Opinions - 12.08.2017

Elyès Jouini: L’Etat doit se désengager pour jouer son rôle de régulateur

Elyès Jouini: L’Etat doit se désengager pour jouer son rôle de régulateur

«Chercher un partenaire pour les banques publiques, pour quoi faire? s’interroge Elyès Jouini. Si c’est pour qu’il apporte une culture et des méthodes nouvelles, alors il faut accepter de lui céder le gouvernail et c’est là qu’est le vrai débat.» Et la fusion? «Ce n’est pas en soi une solution», affirme-t-il. «L’Etat est, par construction, déclare-t-il à Leaders, un mauvais manager d’entreprise. Rien ne l’empêche, en théorie, de demeurer actionnaire mais sans interférer dans le management. Cela reste cependant de la théorie. Pour moi, le rôle de l’Etat est donc de se désengager du secteur pour jouer son rôle de régulateur et de garant du bon fonctionnement des institutions.»

Quel est le bilan de la situation des banques publiques en Tunisie? Quels sont les éléments majeurs identifiés du full audit et quelles sont les conséquences?

Les trois grandes banques publiques sont, depuis longtemps déjà, des géants aux pieds d’argile. Le pôle bancaire étatique, qui comprend également la BTS, la Bfpme, ainsi que des participations minoritaires dans sept autres banques, est notoirement sous-performant: au total, les ratios de solvabilité sont insuffisants, les fonds propres également, l’ampleur des passifs, notamment touristiques, est difficile à mesurer tant il est abyssal, et… les modes de gestion sont parfois d’un autre temps. Je ne veux pas pointer du doigt telle ou telle banque car c’est l’ensemble du secteur qui nécessite l’attention des décideurs et surtout des actions concrètes et rapides. Certaines de ces banques ont atteint le statut de «Too Big to Fail» et la Banque centrale se trouve prise en otage par des refinancements incessants mais indispensables pour éviter l’arrêt de l’économie.

Pourquoi le bilan actuel n’est-il pas aussi positif que celui des années 1970-1980?

Les années 90 ont été celles de l’ouverture de notre économie, une économie qui n’avait pas été préparée à cela et dans laquelle quelques «capitaines d’industrie » avaient pu construire de grands groupes, en apparence (et seulement en apparence) solides, mais de fait protégés par un modèle économique protectionniste, corporatiste et quasi monopolistique. A commencé alors une fuite en avant car, face à la concurrence étrangère tous azimuts, il fallait créer de toute urgence une nouvelle générations d’industriels et de promoteurs. Cependant, l’intérêt de la clientèle a été placé au-dessus de l’efficacité économique, que ce soit dans l’attribution des diverses licences, l’attribution des marchés, le respect des règles de la concurrence, et surtout… l’attribution des financements. Le pouvoir s’est ainsi appuyé sur l’argument de l’efficacité économique pour justifier l’émergence de ces nouveaux « champions» mais sans mettre en œuvre les mécanismes qui garantissent cette efficacité: analyse approfondie des risques, des garanties, suivi rapproché des investissements…

Que reproche-t-on à la STB, BH et BNA? Les banques publiques qui sont censées financer les secteurs en difficulté se sont révélées incapables de jouer leur rôle de bras financier de l’Etat. Pourquoi?

 

Elles l’ont joué pleinement. Elles ont été, pour leur plus grand malheur, le bras financier de l’Etat. C’est l’Etat (ou ce qui en tenait lieu) qui a été un mauvais actionnaire de ces banques car son regard et les investissements pertinents de son point de vue étaient ailleurs.

Ce que l’on peut leur reprocher aujourd’hui est tout simplement de ne pas être en mesure de financer l’économie en raison même des errements passés qui pèsent lourdement sur leur bilan. Ce que l’on peut également reprocher au secteur dans son ensemble, c’est ce poids trop important de l’Etat : qui peut garantir que nous sommes désormais prémunis contre les errements passés ? Comment expliquer que les banques privées s’en sortent autrement mieux tout en finançant largement l’économie et l’Etat!

