Blogs - 05.03.2018

Ah qu’elle était belle, la démocratie sous la dictature !

Tunisie: Ah qu’elle était belle, la démocratie sous la dictature !

On rêvait d’une «vie politique évoluée» avec des partis, des syndicats, des élections libres, transparentes, des débats contradictoires. Lorsque Bourguiba avait pris les rênes du pouvoir après l’indépendance, on était à mille lieues de penser que cet homme qui avait tout sacrifié pour sa patrie, dont l’esprit s’était nourri des écrits et idées des philosophes des Lumières pouvait être tenté un jour par le pouvoir personnel. Même s’il a concentré tous les pouvoirs entre ses mains au début de l’indépendance, il saura, pensions-nous, instaurer, le moment venu, la démocratie. En attendant, il fallait focaliser sur l’édification du pays. De fait, en quelques années, le pays s’est transfiguré. Mais Bourguiba ne s’est jamais résolu à libéraliser la vie politique. Bien au contraire. Dans un article retentissant, Béchir Ben Yahmed et Mohamed Masmoudi, pourtant fidèles parmi les fidèles, observaient: «Aujourd’hui, (Bourguiba) détient en droit et en fait plus de pouvoirs que n’en avaient le Bey et le résident général réunis». C’était déjà en septembre 1961. Treize ans plus tard, il instaurera la présidence à vie. Arrivé au pouvoir, Ben Ali poussera cette autocratie jusqu’à ses ultimes conséquences : un totalitarisme pur et dur avec des relents mafieux. Il deviendra très vite le Stakhanov de la rapine.

Pendant 23 ans, les Tunisiens auront vécu par procuration. Au diable la pensée unique, le parti unique, le candidat unique. La France sera notre exutoire. On étanchera notre soif de démocratie en s’identifiant à ses électeurs, à ses candidats. On veillera jusqu'à l'aube pour connaître les résultats complets des élections, On vivra ses angoisses, on vibrera à ses joies.

Le 14 janvier, Ben Ali «finira, pour paraphraser Trotsky, là où se trouvait sa véritable place, dans les poubelles  de l’histoire». Le régime  tombera, sans gloire, sans la moindre résistance, comme un fruit mûr. La presse, classée au 144e rang mondial, juste devant la Corée du Nord, se défait de ses chaînes et devient en quelques jours la plus libre dans la région. Toutes les lois scélérates sont reléguées au magasin des accessoires. Les prisons vidées de leurs détenus politiques. Tout est arrivé très vite au point que les Tunisiens ne réalisent pas ce qu’ils sont en train de vivre. A force d'hésiter à faire la révolution, c'est la révolution qui est venue à eux. Enfin, on va goûter à ce fruit interdit, objet de notre fixation pendant près d’un demi-siècle.

Nous étions d’autant plus impatients que les experts internationaux nous prédisaient un ou deux points supplémentaires de notre taux de croissance économique. Sept ans ont passé, on est certes gavé de démocratie, mais le progrès économique, le seul susceptible de donner un contenu concret à cette révolution n'est pas au rendez-vous. Nous découvrons, à notre désappointement, que la liberté ne fait pas le bonheur, que la classe politique issue de cette révolution n’est pas à  la hauteur, que les problèmes sont toujours là, qu’ils se sont même complexifiés de sorte qu’ils s’apparentent désormais à la quadrature du cercle. Le bateau Tunisie prend  l’eau de toutes parts. La croissance est en berne, les investisseurs étrangers fuient le pays. Et comme si cela n’était pas suffisant, voilà que le pays est confronté à cette affaire de listes noires. Huit gouvernements et plus de deux cents ministres n’ont pas suffi à mettre un terme à nos difficultés et le pire est à venir. Quand on voit les protestataires du bassin minier, arborant, comble du cynisme, poser fièrement à côté d'un muret fraîchement construit sur la voie ferrée, quand Noureddine Taboubi taxe le chef de gouvernement d'incompétence ou le somme de congédier quelques uns de ses ministres, quand certains partis rameutent la presse étrangère contre leur propre pays, quand des ONG étrangères agissent dans notre pays comme en pays conquis, quand la Tunisie tout entière se transforme en une vaste cour des miracles, on se dit que trop, c'est trop, et que, en dernière analyse, mieux vaut une injustice que le désordre.

Hier, on se délectait des débats houleux dans les hémicycles étrangers. Aujourd'hui, nous sommes pris d'un haut-le-coeur en suivant les travaux à l'Arp, comme si avec les philippiques d'un Tebbini, d'un Amroussia ou d'une Samia Abbou, la démocratie avait pris, en traversant la méditerranée, des traits moins avenants, hideux même. Du coup, c'est le désenchantement. On se demande si on est fait pour la démocratie. Certains en viennent même à  penser que «c'était mieux avant». On se dit que Bourguiba avait peut-être raison. On rêve parfois d'un homme à poigne. Et on finit par faire le lit de la dictature.

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Hédi Béhi