Opinions - 05.11.2017

Riadh Zghal: La loi de finances et les enjeux actuels

Riadh Zghal: La loi de finances et les enjeux actuels

On sait qu’une loi de finances fait référence à des choix politiques, nécessite une masse d’informations à «computer», des négociations, des arbitrages, une méthode et des techniques. Mais qu’importe tout le travail qu’il y a derrière, dès les premières fuites —dont certaines se sont avérées erronées— sur l’allure que prendra la loi de finances, on a assisté à une levée de boucliers de la part de plus d’un parti, organisation professionnelle ou syndicale, experts... Pourquoi un tel «consensus» sur la contestation unissant plusieurs parties a priori opposées sur plus d’une question?

Enfin publié, le projet de loi a révélé l’esprit qui a dominé ses auteurs. Au-delà du souci d’assainissement des finances de l’Etat, des taxes nouvelles ou augmentées, la loi renferme  des incitations à l’exportation et à l’investissement, une orientation sociale  avec une attention particulière portée aux artisans et aux agriculteurs,  un souci d’équité dans la contribution fiscale des agents économiques, un clin d’œil écologique et un autre adressé aux petites entreprises. Parmi les critiques qui ont retenu mon attention, celle d’un expert-comptable qui a reproché à cette loi, sur un plateau télévisé, son caractère administratif. Certes la loi est concoctée dans la cuisine administrative, certes il y a eu consultation de certaines organisations nationales et professionnelles, certes il y a eu des fuites, des sortes de ballons d’essai qui ont suscité des réactions et des propositions dont certaines ont été écoutées, tout ceci il faut bien le reconnaître. Cependant, la loi reste dominée par le paradigme administratif dans son esprit et ses instruments. Or si l’on cherche vraiment à ce que la loi de finances favorise un nouvel écosystème permettant de sortir de la crise dans laquelle se débat le pays depuis voilà bientôt sept ans, il faudra admettre que l’habit administratif est plutôt trop étroit pour ce faire. L’habit administratif  n’est pas neutre non plus. Il enferme les auteurs de la loi dans des contraintes techniques elles-mêmes fondées sur des hypothèses de travail, des mécanismes routiniers, des procédures d’arbitrage entre les moyens techniques dont la pertinence et la précision des données disponibles, la perception de ce qui est faisable et de ce qui ne l’est pas…Tout cela est adossé à une perception des enjeux nationaux et internationaux et de leur hiérarchisation par les principaux intervenants dans l’élaboration de la loi. Or c’est au niveau de la perception des enjeux et de leur importance relative que les divergences sont les plus marquées.

Prenons l’exemple de l’agriculture et de l’artisanat. L’enjeu réside-t-il principalement dans l’annulation des crédits et la dispense de paiement du loyer des propriétés publiques? Si oui, alors il suffirait d’annoncer des incitations pécuniaires pour encourager à continuer/développer les activités. Par contre, si on considère le fait que les petits(es) exploitants(es) agricoles, les petits artisans et artisanes  ne peuvent pas développer leurs activités parce qu’ils sont dispersés, ne peuvent pas accéder directement au marché, que leurs propriétés trop exiguës et morcelées ne leur permettent pas de dégager suffisamment de revenu, ce qui les pousse à émigrer vers les villes ou à l’étranger même au prix de leur vie, alors l’enjeu devient: comment les encourager à se mettre ensemble, à constituer des groupements d’intérêt économique, des sociétés de services, des coopératives de manière à pouvoir accéder directement aux marchés national et étranger, valoriser leurs produits, réduire leurs coûts, contrôler la chaîne de valeur de leurs activités…? On sait que ces deux secteurs sont peu attractifs pour les jeunes: le secteur agricole a perdu 32% de ses emplois en dix ans (1994-2014) selon le recensement général de la population, l’artisanat est fortement dépendant du tourisme et certains de ses métiers risquent de se perdre alors qu’ils représentent un patrimoine national précieux. L’enjeu sera alors la restructuration des activités dispersées de l’agriculture et de l’artisanat à travers l’incitation à se regrouper d’une part et, d’autre part, l’incitation à l’investissement dans les activités liées à la chaîne de valeur de ces deux secteurs, particulièrement parmi les jeunes. Ainsi ce n’est plus un secteur particulier ou une région mais une économie sociale et solidaire qui servira de vecteur de développement local, particulièrement dans les régions désavantagées qui se vident de leur capital humain et se privent ainsi d’une masse critique de pouvoir d’achat qui pourrait actionner un cercle vertueux de développement. Il se trouve que c’est dans les régions désavantagées que l’artisanat authentique et les petites exploitations agricoles sont les plus présents.

