Opinions - 18.04.2018

Acculture sociale tunisienne : mettre moins l’accent sur les solutions, plus sur les problèmes

Acculture sociale tunisienne : mettre moins l’accent sur les solutions, plus sur les problèmes

La Tunisie devient le pays de la grève. Elle est en train de se forger une réputation dans ce domaine, tant à l’étranger que celle que nous entretenons en interne. Si l’on se réfère à certaines sources, notamment les données recensées par le BIT, ou l’OCDE, il est clair que la Tunisie est un pays de paix sociale comparée aux pays d’Amérique Latine, notamment l’Argentine ou le Mexique, le Canada, la Finlande, l’Italie, le Danemark, la Grèce, et l’Espagne. Admettons néanmoins, si l’on raisonne par faisceau d’indices convergents, qu’elle figure parmi les pays en développement les plus turbulents, car la conflictualité de ce pays a beaucoup augmenté ces dernières années.

C’est le printemps, l’économie ne se porte pas mieux et les 50 ans de ‘’mai 68’’ approchent… Qui pourrait confirmer ce que l’on sait déjà ? Même si les lois peuvent être changées, une culture ne s’importe pas. La Tunisie est caractérisée par un manque de tradition de lutte, qui a laissé plus de traces et séquelles qu’on ne voudrait le croire et ce, même s’il est clair que les syndicats ont un vrai pouvoir de blocage, et de dissuasion. Elle comporte aussi quelques bastions névralgiques, tels que les transports, Le secteur éducatif, la fonction publique, la santé, notamment. A leur actif, on peut noter la mise en échec de quelques grandes lois emblématiques, qui ont laissé des souvenirs dans les mémoires. Le secteur socio-professionnel tunisien est caractérisé par un taux de syndicalisation relativement faible, précisément parce que resserré sur la frange la plus revendicative du salariat. Il tire sa force des bras de fer ciblé, partant de quelques grandes entreprises significatives et de la menace récurrente de coupler le mouvement avec la contestation étudiante. Tout cela crée un vrai pouvoir de dissuasion, bien intériorisé par le secteur politique. Quant au reste des salariés, ils vivent souvent la grève par procuration et la soutiennent passivement, notamment du côté des petites entreprises sous-syndiquées ou dans le secteur public, le secteur de l’enseignement. Les syndicats tunisiens sont hostiles à une quelconque division des tâches. Ils sont favorables et attachés au discours raisonnable qui appelle à une normalisation, à un élargissement de la base, à une germanisation, à la culture du consensus et du dialogue qui redonne la voix aux salariés plus modérés et dilue les revendications. C’est la permanence de cela qui se joue dans le bras de fer entre les secteurs de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur et le gouvernement. Tout cela fait partie du puzzle de réformes voulues par ce dernier, pour rapprocher un peu plus le modèle tunisien de celui de la flexisécurité, des ordonnances travail pour instiller de la souplesse, des réformes du statut du chômage et de la formation professionnelle, pour sécuriser les parcours de plus en plus atomisés. La concentration des incitations fiscales pour encourager l’investissement financier au détriment de la pierre est infime, comme premier pas pour développer une culture de la capitalisation. Aucun projet de retraites malgré le vieillissement sensible de la population. Et, ce qui se joue maintenant, la mise en échec du syndicalisme de lutte, pour conforter la Tunisie dans la culture du dialogue social pacifié et faire entrer le syndicalisme dans la nomenclature des institutions politiques.

Les mouvements sociaux sont-ils justifiés

Entre la théorie et la pratique, on constate qu’au Danemark, temple de la flexisécurité, on trouve un des plus forts niveaux de conflictualité sociale. Nous avons, certes, un syndicalisme tunisien mais nous avons aussi un patronat tunisien, qui n'a, lui non plus, aucune culture du dialogue et de la concession. Si nous voulons plus de négociation et moins de grèves, il faudrait que les syndicats aient des personnes avec lesquelles négocier. Partout des débrayages avec les mêmes motifs, obtenir ce qui va de soi dans d'autres pays, c’est-à-dire obtenir des minima décents. Le message que veulent faire passer les détracteurs des mouvements sociaux est faussé, car quand on dénonce les grèves, il faut aussi invoquer leurs motifs et leur légitimité et surtout l'aptitude des dirigeants à appliquer ce qu'ils prônent sans cesse en périodes électorales. Une des causes fréquentes des grèves en Tunisie est la volonté des salariés d'obtenir un "rattrapage", pour le maintien de la décence de leur pouvoir d'achat. Et ce qui étonne, c’est le manque d'intérêt quant à la résolution de ce problème telle que pratiquée avec la mise en place d’un système original d'indexation automatique des salaires qui a montré son intérêt dans le maintien d'une certaine paix sociale dans certains pays du monde. L’incompréhension est grande entre les pouvoirs publics et les citoyens. Le premier estime que la priorité est à l’austérité et au sacrifice, quand les seconds ont la frustration de voir baisser leur pouvoir d’achat. Les études portant sur la consommation, montrent une insatisfaction sociale croissante.

