Opinions - 18.05.2017

Ces voix qui ne comptent pas mais qui ont un sens, car elles sont celles de la raison

Ces voix qui ne comptent pas mais qui ont un sens, car elles sont celles de la raison

La démocratie, ce mode de gouvernement Athénien du Vème siècle d’avant l'ère chrétienne, était fondé sur les idées de liberté et d’égalité entre les citoyens, selon la conception et l’organisation sociétale de l’époque. Même s’il existe une multitude de définitions de la démocratie, d’une manière générale, dans toutes, le peuple y est le centre du pouvoir politique. C’est sans doute le seul point fondamental qui relie la démocratie antique à la démocratie moderne, la figure du citoyen contemporain n’ayant plus grand-chose à voir avec celle du citoyen antique. S’y trouvent ordinairement associés les concepts d’humanisme, d’individualisme, de libéralisme, des droits de l’homme, de contrat social, de volonté générale, d’ordre public et la citoyenneté. Mais la démocratie est avant tout une stase, un état social, c'est-à-dire un processus d’égalisation et d’homogénéisation des conditions individuelles dans les sociétés modernes, mais aussi une attitude, car elle renvoie aux conditions de son exercice et pour une large part à un processus lié à la notion de démocratie élective. Elire un représentant de toute la population ou de la Nation exige une équation posée par un mode de scrutin. Mais les modes actuels, conduisent parfois, même souvent, à des aberrations démocratiques, tant il est vrai que les comportements humains et les choix qu’ils supposent ne peuvent être mis en équation. Ainsi, les modes de scrutin consacrés par les systèmes revendiquant la voix du peuple, dysfonctionnent, ce qui nous oblige à revenir à l'essence de la démocratie, pour que les élections ne donnent plus lieu à des guerres d'interprétations interminables. Il faudrait, entre-autre, rendre les élections aux électeurs et leur permettre réellement de choisir et d’exprimer leur sentiment envers tous les candidats. Pour cela, élaborer un mode de scrutin qui parviendrait le mieux à mesurer le soutien populaire envers tous les prétendants.

Il est commun de présenter la Démocratie comme « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » selon un schéma classique. Ce que l’on ne dit pas, par contre, c’est de quel peuple il s’agit. Cette entité sociologique varie dans sa configuration conceptuelle, en raison de la difficulté de réaliser de nos jours, une démocratie directe, qui supposerait la participation de tous les citoyens à toutes les décisions de la cité. Toujours est-il que le peuple est le Souverain. Néanmoins, selon l’option constitutionnelle, on se trouvera, soit dans un cadre de souveraineté populaire, auquel cas il prendra la forme de la population, composante irréductible de l’Etat, soit dans celui de souveraineté nationale, et là il s’agira de la Nation, pour réaliser une démocratie représentative. Le peuple délègue alors sa souveraineté à des représentants choisis pour ce qui concerne les affaires de la cité. Mais la démocratie représentative peut et même doit être renforcée, en permettant l’expression, la participation et l’implication des citoyens dans les espaces publics qui constituent une nouvelle Agora. La démocratie, aussi participative, renforce et rompt l’isolement et l’anonymat de l’exercice de la citoyenneté et de la souveraineté décisionnelle. Mais la démocratie est un régime fragile, qui exige de la part des citoyens d’être vigilants individuellement et collectivement vis-à-vis des dérives possibles, étant donné qu’elle n’est pas un régime politique naturel, mais seulement culturel, conçu sur la base d’un schéma théorique rationnel d’attribution du pouvoir politique. Aussi, pour exercer pleinement sa citoyenneté, le citoyen doit être instruit et informé de son rôle, pour faire des choix dont il mesure pleinement la portée et les conséquences.

