News - 03.08.2017

Quelle stratégie pour combattre l’économie souterraine?

Quelle stratégie pour combattre l’économie souterraine?

Le fléau de l’économie souterraine est de plus en plus important en Tunisie (estimée à 35,5% du PIB parThink tank) et fait perdre à l’Etat des milliards de dinars. Selon think tank 30% des produits consommés par les tunisiens proviennent de la contrebande (importations parallèles des produits non dédouanés et non fiscalisés). Ce phénomène existe alors même que l’Etat se trouve fortement endetté notamment envers le FMI (taux d’endettement avoisine les 70% du PIB selon les dernières déclarations du gouvernement). Face à cette situation et sur recommandation du FMI, le gouvernement a entamé une campagne de lutte contre l’économie parallèle qui a été matérialisée par une série d’arrestation de supposés trafiquants. Cependant, ce dernier n’a pas expliqué sa stratégie ni communiqué comment et via quels outils de contrôle ces trafiquants ont été identifiés et arrêtés. Il me semble que ce problème, ne peut être réglé sans la mise en place d’une stratégie cohérente et courageuse et sans l’implémentation de systèmes de contrôle performants qui fonctionnent indépendamment des gouvernements. En effet, les gouvernements se succèdent et l’Etat et ses institutions sont pérennes. L’économie parallèle n’est pas en soi une fatalité et plusieurs pays dans le monde, comme la Grèce, l’Italie, le Portugal et l’Espagne, souffrent aussi de ce fléau. Cependant, ces pays ont su prendre des mesures importantes qui leur ont permis de maitriser ce fléau ou du moins l’atténuer sensiblement. L’objectif de cet article consiste à proposer en s’inspirant de ces modèles européens, une série de mesure permettant de lutter contre l’économie souterraine et permettre à l’Etat de reprendre la main sur l’économie nationale.

Direction centrale de lutte contre l’économie parallèle et le blanchiment d’argent

Le gouvernement doit mettre en place une direction centrale combattant l’économie souterraine et le blanchiment d’argent. Celle-ci doit jouer le rôle de coordinateur ou chef d’orchestre de 4 directions clés:

  • Une direction des renseignements contre les circuits parallèles avec des entités régionales dans tout le pays ou dans les zones à risques. Cette direction aura la charge de collecter des informations sur les trafics de marchandises introduites d’une façon illicite, d’armes ou de stupéfiants dans chaque région. Elle peut être implémentée sous la tutelle du ministère des finances avec la coopération du ministère de l’intérieur. Elle peut être composée, de hauts fonctionnaires du ministère des finances, juges, agents de renseignement de police, agents de douane, etc.
  • Une brigade d’intervention régionale composée d’hommes de terrain (policiers et gendarmes d’intervention spéciale) capable d’intervenir à tout moment pour intercepter les trafiquants sous les ordres de la direction centrale et sous l’autorité du procureur de la république et/ou le gouverneur de la région. Cette brigade peut être mise en place sous la tutelle du ministère de l’intérieur.
  • Une direction de la concurrence, de la consommation et la répression des fraudes qui aura la charge de régulariser la concurrence sur le marché et de protéger l’économie et les consommateurs. Cette direction peut être implémentée sous la tutelle du ministère du commerce avec la coopération du ministère de l’intérieur. Son principal rôle va consister à assurer une veille sur le marché et identifier les marchandises et les produits qui se vendent d’une façon illégales (non dédouanés, non fiscalisés, etc) et d’infliger des sanctions lourdes à l’encontre des commerçants suspectés.
  • Une brigade financière qui aura la charge de traiter les faits et transactions suspectes de blanchiment de capitaux. Son principal rôle consisterait à réaliser des analyses et des recoupements d’informations afin d’identifier des mouvements financiers suspects de blanchiment ou des financements douteux. Cette direction peut être aussi implémentée sous la tutelle du ministère des finances.
    Il y a certes certaines de ces directions dans le système actuellement en place. Cependant l’efficacité de ces directions de contrôle et brigades d’intervention réside dans la coordination de leurs actions et dans leur coopération collective. Une vraie réorganisation du dispositif de contrôle actuel mérite d’être étudiée et implémentée.