Le pouvoir d‘achat, c’est la quantité de biens et de services qu’un ménage peut consommer avec l’argent dont il dispose. Il dépend donc de deux facteurs : l’inflation et le revenu disponible. Le revenu disponible est un indicateur destiné à mesurer le PIB. Il comptabilise les revenus primaires, constitués des salaires bruts, des revenus mixtes, notamment les sommes perçues par les entrepreneurs individuels, et des revenus nets du patrimoine (dividendes, intérêts et loyers). Une fois prise en compte l’évolution du nombre de ménages et de leur composition, La progression du revenu disponible brut par unité de consommation est amortie par le taux de l’inflation pour obtenir le pouvoir d’achat. Il ressort que l’écart entre l’évolution passée des prix et l’inflation réelle est considérable depuis 2011. En fin de compte, le pouvoir d’achat par unité de consommation est en régression et sur les sept dernières années, en accélération depuis 2012. Au niveau de la consommation, deux nouveaux écueils sont à signaler. Le premier concerne le fait, qu’une part croissante de la consommation est socialisée (éducation, santé, culture…). Autrement dit, plus d’un tiers des dépenses des Tunisiens est financé par l’impôt et l’accès à ces services est d’abord perçu comme une hausse de la pression fiscale par les ménages. Le second, la faiblesse des améliorations de qualité des biens et des services, à juste titre caractérisées par la Comptabilité nationale par une progression des volumes dispensés et encore une baisse de la gratuité ou de la quasi-gratuité dans la consommation. Il suffit de rapporter la consommation en volume au nombre de ménages pour s’apercevoir que le pouvoir de consommer baisse au fil du temps. Le pouvoir d'achat a bien diminué pour les tunisiens, mais cela dépend pour qui. Tout est dans le calcul d'un niveau de salaire, de besoins pour vivre avec les besoins primaires que sont la nourriture et le logement et les frais de fonctionnement de celui-ci. Depuis 2011, les prix des denrées ont augmenté, mais ce qui a été le plus flagrant c'est l'immobilier et la fiscalité. Beaucoup ont pu faire des plus-values sur la vente de leur bien. Nous sommes dans une véritable bulle qui a contribué à relancer le bâtiment avec les nouvelles normes, d'où une offre bien supérieure à la demande, et la concurrence entre l'ancien et le neuf. Mais dans tous les cas, il y aura toujours des personnes qui s'en sortent mieux que d'autres. Mais ce qui est sûr, c’est que le loyer ou l'achat d'un bien immobilier vient énormément grever les dépenses d'un ménage indépendamment de la perception des choses et des dépenses essentielles pour vivre.

La plupart des études faites pêche sur sa présentation et l’a priori d’une signification commune à tous, attribuée à la notion de pouvoir d’achat. Or, tel n’est pas le cas. Lorsque le Tunisien parle de pouvoir d’achat, il pense à ce qu’il peut consommer (acheter) avec ce qui lui reste en fin de mois, après règlement des factures et des différentes taxes. Parmi ces dernières, on trouve les impôts, les assurances, la TVA, les taxes, etc. Certes le nombre et la qualité des services financés par l’impôt ont augmenté au cours du temps, mais ce ne sont pas à proprement parler des biens de consommation tels que les entend le citoyen lambda et qui, par ailleurs, représentent le principal moteur de la sacro-sainte Croissance que vénèrent aveuglément l’immense majorité des experts économistes et politiques.

