement, succédant à celui des modules, ont abouti à l’émiettent des programmes et du savoir communiqué à l’étudiant, émiettement accentué par l’introduction d’enseignements extra-spécialité (informatique, création d’entreprises, droits de l’homme et langues). Or, à l’expérience, il aisé d’admettre, la parcellisation des enseignements ne favorise aucunement l’accumulation durable du savoir.

Les freinages

Les  freinages en rétropédalage opérés au sein du LMD, avant même la fin de sa mise en œuvre totale, sont nombreux : la multiplication abondante des spécialités est ralentie alors qu’on poussait à en porter le nombre à plus de 600, sans s’assurer des perspectives qu’offriraient les formations dites professionnalisantes ; le système de crédit est quasiment abandonné au seul profit d’une moyenne compensée dévalorisante ; l’instance d’assurance qualité telle que prévue par la loi n’a pas vu le jour, pas plus que le manuel de références à l'usage des institutions d'enseignement et le guide de bonne pratique y afférent. Quant à l’ouverture (et non pas l’accréditation) de nouvelles formations, elle est confiée aux commissions sectorielles, maintenues. L’évaluation des institutions universitaires est remise à des « experts» désignés parmi le corps enseignant. L’employabilité des formations professionnalisantes est compromise par l’impossibilité d’organiser des stages fructueux, particulièrement sur les sites universitaires où le tissu économique est encore embryonnaire ou peu ou pas diversifié.

La nécessaire vision d’ensemble

Ceci étant, la Révolution n’a pas bouleversé le dispositif en place. La généralisation tardive du système LMD au doctorat, le lancement de nouveaux appels à proposition dans le cadre du « Projet de modernisation de l’Enseignement Supérieur en soutien à l’Employabilité », et d’autres décisions, aussi furtives les unes que les autres, n’ont guère amélioré un système en place à bout de souffle. En fait, l’action la plus prometteuse a consisté en la systématisation de l’élection des recteurs et des directeurs d’établissement. Mais, la concrétisation rapide de ce choix n’a pas mis, loin s’en faut, notre système d’enseignement sur la voie d’une transformation en profondeur.

Pour rattraper le temps perdu, une réforme de l’enseignement supérieur est donc à prévoir, urgemment, en même temps que la réforme, toujours préalable, de l’école publique ainsi que les non moins pressantes restructurations à caractère économique et socio-collectif. Dans cette optique, il n’y a que le ferme propos de travailler et de servir qui doit prévaloir, loin des dérives idéologiques et/ou des ambitions corporatistes cherchant, depuis quelques années déjà, à pourvoir les structures de direction élues. Ce sont ceux qui portent un important désir intérieur de déployer la lumière du savoir, tout en ouvrant de larges perspectives de concertation avec les  structures non-universitaires connexes, qui devront piloter la « ré-émersion » de l’université tunisienne.
Pour conférer plus d’efficacité à nos institutions et plus de crédibilité à nos formations et à nos diplômes, il est possible, outre l’indispensable réaménagement du système d’orientation au moyen d’un dépistage précoce des profils et des motivations de l’input dès le cycle secondaire, de plaider pour quelques pistes indicatives de réforme : 

Au plan institutionnel, il conviendrait de:

  1. Engager un processus de fusion des universités pour maximiser les économies d’échelle naissant en général des regroupements institutionnels raisonnés ;
  2. Partant d’évaluations internes et externes dûment élaborées, avantager les jeunes universités par un apport conséquent en équipements et en ressources humaines de qualité et par un effort soutenu d’encouragement aux mobilités d’enseignants, lesquelles sont préférables à l’indemnisation des formateurs acceptant de s’acquitter de « leur service national » dans les « universités périphériques » ;
  3. Promouvoir l’autonomie universitaire conformément au principe constitutionnel de décentralisation, et ce, en vue de permettre de diversifier les sources de financement et consentir à une plus grande liberté dans l’élaboration des offres de formations et dans le recrutement des enseignants chercheurs ainsi que des compétences administratives nécessaires à « gouvernancer » la vie universitaire.

Au plan académique:

  1. Restaurer le système LMD en rétablissant le principe du crédit et/ou en supprimant le système de compensation des notes ;
  2. Redéfinir et affiner les domaines, les mentions et les spécialités spécifiques, porteurs d’excellence et de haute employabilité ;
    Développer le niveau linguistique mal acquis dans les cycles d’enseignement pré-universitaires, dégradé par la massification, et de ce fait, responsable pour une part de la faible employabilité des diplômes, toutes spécialités confondues.
  3. Il n’est pas normal qu’un enseignement de langues utilisées, dispensé à l’élève pendant plus de 10 ans, ne permette pas à l’étudiant en licence de suivre correctement ses cours et de bien mettre en forme ses rendus. 
  4. Réinstaurer l’assurance qualité dans sa version la plus achevée, et ce, afin de permettre à nos universités d’améliorer leurs offres de formation compte tenu des standards internationaux, de se positionner au mieux par rapport à d’autres institutions similaires dans le monde et d’aligner les financements aux résultats obtenus ;
  5. Faire en sorte que la sélection au niveau du master soit renforcée pour éviter la dévaluation du diplôme et la banalisation de l’accès au doctorat dont la préparation tend depuis des années à se réaliser en cinq ans au lieu de trois.
  6. Renforcer les partenariats entre les entreprises et l’université, et surtout, favoriser les licences professionnelles préparées en alternance et concevoir des plans de stages dignes de foi. Pus généralement, le nouveau mode d’emploi du système LMD à prévoir, devraient permettre la mise en place de parcours (personnalisés) de qualité ; avec de vraies perspectives d’emploi adaptées aux capacités du tissu économique et aux opportunités de croissance prévisibles à moyen et long termes.

Enfin, la formation des formateurs (par la recherche) devrait permettre, dans un plan coordonné, de déceler des talents et de développer des compétences, capables d’accompagner, en profondeur, le renouveau de l’enseignement supérieur en Tunisie.
S’il n’y a des problèmes de l’enseignement supérieur qu’une vue partielle, sous-tendue par une instabilité politique chronique, limite aux préoccupations matérielles de la gestion de ses établissements disparates, les universités ne pourront pas jouer le rôle moteur qui est le leur, dans la formation des élites qui mèneront à l’émergence économique et sociale souhaitée.

Habib Dlala
Professeur Emérite à l’Université de Tunis



 

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