News - 06.08.2017

Lettre de Bourguiba à Mathilde : «Pardon pour les sacrifices que tu as endurés»

Lettre de Bourguiba à Mathilde Pardon pour les sacrifices que tu as endurés

La célébration de la naissance, le 3 août 1903, du « Combattant Suprême », le président Habib Bourguiba, a toujours été marquée par la publication sur Leaders d’un document exclusif, jusque-là inédit. En puisant dans l’inestimable trésor des lettres adressées par Bourguiba aux siens, aujourd’hui conservées aux Archives nationales, on découvre de nouveaux traits significatifs de son caractère, de sa vision et de son leadership. Dans cette lettre datée du 21 mars 1937 et destinée à sa «femme chérie»Mathilde Clémence Lorain (Moufida), il la rassure sur son état de santé, à la veille d’une opération de l’appendicite. Mais, aussi et surtout, il lui clame son amour.
Affectueusement, Bourguiba lui écrit: «Dis-toi bien que tes souffrances, je ne les ai jamais ignorées et elles n’ont fait que te grandir dans mon amour et mon estime, je dirais même dans mon admiration ! Aussi, toutes les fois que, sans le vouloir, je t’ai fait souffrir, toutes les fois que je t’ai fait pleurer, j’ai toujours ressenti l’instant d’après un gros remords que mon amour-propre n’a pas laissé parfois apparaître, mais qui n’en existait pas moins. »

Qui exprime plus bel hommage reconnaissant à sa femme ? Qui parmi tous les dirigeants arabes a été dans cet élan affectueux et sincère, dans la demande du pardon à son épouse?
Un document qui prend encore.

Midi, dimanche, Paris, le 21 mars 1937

Ma femme Chérie,

Je viens d’arriver chez la maisonnée avec un gros lapin, et tout ce qu’il faut pour... J’ai voulu que mon dernier repas avant d’entrer à l’hôpital soit avec Grand-mère et Charlotte.

C’est un peu comme si c’était avec toi. Je suis si faible devant l’affection des miens. Mais j’aurais du courage comme j’en ai toujours dans les moments douloureux de ma vie si tourmentée.

L’essentiel, c’est que tu en aies autant, que tu sois digne de moi afin que notre fils soit digne de nous. Donc, cet après-midi, j’irais dire au revoir à tous les camarades du quartier —rendez-vous à Caprilode — et vers 6 heures, j’entrerai à l’Hôpital franco-musulman de Bobigny où je passerai ma première nuit dans une salle particulière que les amis de là bas — j’en ai partout — m’ont déjà préparée. Le lendemain, lundi, on me fera ma toilette et, l’après-midi vers 16 heures, l’opération.

Il faut absolument que je me débarrasse une fois pour toutes de cette appendicite chronique qui serait la cause essentielle de mes difficultés avec mon tube digestif. L’examen radiographique a été net, l’examen clinique fait par le chirurgien chef de l’Hôpital ne l’a pas été moins. Alors il fallait prendre une décision: je l’ai prise.

Les risques — il y en a toujours — sont réduits au minimum, c’est-à-dire à presque rien. L’anesthésie générale se fera avec une piqûre intraveineuse qui m’endormira pour plusieurs heures dans un sommeil profond qui paraît-il n’est nullement désagréable. Le tout me prendra une quinzaine de jours ou une vingtaine de jours tout au plus, y compris la convalescence. Ce sera pour moi la seule façon d’avoir un peu de repos, ce repos que je cherche depuis des années et que je n’ai pas pu trouver.

En tout cas mardi, tu recevras un télégramme pour te donner le résultat de l’opération. Comme cela, tu pourras me suivre de loin et, moi, j’aurais l’impression que tu es avec moi, et ce sera pour moi un grand réconfort moral.

Quant à toi, il ne faut pas te faire trop de mauvais sang. Il ne faut pas que l’avenir soit pour toi une cause de souci ou d’inquiétude. Mon frère Sidi Mohamed, que j’ai toujours trouvé dans les moments critiques de mon existence, est capable de tous les sacrifices et de tous les dévouements. Il n’est pas très expansif, il est parfois lointain et bourru, mais c’est un cœur d’or sur lequel on peut compter.

Quant à moi, il me reste, dans cette lettre qui ne sera pas la dernière, à te demander bien pardon pour tous les sacrifices, toutes les privations, toutes les souffrances que je t’ai infligés, à cause de ma vie politique, de mon idéal, des nécessités impérieuses de la lutte que j’ai menée pour améliorer le sort de mes compatriotes et de ma patrie et leur inculquer le sens de la vie et de l’honneur.

Toutefois, dis-toi bien que tes souffrances, je ne les ai jamais ignorées et elles n’ont fait que te grandir dans mon amour et mon estime, je dirais même dans mon admiration! Aussi, toutes les fois que, sans le vouloir, je t’ai fait souffrir, toutes les fois que je t’ai fait pleurer, j’ai toujours ressenti l’instant d’après un gros remords que mon amour-propre n’a pas laissé parfois apparaître, mais qui n’en existait même pas.

Et j’ai toujours cherché, d’une façon ou d’une autre, à me racheter non seulement à tes yeux mais surtout aux yeux de ma conscience.

Je m’aperçois que le blanc qu’il me reste à couvrir pour finir cette lettre diminue à vue d’œil. Je dois m’arrêter. J’ai tant de choses à dire et pourtant je dus, tout à l’heure, arrêter ma plume et mettre cette lettre à la Poste. Quand elle t’arrivera, où serais-je?

Tout ce que je te demande, c’est beaucoup de courage. Et si cette lettre devait faire pleurer tes yeux si délicats, je ne m’en consolerais pas.

Je n’ai pas besoin de te faire de recommandations pour mon fils, pour notre fils. L’essentiel c’est qu’il suive les traces de son père. Pour cela, il lui suffira de le connaître et pour cela je compte sur toi. Sur la table d’opération, au moment où on me fera la piqûre qui devra m’endormir, ma dernière pensée sera pour toi, pour Habib, pour Sidi Mohamed, pour mes pauvres sœurs, mes nièces, mes neveux, mes autres frères aussi, tous mes amis, tous mes compatriotes qui m’aiment tant et que j’ai servis avec dévouement et loyauté. Encore un baiser.

La première pensée à mon réveil sera pour toi, mon fils, mon frère, etc. A Bientôt. Je t’aime et je t’embrasse de tout mon cœur.

Version Arabe: حصري: رسالة بورقيبة إلى ماتيلد: "آسف للتضحيات التي تحمّلتِها"

Habib