Alors, s’il est avéré que par le biais de l’impôt, « nous achetons » des routes, des écoles, des salles de sport et des terrains, des bibliothèques et des musées, etc, il se trouve que ce n’est pas dans ce domaine que les améliorations sont les plus attendues par ceux qui souhaitent une augmentation du pouvoir d’achat. Ce discours, probablement réaliste d’un strict point de vue économique et statistique, reste passablement éloigné des soucis quotidiens d’une part grandissante des Tunisiens. Les citoyens ne croient pas aux discours servis par les officiels, parce qu' il y a des raisons économiques objectives de ne pas y croire : les prélèvements obligatoires et les retenues à la source, en moyenne, augmentent, les prix réglementés aussi augmentent, les pouvoirs publics ont une stratégie monétaire volontairement inflationniste, les déficits et la dette publique ne se réduisent pas, augurant de nouvelles hausses d'impôts futures et enfin les revenus des ménages stagnent quand ils ne reculent pas. C’est d’autant plus flagrant que la base du calcul du panier moyen de la ménagère qui n'a pas été définie. Il faut une prise de conscience réelle des problèmes que pose la gestion d’une famille avec des besoins réels et peu de revenus. C’est une nouvelle forme de misère, celle qui est dans les coulisses et que l'on cache par fierté, celle où s'alimenter devient pour certains un challenge et qui se révèle à travers la criminalité, l’extrémisme, la drogue et la détérioration du climat social. Les jeunes, qui ne peuvent et ne veulent plus continuer à vivre si difficilement, surtout qu’ils ne voient devant eux qu’un avenir sans futur, sont souvent contraints de solliciter le soutien de leurs parents, faisant contre mauvaise fortune, bonne figure.

S’ajoute à ces considérations que, dans la société d'aujourd'hui, certains besoins nouveaux ont été générés et lorsque l'on parle de revenu "disponible", c'est précisément celui avec lequel nous devons faire des choix entre plutôt ceci ou plutôt cela, à ceci près qu’aujourd'hui aussi le système nous rend plus ou moins dépendants de tout. C'est une société créatrice de besoins (smartphone, Internet) et même si nous essayons de ne pas rentrer tête baissée dans cette spirale, nous nous trouvons confrontés à tout un ensemble de problèmes "logistiques". Depuis une trentaine d’années, on assiste à l’évolution radicale de la ventilation des dépenses des ménages. La part alimentaire a fortement augmenté, alors que les loisirs ont fortement décru et des dépenses à l'objet inexistant encore il y a 15 ans ont explosé dans le cercle familial (automobile personnelle, téléphonie, smartphone, tv payante, jeux vidéo). Dans ce prisme, relatif et complexe, le pouvoir d'achat ne permet pas, aujourd'hui, de répondre à des besoins et plaisirs considérés par les pouvoirs publics comme non indispensables pour vivre.

La Tunisie médiane se caractérise par une surreprésentation des familles traditionnelles, couples avec deux enfants dont au moins un enfant mineur à charge. Depuis la grande récession, en termes de niveau de vie, elle partage un sentiment commun d’écrasement des classes moyennes et de stagnation ou presque. Celui-ci est d’autant plus mal vécu qu’en face de la baisse du pouvoir d’achat, les dépenses contraintes ou pré-engagées (logement, gaz, électricité, télécoms, assurances) se sont envolées littéralement. D’où ce sentiment, bien réel, d’être pris à la gorge, sans véritable marge de manoeuvre. C’est pourquoi, malgré une position centrale dans les distributions des revenus, deux-tiers des ménages médians se sentent financièrement en difficulté d’autant que nombreux sont ceux qui ont du mal à remplacer un meuble hors d’usage, et n’ont pas les moyens de partir en vacances au moins une semaine.

Le déclin économique ne date pas d'hier

Si l’accession à la propriété est exclue pour les catégories populaires les plus démunies, plus des deux-tiers des ménages médians se sentent financièrement en difficulté à cause essentiellement, du poids du logement dans leur budget. A l’autre bout du spectre, chez les catégories plus aisées le taux de propriétaires a le plus progressé, alors qu’elles part  aient d’un niveau déjà beaucoup plus élevé. Les catégories moyennes veulent aussi être propriétaires, mais s’ils le deviennent, c’est toujours au prix d’un endettement de plus en plus lourd et le plus souvent en banlieue, car le coeur ou les meilleurs quartiers des grands centres urbains leurs sont inaccessibles. Il n’est donc pas étonnant que les jeunes vivant dans un ménage médian, expriment un certain pessimisme face à l’avenir et une inquiétude à l’idée que leurs revenus soient insuffisants pour assurer leurs jours et avec elle une perte de confiance dans le fonctionnement des institutions.