Force nous est de constater pour notre part, que la « démocratie » a acquis en Tunisie, une force normative déterminante en s’imposant comme l’horizon général et unique de toute notre expérience politique. Aujourd’hui elle est un présupposé, implicite ou explicite, évident, pour toutes pensées politiques, discours et actions, comme valeur ultime de civilisation et de modernité. Mais, alors que la démocratie représentative est une relation de confiance entre représentants et représentés, seule à même de rendre possible la production de la volonté générale, on constate que les faits correspondent à la situation inverse, de défiance et de règne des volontés particulières et du lobbying ravageur. Nous vivons, dans cette phase de transition qui devrait s’achever mais qui s’éternise, un épisode symptomatique de la saturation démocratique de l’horizon politique. Le débordement de la revendication sociale laisse supposer un durcissement du système politique. Autrement dit, les rapports de force dans la société, entre citoyens, société civile et société politique, sont en train d’engendrer des modes d’asservissement fondés sur la coercitions, l’assujettissements et non pas un supposé gain progressif et continu de liberté.
Selon Machiavel, les émeutes ou, de manière plus pertinente, les soulèvements populaires, doivent être interprétés comme une impulsion ou un stimulus poussant à la réinitialisation du système et au changement d’organisation politique. Aujourd’hui, le manque d’imagination au regard des réformes à mettre en place, pour traiter les problèmes urgents de la société, est symptomatique du caractère délétère du système représentatif, qui signe une transformation de la démocratie de partis en démocratie du public, comme forme nouvelle de populisme. Cette forme se fonde sur une identification non critique des masses à un élu grâce à une campagne qu’il a manipulée avec la complicité active du système médiatique. Au stade de la démocratie du public, il s’agit, ni plus ni moins, d’un déni du caractère indirect de la politique démocratique et du pluralisme politique, caractérisé par des allégeances et loyautés partisanes stables en déclin exponentiel. Les électeurs ne votent plus pour les différents partis sur la base de fidélités stables, insensibles aux conjonctures, et enracinées dans des clivages prédéterminés de classe, de conviction ou de religion. Moins fidèles, le plus souvent ils oscillent entre les partis indifféremment selon le candidat, ou balancent entre l’abstention et le vote.

La démocratie apparaît dans ce cas de figure, plus comme dispositif politico-discursif, ayant toujours été en rapport avec la domination et le pouvoir, sans en dévoiler les conditions effectives d’acceptabilité. L’examen de la situation actuelle tunisienne nous montre un nexus de pouvoir, qui permet de faire apparaître un espace des luttes quotidiennes, fait de discours à prétention de vérité et de pratiques contraignantes, qui soutiennent le dispositif étatique. L’objectif de ce noyau est la dissolution de toute identité traditionnelle, actuelle et passée, et des problèmes auxquels est confronté l’Etat dans sa tentative afin de montrer que nous pouvons être autre chose et ce grâce au franchissement possible de nos limites historiques et contemporaines. La démocratie tunisienne résonne d’ailleurs, de plus en plus, comme une stratégie dans un espace de lutte et la participation citoyenne en est une des tactiques. La stratégie générale du pouvoir est de constituer des Sujets politiques comme éléments opératoires d’un ordre sociopolitique dans lequel les opinions, les paroles et les actions de rupture sont ramenées à des oppositions théoriques responsables ; les positions en conflit deviennent donc réductibles dans l’interaction d’un réseau formalisé. Les luttes contre la domination sont détournées vers, et assimilées dans, des débats qui canalisent, transforment l’antagonisme et le détournent vers des voies productives de savoir et d’action conformes et utiles à l’entretient du système. Autrement dit, le dispositif démocratique tunisien est devenu un mécanisme politique qui vise seulement deux choses : d’une part, purger la politique d’un danger, celui des virtualités révolutionnaires et/ou insurrectionnelles, des violences, des contestations, etc., mais aussi de toute logique de silence, d’abstention, de vote blanc, de refus de discuter, etc. En d’autres termes, tout ce qui présuppose une appréhension de la société comme divisée en groupes irréductibles entre lesquels aucune commune mesure ne peut être trouvée. D’autre part, le pouvoir démocratique vise à produire, par la force si nécessaire, des Sujets interagissant en réseau, intégrables dans une chaîne, de sorte qu’aucune incompatibilité fondamentale ne soit possible et que les affaires humaines s’organisent avec efficacité et ordre. Dans la société présente, il n’est plus question d’abattre le pouvoir, de le dénier, mais tout au plus, dans le cas le plus extrême, de le prendre seulement comme l’inéluctable partenaire dans un jeu ritualisé de contestation. La politique, dans cette option, est telle qu’elle rend impossible toute négation de la domination, mais produit des relations telles, que la domination ne peut plus être autre chose qu’un adversaire tolérable sur un terrain de jeu commun, où chacun existe aussi légitimement que l’autre et entame une participation pragmatique obéissant à des règles communes de coalition et de collaboration. In fine, ce qui est produit dans notre société, c’est essentiellement un Sujet Homme communicationnel, donc un Sujet parlant plutôt qu’agissant. Le Sujet ouvrier qui entendait son action politique, analogiquement avec celle du travail, comme une action transformatrice du réel, impliquant sa négation préalable, est réduit et formaté par la force de la société. Le citoyen devient un être pris dans une politique essentiellement disposée en réseau d’influences, dans la mesure où tout y est mis en lien avec tout et où rien n’est incompatible avec rien. Cette démocratie de la parole et de la communication ne connaît plus la lutte catégorielle et le conflit entre des dominants et des dominés aux positions incommensurables. Mais elle pose seulement sur le même plan, des intérêts et des identités sociales différentes, que la communication se charge de traduire, de coder l’une dans l’autre en norme communicationnelle, expulsant en même temps le conflit et suscitant des modes de collaborations, et d’actions dans un monde unique, donné par avance, qui exige que l’on s’accorde sur ce qu’il est et sur son devenir.