Réforme bancaire limitant les circulations des fonds en espèce

Afin de permettre à la direction centrale de lutter contre l’économie parallèle et de jouer pleinement son rôle, une réforme bancaire limitant la circulation des fonds en espèces doit être mise en place. Cette réforme rendra la tâche plus difficile pour les trafiquants. Constatons ici que les transactions en espèce et les dépôts et retraits d’argent liquide ne sont pas interdits en Tunisie, ce qui ne permet aucun contrôle des sources de financement, de la nature et des objets des transactions. Pourtant, la mesure est très simple et consisterait à interdire les transactions liquides au-delà d’un certain seuil. Dans les pays européens, ce seuil varie entre 1000 € et 3000 € pour les pays les plus souples. Cette mesure qui a fait ses preuves dans les pays européens pourrait également limiter au maximum ce fléau d’économie parallèle et de blanchiment d’argent en Tunisie. Nous pouvons par exemple plafonner les transactions liquides à 2000 dinars en Tunisie y compris les opérations de retraits et de dépôt d’argent. Au-delà de ce seuil, tous les citoyens doivent justifier toutes les transactions financières. En même temps, le gouvernement doit mettre en place une procédure d’alerte en cas de mouvements suspects. Il s’agit d’adopter une loi imposant, sous peine de sanction pénale, à une liste de personnes susceptibles, de par leur position ou métier, de traiter avec des trafiquants et des fraudeurs de dénoncer toutes transactions douteuses à la direction de traitement des informations financières et de lutte contre le blanchiment d’argent. Les personnes ayant l’obligation d’alerter peuvent être : les banques et assurances, les agents immobiliers, les commerçants d’or et de diamants, les notaires, les huissiers, les avocats, les experts comptables, les sociétés de gestion de portefeuille et de conseil en investissement, etc. Afin de garantir l’efficacité de cette mesure, le gouvernement doit veiller à faire évoluer le système bancaire en Tunisie afin de faciliter à chaque citoyen, l’obtention de carte de crédit, de chéquier et faciliter et sécuriser les transactions bancaires y compris celles opérées en ligne. Bien évidement afin d’instaurer cette réforme, le gouvernement doit mettre en place un plan d’action et accorder un délai raisonnable aux tunisiens (3mois par exemple) pour qu’ils déposent leur argent liquide dans les banques et assurer ainsi la transition.

Réintégration des bureaux de change clandestins dans les circuits formels

Plusieurs bureaux de change clandestins sont installés à Ben Guerdan et dans d’autres régions depuis de longues années. Ces bureaux facilitent les transactions pour les trafiquants et fraudeurs puisqu’ils peuvent se procurer la devise nécessaire pour acheter la marchandise et la faire rentrer dans le pays.

Ils leur facilitent aussi les opérations de blanchiment et en même temps ne permettent pas à l’Etat de maitriser sa devise et de mettre en place correctement sa politique monétaire. Il me semble que le gouvernement doit transformer ces bureaux clandestins en véritables bureaux de changes et les intégrer dans les circuits bancaires classiques. Un plan d’action et de formation doit être mis en place par le gouvernement pour assurer cette transition sans provoquer des tensions sociales dans le pays. Bien évidemment le gouvernement doit faire preuve d’une grande pédagogie et diplomatie dans sa démarche.

Allégement des procédures d’importation et révision du système de taxation des principaux produits de l’économie parallèle

L’une des causes du développement de l’économie parallèle est les procédures d’importation draconiennes imposées par le gouvernement sur les importations. Les trafiquants trouvent en effet refuge dans les systèmes parallèles et la corruption pour les contourner et réaliser leurs transactions. Aussi les trafiquants profitent des différences de régime de taxation pour certains produits avec des pays voisins ou des produits subventionnés de part et d’autres de nos frontières pour maximiser leurs profits. Le gouvernement devrait donc revoir les procédures d’importation des produits étrangers et les fluidifier. Il devrait aussi mettre en place une cellule d’étude et d’analyse au sein de la direction des douanes qui aura la charge d’identifier les produits privilégiés par les trafiquants et les fraudeurs. Cette cellule peut être force de proposition au gouvernement pour revoir les régimes de taxation ou de subventions appliqués de telle sorte à tirer le tapis sous les pieds des fraudeurs. Le gouvernement gagnerait enfin à pratiquer une rotation périodique et aléatoire de tous les cadres et agents de douane et de police qui travaillent dans les grands ports/aéroports et dans les zones frontalières à hauts risques.

