News - 06.01.2017

‘’La Route de l’Eau’’ Zaghouan-Carthage n’est toujours pas praticable

‘’La Route de l’Eau’’ Zaghouan-Carthage n’est toujours pas praticable

Dix ans après son démarrage, le projet de ‘’La route de l’eau’’ est loin d’être finalisé. Entamé en 2006 et présenté, alors, comme un projet-modèle à même d’impulser le tourisme culturel, l’entreprise souffre, depuis quelques années, d’un laisser-aller qui ne semble étonner personne mis à part ceux qui ont cru aux promesses, trompés qu’ils étaient par les responsables du patrimoine culturel. La stagnation, pour ne pas dire l’arrêt complet du projet, est palpable à Carthage et dans ses environs. Elle prend un aspect affligeant à Zaghouan et dans la vallée de l’oued Méliane.

Un projet dont la préhistoire remonte aux années 1970

C’est à la fin des années 1970 que des démarches ont commencé à être entreprises en vue de protéger le nymphée de Zaghouan, appelé communément ‘’le Temple des eaux’’. Il fut, alors, question de l’aménagement de canalisations et d’un système de vidange pour l’eau toujours exploitée à partir de la source de Zaghouan. Des les années 1980, des études techniques et architecturales ont été consacrées au Temple et à l’aqueduc. Ce monument majestueux construit, au IIème siècle de l’ère chrétienne, sur la source, qui sourd du flanc nord du Jebel Zaghouan, méritait pleinement qu’on s’y intéressât. Ne constitue-t-il pas le nymphée le plus imposant de la région du Maghreb et l’un des plus grandioses de l’ensemble du monde romain ? Adossé à la montagne et cerné par la forêt qui lui sert d’écrin, il offre au visiteur une galerie semi-circulaire délimitant une cour dont le fond est occupé par la cella qui surplombe le captage de la source. Les nombreuses niches, réparties de part et d’autre de ce saint des saints, abritaient des statues protégées par un portique dont le toit et la colonnade ont disparu. Mais les beaux vestiges témoignent de la richesse du décor et de l’harmonie générale de l’ensemble qui a été conçu dans un style baroque auquel les lignes courbes apportent une grâce saisissante.

Conscientes des richesses patrimoniales de la région ainsi que de la nécessité de les sauvegarder et de les mettre en valeur, les autorités régionales de Zaghouan ont mobilisé, il y a près de 25 ans, les chercheurs de l’Institut national du Patrimoine (appelé, alors, Institut national d’Archéologie et d’Art -INAA)  en vue de faire connaître les sites et les monuments au grand public et de proposer une mise valeur adéquate. Une publication trop peu connue rend compte de cet effort accompli sans bruit. Il s’agit du numéro 12 (décembre 1993) de  la revue culturelle ‘’El-Hanaya’’ éditée par le Comité culturel régional de Zaghouan et dans lequel la regretté Naïdé Ferchiou a laissé, pour ce qui concerne le Temple des eaux et son environnement, un vrai testament.

En quelques pages, l’archéologue, grande spécialiste du décor architectonique de l’époque romaine, a esquissé un projet complet de la restauration et de la mise en valeur du Temple des eaux en envisageant l’anastylose (remise en place) d’une colonne ou deux du portique, un éclairage artistique, une table d’orientation, un télescope pour la contemplation de l’environnement lointain, un centre d’accueil situé en retrait du nymphée et entouré des trouvailles antiques appartenant à la région. Naïdé Ferchiou a aussi présenté deux hypothèses de travail pour un projet de musée à Zaghouan : un musée régional dans lequel les témoignages des différentes époques historiques seraient présentées ou un musée thématique qui serait consacré à l’eau de Zaghouan et de ses environs riches en sources thermales (Hammam Zriba, Hammam Jedidi, Jebel el Oust) ainsi qu’au patrimoine culturel de l’eau des autres régions du pays.  Dans cette deuxième perspective, la vieille église de Zaghouan, de style hispano-andalou, a été proposée comme local possible pour le musée.  Le grand savoir et l’attachement indéfectible de N. Ferchiou au patrimoine de l’eau de Zaghouan se sont, par la suite, exprimés superbement dans l’ouvrage à la fois érudit et enchanteur qu’elle a intitulé ‘’Le chant des Nymphes. Les aqueducs et les Temples des eaux de Zaghouan à Carthage’’ (2008).

Naïdé Ferchiou n’a pas fait que théoriser. Elle a engagé, il y a près de 25 ans, dans des conditions très difficiles, des démarches en vue de débarrasser l’espace qui précède le Temple d’un café populeux et d’un parking encombré qui privaient les visiteurs des lieux du recul et de la sérénité nécessaires à sa contemplation. L’experte, dévouée à son métier et à la région qu’elle servait, par une présence exemplaire, a également engagé des travaux de restauration dans le Temple et des fouilles dans ses environs. Ces beaux travaux ont permis de dégager de nouvelles composantes du site dont un grand bassin ovale en contrebas de la place qui précède le Temple.

Le projet de ‘’La Route de l’Eau’’ a été conçu dans un contexte mondial où les projets culturels de ce genre se multipliaient. Il devait comprendre le Temple des eaux de Zaghouan, l’aqueduc qui de là, serpente en direction de Carthage, les grandes citernes publiques de la Maalga et les thermes d’Antonin de la grande métropole africaine, qui constituaient la destination principale de l’eau. Depuis la fin du XIXème siècle, la singularité de toutes ces composantes avait amené les autorités en charge du patrimoine archéologique à les classer, en tant que monuments historiques, par la vertu de plusieurs décrets qui se sont étalés des premières années du Protectorat français jusqu’à la veille de l’Indépendance du pays.

La majesté du Temple, la longueur de l’aqueduc (près de 130 km), l’immense capacité des citernes (Près de 45.000 m3) et le gigantisme des thermes devaient garantir la réussite du projet de ‘’La Route de l’Eau’’. Ce dernier consistait surtout en travaux de restauration et visait l’élaboration, pour la présentation des vestiges,  d’une signalétique visible, lisible, cohérente et par là même accessible  au grand public. Mais on pouvait espérer, en dépit de la tâche ardue, une évolution du projet dans les bonnes directions indiquées par N. Ferchiou. Les amoureux du patrimoine commençaient à rêver. Ils imaginaient déjà les nombreux circuits touristiques qui pourraient s’ajouter à celui de l’eau  et qui relieraient les villages berbères, les ksours, les villages andalous, les lieux de culture de l’olivier… Mais le désenchantement n’a pas tardé.     

Plus de trois ans après la disparition de Naïdè Ferchiou, les travaux de restauration du Temple et du bassin ovale  de Zaghouan ne sont toujours pas achevés. Les vestiges du bassin, qui ne sont ni consolidés ni mis en valeur, offrent un spectacle désolant ; la signalétique, souvent rudimentaire et approximative, est soit inachevée, soit déjà détériorée. Un air de laisser-aller règne sur les lieux. L’inachèvement des restaurations de la partie visible de l’aqueduc, dans la vallée de l’oued Méliane, et des citernes de la Maalga à Carthage offre, somme toute, un spectacle moins attristant que celui des ruines de Zaghouan.

Une proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial, restée sans suite

Dans une démarche louable, le ministère de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine  a chargé en 2008, c’est-à-dire deux ans après le lancement du projet de La Route de l’Eau, les experts de l’INP, de présenter la demande tunisienne d’inscription du ‘’Complexe hydraulique Zaghouan-Carthage’’ sur la Liste indicative du Patrimoine mondial. Cette liste est une sorte d’antichambre de la Liste du Patrimoine mondial, gérée par le Comité du Patrimoine mondial (CPM) qui relève de l’UNESCO. Mais le passage de la Liste indicative à la Liste du patrimoine est tributaire d’un certain nombre de critères qui constituent une condition sine qua non.

De tous les critères, on retiendra surtout ceux  relatifs à la valeur universelle du bien culturel à inscrire et à sa bonne gestion, arguments décisifs en faveur de l’inscription sur la Liste du Patrimoine mondial. Si la première exigence ne pose pas de problème, l’état global du complexe, particulièrement dans ses composantes situées à Zaghouan, n’offre aucune assurance en vue de l’inscription sur la prestigieuse lite de l’UNESCO. En effet, ni la conservation des vestiges ni leur mise en valeur ne répondent aux normes fixées par le CPM. Il faut ajouter que le Comité du Patrimoine mondial se montre de plus en plus exigeant en ce qui concerne l’implication des autorités locales et de la société civile dans l’instruction des dossiers. Or, là aussi, le bât blesse douloureusement. Tout laisse croire que les décideurs en matière de patrimoine archéologique ne cherchent guère à impliquer les acteurs locaux. Ces derniers entendent dire, de temps à autre, que leur région a défrayé la chronique par une découverte archéologique qui a fait le bonheur d’un chercheur. Sans plus.

La doctrine immuable de l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de promotion Culturelle (AMVPPC) ne la conduit à prendre réellement en charge les sites et monuments que lorsqu’ils sont déjà mis en valeur par l’INP qui, à son tour se décharge sur elle, en matière de mise en valeur. Ainsi la boucle de la bonne gouvernance est bien bouclée. Ajoutons, sur le chapitre  des  bonnes intentions pour la valorisation  du patrimoine, la décision gouvernementale de changer le nom du Ministère de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine, devenu, depuis le dernier changement ministériel, le Ministère des Affaires Culturelles.   Ce changement ne révèle-t-il pas  en filigrane l’oubli ou, tout au moins, la mise en veilleuse de nos programmes patrimoniaux et de nos rêves de tout genre, y compris bien sûr, ‘’La Route de l’Eau’’ ?

En 2015, le Conseil International des Monuments et des Sites (ICOMOS) a publié un texte de bonne teneur, intitulé ‘’Les patrimoines culturels de l’eau. Les patrimoines culturels de l’eau au Moyen-Orient et au Maghreb’’. Préparé en collaboration avec Le Centre régional arabe du patrimoine mondial (ARC-WH), ce texte a été conçu comme une ‘’Introduction pour une étude thématique dans l’esprit de la Convention du patrimoine mondial’’. Parmi les pays, qui ont présenté leur patrimoine culturel de l’eau, figure la Tunisie. Dans ce cadre, trois chercheurs de l’INP ont présenté les composantes générales du patrimoine de l’eau en Tunisie puis des cas particuliers. Dans deux parties du chapitre consacré à la Tunisie, le Complexe hydraulique Zaghouan-Carthage occupe une place de choix avec, naturellement, un rappel de l’inscription de ce bien culturel dans la Liste indicative du Patrimoine mondial de l’UNESCO.

Face aux bonnes déclarations de la publication de 2015, le lecteur est tenté de croire à une relance sérieuse du dossier du classement du Complexe hydraulique Zaghouan-Carthage sur la Liste du patrimoine mondial. Mais un démenti sans appel n’a pas tardé à réveiller les incrédules de tout bord. A la dernière réunion du Comité mondial du Patrimoine, tenue en juillet 2016 à Istanbul et poursuivie en octobre dernier, à Paris, il n’a été nullement question des nombreux dossiers tunisiens relatifs aux biens figurant sur la Liste indicative, comme cela avait été promis par certains responsables tunisiens du patrimoine, quelques mois auparavant. Mais pouvait-il en être autrement  compte tenu de l’état des lieux ?

A Zaghouan, quelques initiatives constituent des lueurs d’espoir qui viennent briser les ténèbres. C’est le cas de l’initiative du Gouvernorat qui a pris à sa charge, au cours de ces derniers mois, la réhabilitation de la vielle église de la ville où a été réinstallé, il y a quelques jours, l’espace culturel qu’elle avait hébergé jadis et désormais baptisé ‘’Espace Chafia Skhiri pour les activités et les manifestations culturelle’’.  Pendant la dernière décennie, l’hôtellerie locale a connu une certaine renaissance. Un projet de téléphérique est évoqué de temps à autre. Le ministère de l’Agriculture a entrepris l’aménagement d’un jardin botanique autour de l’écomusée dont on annonce la réouverture pour bientôt. Tout ce dynamisme multiforme fait ressortir encore plus la déshérence déplorable dont souffre le patrimoine archéologique de La ville de Zaghouan et, plus généralement, de sa région. 

Houcine Jaïdi
Professeur à l’Université de Tunis