On pense souvent la démocratie comme un régime sans risque de déviance ou dégénérescence directe. Mais déjà Jean-Jacques Rousseau, reprenant une théorie de Polybe, (Histoires, IIème siècle av. J.C.; environ 208 à 126 av. J.C), avait pu évoquer ce risque, (Du contrat social, Livre III chapitre 10, « De l’abus du gouvernement et de sa pente à dégénérer », 1762). Selon cette théorie, la démocratie peut dégénérer en un gouvernement, non plus par le peuple, mais par la foule, la multitude, le bas peuple, lorsque l’Etat s’affaiblit et est défaillant. Il s’agit d’un extrême où règne la vulgarité, un bas peuple médiocre, souvent manipulé et/ou corrompu. C’est un glissement vers un chaos politique dans lequel les individus luttent entre eux, et dans lequel règne la force et l’argent.

Finalement, aujourd’hui, le système de la représentation se résout en un détournement par des groupes sociaux de la souveraineté populaire et ne permet plus l’émergence d’une véritable volonté démocratique. Les élections ne sélectionnent plus nécessairement des individus dotés de qualités particulières évaluées positivement par les électeurs. Il s’ensuit qu’un candidat qui ne se distinguerait que par le simple fait qu’il n’appartient pas à l’une des grandes formations politiques, pourrait très bien remporter une compétition électorale (France 2017). Ainsi la méthode électorale ne détermine plus que les préférences des électeurs, c’est-à-dire des citoyens ordinaires, qui choisissent leurs représentants sur la base de caractéristiques subjectivement valorisées. Toujours est-il que pour justifier le diagnostic d’une crise du système démocratique représentatif, deux indicateurs doivent être pris en considération : d’une part une baisse du taux de participation électorale, et d’autre part le discrédit affectant les hommes politiques. La connaissance de ce dernier nous est possible du fait de la liberté d’information et d’expression des opinions. Le personnel politique lui-même en a connaissance et la perspective de ne pas voir de compétiteurs qui n’en soient pas victimes pousse à chercher des antidotes à la crise du système. Cette marque d’échec s’exprime de manière évidente à travers les émeutes sociales, signifiant une large fracture entre le pays « légal » et le pays « réel », signe d’un manque d’adhésion sympathique entre les institutions représentatives et les citoyens.