Fixation de mesures transitoires assurant le passage à l’économie des droits (formelle)

Afin d’instaurer ces mesures et réformes, le gouvernement doit mettre en place un plan d’action permettant d’assurer la transition vers ce nouveau système de contrôle. Tout d’abord, il doit organiser une action de communication et de sensibilisation expliquant aux tunisiens l’intérêt de cette réforme et sa lutte contre les trafiquants et fraudeurs. Dans cette campagne médiatique il doit aussi expliquer les principes de sanctions et les privilèges de déclarations spontanées (fonds et biens hors circuits formels) pour les grands trafiquants qui se soumettent à l’Etat et qui déclarent leurs stocks ‘hors circuits’ existants. A cet effet, le gouvernement peut adopter le principe de taxation d’office du patrimoine injustifié des trafiquants (lourde taxation de l’ordre de 80% ou 90% par exemple) sans rentrer dans des procédures judiciaires complexes qui font perdre à l’Etat beaucoup de temps et qui retardent encore plus la transition. Les fonds collectés peuvent être utilisés pour réaliser des investissements en régions. Aussi, les trafiquants et fraudeurs ne peuvent pas exister s’il n’y avait pas un réseau de détaillants (à Moncef Bey, Ben Guerdan, etc) leur permettant d’écouler leurs marchandises sur le marché. Afin d’anéantir ce réseau, le gouvernement doit les sensibiliser à ne plus acquérir de marchandises issues des circuits parallèles sous peine de sanctions financière et pénale. En même temps afin de leurs permettre d’écouler leurs stocks existants, il peut leur accorder un délai de quelques mois pour liquider leurs stocks et les assister à se réorganiser et à travailler dans la légalité (conversion en magasins outlets ou de déstockage par exemple, ouverture de zone franche dans les régions frontalières, etc). L’un des grands défits du gouvernement actuel est de transformer ce réseau des détaillants et de le réintégrer dans l’économie formelle. Le gouvernement doit enfin sensibiliser le grand public pour ne plus acheter les biens hors circuits formels et renforcer les contrôles de ces biens au-delà de cette période de transition et sanctionner les fraudeurs. Un renforcement des dispositifs de contrôle fiscaux et autres doit être envisagé notamment pendant les premiers mois post transition.

Combattre l’économie parallèle n’est plus un choix pour le gouvernement et les tunisiens, c’est une question existentielle. Le tunisien doit adhérer à cette campagne au risque de voir son Etat s’effondrer. Le gouvernement doit, en même temps travailler pour réduire les écarts sociaux et investir dans les régions intérieures afin de passer un signal fort de changement, d’équité et ainsi gagner la confiance du tunisien. Le gouvernement peine aujourd’hui à payer les salaires des fonctionnaires qu’il finance par des crédits auprès du FMI. Le taux d’endettement s’aggrave de plus en plus et la situation économique devient préoccupante. Si tout le monde (citoyens et gouvernement) n’assume pas sa responsabilité et ne se met pas au travail, nous risquons de glisser vers le cas de la Grèce, une chose que je ne souhaiterai pas à mon pays. La situation est encore rattrapable si nous combattons la corruption et l’économie parallèle. Les suggestions que je propose dans cet article contribueraient à mettre en place un système de contrôle luttant contre l’économie parallèle et assurant la pérennité de l’Etat et ses administrations. Elles permettent également de faire rentrer de l’argent dans l’économie et dans les caisses de l’Etat, ce qui permettrait de combler ou réduire le déficit actuel et relancer l’investissement notamment dans les régions de l’intérieur qui sont prioritaires.

Dr. Riadh Manita
Professeur associé NEOMA Business School et Expert -Comptable

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