Le déclin économique ne date pas d'hier mais était en gestation depuis les années 90 avec une chute brutale de la production manufacturière. L’économie tunisienne, comme celles des autres pays en développement et même ceux avancés, tombe en récession, amplifiée en Tunisie par le durcissement de la politique monétaire et la flambée des taux d’intérêt, au point que les entreprises comme les ménages doivent impérativement se désendetter d’urgence. Une descente aux enfers vertigineuse. Cette descente aux enfers va s’accentuer à partir de 2011. En moins de trois ans, la moitié du chemin parcouru depuis l’indépendance est perdu. Notre élan économique va vite être brisé après les dévaluations en série du dinar qui vont provoquer une perte de compétitivité brutale et laminer des pans entiers de notre potentiel. De plus, les tours de vis budgétaires des gouvernements successifs, avec notamment la majoration de la TVA et une politique de rigueur, va casser la consommation des ménages, qui s’inscrit dans la perspective des engagements draconiens conclus avec le FMI. Cette période critique portait les germes d’un nouveau décrochage lié surtout aux choix politiques majeurs de se désintéresser de la consommation et de stimuler l'immobilier et le tourisme. La crise marque un vrai tournant, dont le révélateur vient avec l'éclatement de la bulle internet en 2001. Les événements vont s’enchaîner avec l’entrée de la Chine dans l’OMC fin 2001, l’accélération de la mondialisation, qui pousse les investisseurs étrangers à chercher ailleurs de meilleurs profits, preuve que toute une filière, même en bonne santé, peut tomber facilement. Et en vérité, ce n’est pas l’effondrement du secteur touristique qui constitue le révélateur de notre faiblesse économique. Le vrai indicateur, c’est notre incapacité sans sursis à remonter la pente, tant les fondements de la compétitivité sont sapés en profondeur.Il est un autre problème qui demeure manifeste en Tunisie. C’est celui du déséquilibre de notre commerce extérieur, hyper sensible au moindre souffle de reprise de la demande interne. Or c’est bien ce que surligne la dégradation tendancielle de la balance commerciale, une fois éliminée la composante erratique de l’énergie. Et le défi numéro un du gouvernement est celui de renforcer la base productive exportable de la Tunisie, et réduire la dépendance aux importations. Autrement dit accroître notre potentiel productif, par le levier d’une plus grande attractivité fiscale et réglementaire. Rééquilibrer le commerce extérieur est un chantier de longue haleine. Cet enjeu clé s’accorde mal avec les tentatives récentes du gouvernement, de faire de la réforme fiscale à coût budgétaire minimal. Autant dire que le choc fiscal escompté risque de plus en plus de ressembler à un flop. Le second défi est de renouer avec une politique d’investissement ambitieuse. Il n’y aura pas de rebond productif sans volontarisme public. Là aussi le projet existe sur le papier. Mais au-delà des milliards annoncés, ce qui comptera c’est la gouvernance du dispositif, son ciblage, et surtout la possibilité d’en démultiplier les effets avec des circuits de financement privés. Il est grand temps de donner de la consistance au défi numérique, écologique, à celui de l’éducation, de la modernisation de l’Etat et de la société intelligente. Cela ne se fera pas à coût zéro, et il n’y aurait rien de pire que de faire du simple affichage en la matière. Car ces investissements sont précisément ceux qui permettront à l’offre de se repositionner. Les banques, de leur côté peinent à purger leurs bilans. Les problèmes demeurent, et ils ressurgissent toujours au premier accident conjoncturel. Le troisième grand défi, c’est celui de la gouvernance internationale régionale. La reprise peut créer l’illusion que la zone Maghreb redevient un espace de convergence, mais c’est une erreur. Le Maghreb demeure sous-équipé politiquement et budgétairement, et tant qu’un contenu réel n’est pas donné, les risques d’implosion persistent. Dernier défi, traiter le problème de l’immobilier et du logement. La cherté du logement est un défi de taille, qui est plus facile à aborder lorsque le marché est porteur et que les locomotives de croissance sont suffisamment diversifiées pour pouvoir absorber le risque d’un ralentissement du secteur. C’est en tout cas un enjeu clé qui agit aussi bien sur la compétitivité que sur le pouvoir d’achat. A travers le bruit de la communication et l’instrumentalisation politique de la conjoncture, ce sont ces priorités qui devront être au coeur de notre attention si nous voulons remonter la pente. Mais il faut commencer par dire la vérité aux gens. C'est aussi simple que ça !

Monji  Ben Raies
Universitaire,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar,
Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis.

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