Plusieurs scénarios se présentent concernant l’avenir des banques publiques en tenant  compte des restrictions de la restructuration bancaire. Tout d’abord, qu’exige la restructuration bancaire demandée? Un premier scénario: la fusion des banques, concurrence avec le secteur privé. Quels sont les préalables et les conditions nécessaires pour ce procédé? Sont-ils réunis dans le cas de la Tunisie? Une autre possibilité: la privatisation/l’entrée d’un partenaire stratégique et d’un partenaire technique. Les banques peuvent-elles se réformer par elles-mêmes? La sortie de l’Etat serait-elle une opportunité? En particulier si l’opération de cession de ces banques s’opère sur le marché boursier. Comment?

L’entrée d’un partenaire stratégique au capital est régulièrement évoquée et pas seulement dans le secteur bancaire. Il y a des exemples particulièrement réussis : qui se souvient, par exemple, qu’avant Attijari, il y avait la Banque du Sud et son cortège d’insuffisances et d’inefficacité? D’autres tardent à faire leurs preuves telle la Star. Car la question principale est : un partenaire pour quoi faire? Si c’est pour qu’il apporte une culture et des méthodes nouvelles, alors il faut accepter de lui céder le gouvernail et c’est là qu’est le vrai débat. La fusion en soi n’est pas plus une solution. Ce qu’exige avant tout la restructuration, c’est une gestion sérieuse du passif et des risques qui soit faite selon les normes de la profession et non pas au gré des débats politiques. Il est dans l’intérêt de l’Etat et du contribuable que les banques jouent leur rôle de banques. Soutenir artificiellement des acteurs économiques carbonisés ne protège qu’illusoirement l’emploi et constitue un poison pour notre économie. Cependant, cacher nos insuffisances dans les bilans des banques ne nous rend pas plus performants, bien au contraire. Ainsi, pour être en mesure de financer l’économie, ces banques doivent être en mesure de «nettoyer l’économie» en nettoyant leurs bilans comme on nettoie un jardin de ses mauvaises herbes avant de planter de nouveau.

Quelle serait la capacité des banques publiques à financer l’économie et quels sont les obstacles qui se présentent?

Les obstacles sont en termes de culture et de compétences mais j’ai confiance en la capacité des institutions et de leurs collaborateurs à se régénérer dès lors que le cap et les perspectives sont clairs. Encore une fois, Attijari en est un excellent exemple.

La réforme des banques publiques permettra-t-elle de résoudre la question du financement de l’économie?

La réforme des banques publiques est l’un des deux pieds sur lesquels repose le financement de l’économie. Le second est la réduction des déficits publics car une grande partie de la liquidité est absorbée par le financement de l’Etat. C’est cet assèchement de la liquidité qui a concentré tous les investissements sur des industries au cycle court et essentiellement basées sur les importations, aggravant de jour en jour le déficit commercial et celui de la balance des paiements. Le glissement du dinar en est la conséquence inéluctable et se poursuivra jusqu’à ce que la consommation se réoriente vers plus de production locale, ce qui ne sera possible qu’avec des investissements locaux conséquents. Ce cercle vicieux ne pourra être rompu que par la réduction des dépenses publiques car la paix sociale ne s’achète pas avec de la monnaie dégradée; de même que l’histoire nous a montré qu’elle ne s’est pas plus achetée, par le passé, avec des diplômes dégradés.

Quelle serait l’intervention de l’Etat dans l’activité bancaire?

L’Etat est, par construction, un mauvais manager d’entreprise. Rien ne l’empêche, en théorie, de demeurer actionnaire mais sans interférer dans le management. Cela reste cependant de la théorie. Pour moi, le rôle de l’Etat est donc de se désengager du secteur pour jouer son rôle de régulateur et de garant du bon fonctionnement des institutions. Ce désengagement passe donc par l’ouverture du capital de ces banques en offrant la possibilité à des acteurs aux compétences éprouvées (nationaux ou internationaux) d’en prendre le contrôle. Pour être attractive, il faudra probablement, au préalable, avoir le courage de nettoyer les bilans. En luttant contre la corruption, ce gouvernement a démontré qu’il n’était pas dépourvu de courage.

Rym Tekaya

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