Une étude de la démocratie dans la Tunisie actuelle, qui en réfléchit l’émergence historique médiate, ne peut être simplement normative et ne peut en faire une apologie de l’accroissement de la liberté. Elle ne relève d’aucune nécessité idéale, mais elle surgit du sein de relations de pouvoir spécifiques, qui façonnent la subjectivité, l’assujetissement des citoyens. L’assemblée, pour laquelle le peuple souverain a désigné ses représentants, était initialement démocratique, mais une fois les députés élus, le peuple a été spolié de ses pouvoirs, les élus se comportant en qualité de détenteurs d’un droit indéniable et exclusif de représenter le Peuple et de s’exprimer en son nom et pour son compte sans en référer. Les députés prétendront toujours, durant leur mandat, agir par le Peuple et pour le Peuple, même s’ils n’agissent pas du tout en respect des aspirations de ce dernier. Autrement dit, la Démocratie, telle qu’elle est exercée de nos jours en Tunisie, est peu à peu en train de glisser vers le radicalisme et l’autoritarisme au nom de la Majorité. L’Etat issu de cette forme de démocratie met alors en oeuvre, au nom de l’intérêt général et de l’ordre Public, aspirations profondes de toute la communauté, des techniques et mécanismes pour sa propre défense et sa conservation, y compris des lois et textes réglementaires qui, au lieu de promouvoir la société, sont plutôt destinés à préserver le Pouvoir en place de toute velléité de changement, quand bien même ce changement serait revendiqué par le Peuple lui-même.

Sur le plan sociétal, le Peuple est encadré par des organisations, en dehors desquelles le citoyen n’a plus le droit à l’expression. Une floraison de partis politiques, syndicats, associations, clubs, forums et autant de communautés qu’il est humainement possible de créer, faciles à contrôler, à orienter, à censurer. Le citoyen, voit sa volonté confisquée, et perd toute envergure au profit de la société et de l’Etat, dont les décisions sont réputées volonté générale. L’homme qui en est produit, est avant tout un Homme que l’on fait parler, mais dont l’agir même n’est que parole, une opinion-dite, susceptible d’être connectée à un réseau commun d’autres paroles et d’autres opinions en relation inclusive. Cet homme, en perdant ainsi de vue la complexité de la division sociale, perd toute puissance et toute velléité de résistance radicale au pouvoir qui l’a fait ainsi. Les Sujets aujourd’hui ne sont pas une multitude réduite au silence, que l’on fait taire et à qui il faudrait à tout prix rendre la parole, mais au contraire des sujets de qui on exige systématiquement et uniquement la parole. Injonction leur est donc faite de parler, communiquer, échanger, dialoguer, converser, au nom de ce que d’aucun appelle la liberté d’expression et de conscience. Le citoyen démocrate tunisien est celui de qui on exige, et chez qui on entretient, une prise de parole incessante, une communication sans fin, qui migre sans cesse d’un réseau à un autre, qui lisse et aplanit les divisions et qui fait monde unique, organisé et efficace, afin de priver le sujet de toute politique du litige incommensurable, à savoir le désaccord radical avec l’ordre actuel du réel, et de déraciner toute volonté de transformation du réel, de son retournement vers d’autres possibles. Le peuple tunisien est devenu démocrate sous l’effet de cette injonction limitative et s’il devait s’insurger contre l’ordre établi, il faudrait d’une manière ou d’une autre qu’il sorte de la démocratie ou qu’il soit remis dans le rang.

S’ajoute à tout cela un autre phénomène qui altère le jeu démocratique. Lors de chaque période d’élection, l’électorat est interpelé et souvent menacé de culpabilité, dans le but de lui faire adopter une ligne de conduite, morale, ou d'influencer un vote particulier pour contrer une menace potentielle. Les exemples sont nombreux et la stratégie visiblement efficace comme pour les élections présidentielles de 2014 en Tunisie ou encore les élections présidentielles françaises de 2002 et de 2017. Ces pratiques minent la démocratie car elles concourent progressivement à la décrédibilisation de la parole publique. Le débat général est décentré et porte une pression morale exercée par certains partis et certains courants sur les électeurs. Plus spécifiquement, ce pratique agite le peuple divisé en ne lui présentant qu’une alternative manichéenne, entre une morale qui défend le barrage des valeurs républicaines contre l’extrémisme et pour le reste, une tendance populiste antilibérale qui refuse de choisir. Le précédent notable en Tunisie, est le phénomène du front républicain entre les deux tours de l'élection présidentielle de 2014. Mais la pression morale était tellement unanime que la question déontologique ne fut posée que par quelques intellectuels et surtout le débat ayant été alors, plus politique, incriminant davantage une "pensée unique" de l'establishment à propos de la démocratie et des acquis socio-culturels.
Pour expliquer le phénomène actuel, il faut distinguer trois niveaux d’analyse:

  • Il y a d'abord la tendance à la confusion de la morale civique et du politique, qui est assez générale et sur la vague de laquelle surfe la démocratie médiatique fonctionnant le plus souvent à l'indignation. Dans ce cas de figure, la pression médiatique incline d'abord l'électorat, par différentes techniques, à ne pas voter pour tel candidat, avant d'agiter, généralement après le premier tour, le péril extrémiste.
  • Le deuxième niveau est le problème posé par l'existence d'un parti qui accapare la faveur des médias. C’est un problème que l'on retrouve partout où se retrouve le clivage social, lié à la mondialisation, entre une métropole économiquement dynamique et une périphérie affectée par la désindustrialisation, la désertification et la relégation et qui exprime son ressentiment par une contestation des valeurs du système dont ils sont exclus. Le milieu journalistique et médiatique tunisien, qui vit à la capitale, est souvent déconnecté des problèmes qui font exister l'électorat du Fondamentalisme et de l’extrémisme. Il se fait alors le porte-drapeau des valeurs contestées et diabolisent ceux qui les contestent. Mais nous vivons chacun dans une Tunisie, qui n'est pas toute la Tunisie et n’est pas la même Tunisie, selon que l’on vive à la capitale ou dans l’intérieur du pays, parfois loin des artefacts de la modernité. Les élections démocratiques ont précisément pour fonction, de faire surgir dans le débat public des préoccupations qui pourraient ne jamais y être portées autrement, si on laissait les journalistes hiérarchiser les problèmes en fonction de leurs propres préoccupations ou de leur vision confortable.

Enfin, le troisième niveau est celui de l'individualisme démocratique, lequel, associé à la démultiplication médiatique et à l'apparition des réseaux sociaux, a conduit à la contestation et à la destitution du paternalisme médiatique centralisé, incarné par les grands éditorialistes ou la parole officielle. La contestation des media par les nouveaux vecteurs est un moment historique fondateur d’une nouvelle conscience d’apparence démocratique. Internet a été investi par la masse et plus rien ne peut arrêter l’information et la désinformation diffusées en temps réel. L’électorat se perd parfois dans cette jungle de flux au point de ne plus savoir orienter ses choix par la raison. Il devient vulnérable aux influences et peut être manipulé par une menace insidieuse souvent déformée, quand bien même elle serait réelle.

La pression morale exercée sur les électeurs, s’explique aussi par le fait que, l'opinion publique n'admet plus d'autorité morale supérieure qui lui dicterait que et quand penser sur un mode idéologique classique. Avec les réseaux sociaux, chaque individu peut être émetteur et se veut prescripteur du bon sens. Chacun devient éditorialiste et, conjointement à tous les autres, il souhaite contribuer à faire l'opinion et l’information en apportant sa vérité. La conséquence de ce phénomène est l'étrange et paradoxale situation, où chacun contribue à l'empire de la morale et au politiquement correct, tout en se plaignant, en même temps, d'en subir les effets en retour par réaction de l’environnement. Les valeurs sociales et la morale politique deviennent délétères et malléables, en fonction du discours et de la façon dont elles sont exposées, à la masse de la population internaute, par leur promoteur. Le discrédit de la parole publique affecte alors toute parole supposée faire autorité, la parole politique bien sûr, mais aussi celle de l'expert et de l'intellectuel, celle des journalistes et des éditorialistes. On est passé du respect de l'autorité du Savant à la défiance systématique à l'endroit du Sachant, ce qui ne favorise pas nécessairement un débat public de qualité autour des bonnes questions, mais simplement la vulgarisation du sens commun. On ne considère plus la valeur intrinsèque d'un propos, d'un jugement, d’une opinion ou d'une information, mais on incline de manière systématique, et souvent a priori, au soupçon, suspectant un abus de position dominante, une recherche d'influence orientée par des intérêts particuliers ou une intention d'imposition d'une idéologie, dans le cadre de la théorie du complot. Dans la pression morale exercée par des politiques, des intellectuels ou des journalistes, ce qu'il importe en réalité de critiquer, c'est avant tout la confusion entre morale et politique, ou entre morale et vérité. Faire du débat politique un conflit de personne ennemies, au lieu d’en faire une confrontation de programmes et d’idéologie. La culpabilisation est, dans ce contexte, un grand classique de la vie politique. Chaque camp affirme une conviction d’être dans le vrai et que son adversaire conduirait, s’il était élu, le
pays droit dans le mur. C’est la raison pour laquelle la culpabilisation va aussi de pair avec l’exagération la carricature et la dramatisation. Celle-ci sous-entend qu’en ne votant pas de telle ou de telle façon, ce sera la catastrophe. Elle conduit à voir élu, même un candidat médiocre ou qui n’a pas la faveur de l’électorat, lorsqu’il a le diable pour adversaire. Aujourd’hui, cette stratégie de culpabilisation et de dramatisation atteint un niveau très élevé et bénéficie du soutien massif de toutes les forces agissantes du pays : médias, intellectuels, artistes, universitaires. Cette situation se reproduit systématiquement et si on pouvait penser autrefois, qu’il s’agissait d’un problème ponctuel et exceptionnel, aujourd’hui, il s’est amplifié et est devenu récurrent.