Un autre enjeu de taille mérite l’attention. C’est celui de l’administration publique dans un contexte où sévit la corruption. Les études relatives à ce phénomène s’accordent pour dire que chaque loi peut se transformer en source de corruption. Or qu’est-ce qu’on observe dans cette loi de finances? Une multiplication de dispositions et de sanctions par des peines de prison appliquées aux contrevenants, en plus des prérogatives supplémentaires accordées aux institutions régionales en matière de poursuite des contrevenants. L’enjeu est-il la sanction physique qui induit un coût pour l’Etat (il va falloir trouver des places supplémentaires dans les prisons ou en construire d’autres) ou la sanction pécuniaire qui compense le manque à gagner de l’Etat? On sait que le pays souffre de non- application de nombreuses lois, règles et autres dispositions  soit parce que, comme l’affirme un journaliste du Monde diplomatique à propos de Cuba, «les règles sont strictes mais les gens sont souples» - la souplesse et la corruption font souvent bon ménage- soit parce que l’administration publique ne dispose ni du personnel idoine ni des moyens matériels pour les appliquer. Dans ces conditions, l’enjeu est celui de la performance de l’administration publique, de la bonne gouvernance et de la gestion moderne des ressources humaines qui coupe avec la rigidité de l’administration du personnel orientée procédures, et introduit des exigences de résultat, valorise les compétences et le mérite. Tant que la gestion de la fonction publique demeure déconnectée des changements profonds que connaît le système politique et économique du pays et dans le monde, les chances de réussir les réformes seront faibles. Une question se pose à ce niveau: que prévoit la loi de finances comme budget pour que l’administration publique veille à son application avec succès? Quelle sera l’enveloppe consacrée à l’e-government? Celle prévue pour la formation des administratifs? Et pour la motivation et la rémunération du mérite de chacun? …Et à combien estimer le retour sur investissement ?… 

Le paradigme de l’administration classique  est «commande et contrôle» mais dans un contexte de démocratie, c’est la gouvernance qui s’impose. Outre la participation, la bonne gouvernance exige redevabilité et celle-ci exige la précision des objectifs à atteindre et la responsabilité  qui suppose une certaine autonomie et celle-ci invite à l’innovation et ne s’accommode pas de rigidité et de standardisation excessive. Et si l’on admet que la bonne gouvernance constitue un enjeu principal, il faudra réserver un budget consistant pour réformer la fonction publique et instituer un nouveau système de gestion orienté performance et pas seulement de conformité aux règles.  Certes, les intérêts et les attentes des différentes catégories sociales ne sont pas homogènes et ne sont pas solubles dans une politique gouvernementale, quelles que soient ses qualités. L’arbitrage s’impose si l’on veut prendre en considération le fait que le pays est désormais soumis à un régime démocratique. Tenir compte de toutes les contraintes dans leur diversité, leur perception et priorisation par les différentes parties n’est pas une affaire de discussion à chaud par un organe représentatif. C’est une affaire de méthode et d’impartialité. L’entreprise est à cet égard plus complexe que celle qui consiste à appliquer une méthode de travail administrative rodée. Une loi de finances n’est pas que financière ni que politique. Elle reflète une vision de société et nourrit autant de critiques venant de plusieurs horizons. C’est pourquoi son élaboration devrait se faire à froid et utiliser les outils de plus d’une discipline.

Assainir les comptes des finances publiques, stimuler la croissance nationale, réduire la pauvreté et le chômage, entretenir une paix sociale, générer la confiance dans les institutions, redonner le goût au travail, instituer une éthique des affaires et d’autres exigences de la croissance et de la paix, tout cela concerne l’élaboration de la loi de finances. Et chaque élément de ces divers objectifs nécessite une boîte à outils scientifique pas nécessairement disponibles dans les locaux de l’administration publique. En plus des outils d’analyse, il y a besoin d’innover dans les mesures et les solutions proposées.  Un projet de loi de finances sera d’autant plus aisé à négocier et à susciter l’adhésion de la majorité des acteurs sociaux et politiques que les mesures à prendre auront fait l’objet d’une sorte de plan d’affaires permettant d’identifier avec précision ce qui est faisable, parce qu’à la portée des moyens matériels et politiques disponibles, et ce qui ne l’est pas, en plus d’une prévision des retombées économiques et sociales. Compte tenu de la complexité de la situation actuelle du pays et celle des objectifs visés, l’enjeu principal nous semble aujourd’hui celui de la réforme de la fonction publique orientée vers une gestion moderne des ressources humaines qui met en avant l’éthique du service public et la motivation des agents pour la performance.

Riadh Zghal