Dans une démocratie, les suffrages obtenus par un candidat signifient normalement que son message correspond à ce que pensent les électeurs. Contester ce postulat et partir du principe que les électeurs sont manipulés, stupides ou extrémistes, et laisser faire, cela revient à refuser de s’interroger sur les causes et la signification réelles de leur vote et de poser les vraies questions et problèmes de société. Ainsi, par exemple, on accuse les électeurs de l’extrême de trahir les idéaux démocratiques et républicains, mais on refuse de considérer qu’ils ne feraient pas ce choix, s’ils avaient le sentiment que le système politique les représente et tient compte de leurs attentes. Or, leur conviction est que le système politique, avec le soutien d’une partie des élites, refuse d’entendre une certaine parole et ne se mobilise sélectivement, que lorsqu’il s’agit de faire taire les gêneurs, animé qu’il est de ce sentiment d’indifférence et de laxisme inacceptables. Les intellectuels sont prompts à crier au loup et à dénoncer le péril extrémiste, mais n’utilisent pas leur énergie et leur talent pour scruter la société dans toute sa diversité et dans toutes ses difficultés pour endiguer efficacement sa montée. Ainsi ont-ils le sentiment, que les milieux dirigeants, les représentant qu’ils élisent, en s’enfermant dans une posture nihiliste, dénigrant les problèmes et refusant de prendre en compte les points de vue contestataires, empêchent de chercher des solutions et des compromis à leur situation de désenchantement et leur détresse par indifférence. Ce ressentiment, à l’égard du système de la part de l’électorat qui se sent rejeté, génère des positions soit de démission et d’abstention, soit une adhésion à l’extrémisme dont le discours peut séduire les exclus, lorsque les autres formules ont été essayées sans résultat.

Dans tous les cas de figure, le paternalisme médiatique moralisateur devient totalement contre-productif et n’a pas sa place dans un débat démocratique, dans la mesure où les critiques virulentes et les procès en sorcellerie contribuent mécaniquement à polariser et à radicaliser les opinions. La polémique durcit nécessairement les clivages manichéens simplistes, chacun répugnant spontanément à adopter un comportement clair sous l'influence de la crainte du jugement d'autrui et il s’ensuit une démission massive de l’électorat qui se traduit par le refus de voter et l’abstention ou par l’émission d’un vote non comptabilisé, parce que légalement nul. La stratégie de la culpabilisation a donc ses limites et ce, même si certaines positions politiques extrêmes sont frappées d’un anathème sociétal bien plus fort que la simple opposition d’opinion ou d’idéologie. Cette force de l’interdit est problématique, parce qu’elle peut conduire à faire des contre-sens historiques volontaires et délibérés comme accidentels. Les mots, concepts et catégories ont en effet, chacun, un sens spécifique et il faut donc se garder de les généraliser et inclure, sous un terme unique, des situations historiques dissemblables, pour des considérations d’effets de manches. Même si on est en désaccord total avec les propositions d’une tendance politique et/ou idéologique, il faut savoir raison garder. C’est tout le problème de la hiérarchie des priorités. La difficulté vient entre-autre, de ce que nos cadres théoriques, surtout en matière politique, sont inadaptés au contexte actuel et que la réalité est plus complexe.

Historiquement, la fabrication d’un diable politique extrémiste, permet de faire de la morale des droits de l’Homme, un palliatif commode, une cause politique unificatrice de substitution pour une recomposition des idéaux républicains, lorsque la société politique souffre de déliquescence de crédibilité et qu’elle n’arrive plus à convaincre. Aujourd’hui, les catégories populaires fuient la gauche comme la droite et rejoignent les extrêmes, de sorte que le barrage républicain ne sert plus qu'à tenter de maquiller des défaites électorales en victoires morales quand le démon est écarté. C’est aussi la fonction de la parole politique, que de laisser place aux émotions, de donner une voix à ceux qui se sentent exclus. Il faut parfois laisser s’exprimer les émotions dans des moments de catharsis collective, si l’on veut éviter que les passions ne se transforment en actes de rejet et en folie.

En cette veille d’élections cruciales, la société tunisienne apparaît fracturée comme jamais. Les clivages partisans ne disparaissent pas, s’accentuant même, mais ils sont concurrencés par de nouveaux clivages liés à l’internationalisation de l’opinion et à la mondialisation de la politique. Tous les regards sont braqués avec fausse indulgence ou défi, sur ce petit pays qui s’essaie à la démocratie de façon si maladroite. Ces clivages portent sur différents thèmes : les droits de l’Homme, l’identité, l’intégration communautariste et régionale, le terrorisme et l’économie, la libéralisation contre la régulation, l’interventionnisme public. La division traditionnelle en grands blocs idéologiques cède la place à un morcellement en des pôles composites : un pôle conservateur, fondamentaliste-régulateur, un pôle libertaire-libéral et un pôle libertaire-régulateur socialisant. Une fragmentation, à laquelle s’ajoute la poussée d’un islamisme extrémiste boosté de l’extérieur. Du coup, la situation qui est en résulte est chaotique, fragile et elle favorise d’autant les dérives de la démocratie. La démocratie moderne, qui ne permet plus de représenter au mieux les électeurs, ni de promouvoir leurs intérêts, que ce soit ceux qui votent pour les candidats majeurs ou ceux qui votent pour des candidats mineurs, puisque ce système n’offre pas la possibilité de s'exprimer réellement sur tous les candidats, sans en exclure aucun, mais seulement d’exercer un "vote utile", frustrant sur commande.

Ce système n’encourage donc pas la participation, alors qu’il devrait limiter l'attrait de l’abstention en portant un intérêt particulier aux raisons des votes blancs et/ou nuls, pour exprimer la conviction que tous les candidats sont mauvais, ce qui pèserait davantage dans le résultat final qu'un vote non comptabilisé. Il faudrait donc un mode de scrutin plus fiable qui permettrait de traduire bien plus finement les sentiments des électeurs alors que les méthodes de vote d’aujourd’hui conduisent seulement à devoir choisir entre des candidats que l'on n'aime pas et à exprimer des votes par défaut. C'est ce qui s'est passé aux Etats-Unis (2017), en France (2002 et 2017), en Tunisie (2014).

Les urnes se remplissent des bulletins de vote irrecevables, en tout cas considérés comme tels par le code électoral, quand les électeurs se déplacent pour signifier leur impossibilité de choisir entre les candidats. C’est une autre façon de protester, par le biais d'un bulletin qui n'est pas valable, car annoté, déchiré ou porteur d'un autre nom que celui des candidats en lice. Un fait qui peut résulter d'une erreur parfois ou être intentionnel trop souvent. Ces votes qualifiés de nuls sont comptabilisés dans le phénomène électoral, sans être pris en compte dans les résultats ni être retenu dans le décompte final.

Monji Ben Raies
Universitaire,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis-El Manar,
Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis.