Opinions - 26.12.2016

Pourquoi la politique sécuritaire du pays est-elle si réactive?

Pourquoi la politique sécuritaire du pays est-elle  si réactive?

Jeudi, 15 décembre 2016 vers 14.00 heures, Mohamed Zouari, citoyen tunisien de 49 ans est assassiné devant sa résidence à Sfax. A l’exception des autorités officielles qui ont préféré adopter les trois premiers jours suivant l’assassinat un profil bas, l’ensemble des tunisiens, médias, société civile et partis politiques se sont emballés dans des hypothèses, des interprétations à l’emporte-pièce età des surenchères sans limites, de positionnement des uns et des autres par rapport à la cause palestinienne. Seulement, presque pas de propositions concrètes, à même de pallier les failles et manquements qui pourraient exister pour ne plus revivre de pareils évènements inquiétants.

Selon les résultats des enquêtes officielles, l’assassinat perpétré est l’œuvre d’un service étranger, presque certainement celui de l’Etat Sioniste. Dans tous les cas, il s’agit bien d’une agression armée d’un état étranger contre la Tunisie, l’assassinat de l’un de ses citoyens, le Martyr Mohamed Zouari, accompli sur le solnational. De là, nul besoin de grandes expertises pour conclure que le dispositif national sécuritaire, au sens large du terme,a, ne serait-ce que pour quelques temps, failli à sa mission principale qui n’est autre que :préserver l’intégrité du territoire national et protéger la population.

Ainsi, les questions fondamentales qui se posentaujourd’hui au pays, et loin de toute surenchère, restent les suivantes:

Dans cette période de violence, d’extrémisme de toute part, de terrorisme et d’instabilité d’un niveau inquiétant, avons-nous, peuple et autorités, accordé aux questions de défense et sécuriténationale l’attentionet le sérieux qu’elles méritent? et si oui, avons-nous pris à temps toutes les mesures qui s’imposent, avons-nous veiller à l’application des décisions prises avec la rigueur requise, et en concédantau besoin, les sacrifices nécessaires?

Bien sûr, je ne suis pas tant nihiliste pour nier ou même minimiserles efforts déployés etles réussitesréaliséespar les institutions sécuritaires et militaires dans ce domaine. Au contraire, l’objectif de mon propos est desusciter davantage la réflexion sur les questions de défense et sécurité nationale et fournir certains éléments qui pourraient constituerune base de départ pour des débats utiles.

1. L’indépendance, la souveraineté et la liberté, individuelles et collectives, se payent au prix fort, proportionnellement à la valeur que nous leur accordons, dans tous les cas très cher, par le sang parfois. Mais il faut bien, à un certain moment, choisir entre consentir des sacrifices même importants pourpréserver sa liberté et sa dignité ou se laisser humilieret dominer si ce n’est tout simplement balayé du cours de l’histoire, et les exemples tout à fait récents autour de nous ne manquent pas. Mais une fois le choix est porté sur la liberté et l’indépendance, il faut être cohérent avec soi-même etconsentiren conséquence,individuellement et collectivement les sacrificesqu’imposent ce choix, sacrifices en moyens, en temps, enprivilège de tout genre et le cas échéantenlimitations provisoires à certaines libertés et droits individuels... C’est trop idéaliste, utopique même pour être concrétiserdans les faits,diraient certains ! Peut-être, mais on est tous d’accord que ce sont des questions très sérieuses, vitales même et valent bien d’en débattre jusqu’à conviction mutuelle et concrétisation de ce qui sera convenu. En avons-nous suffisamment débattu?
2. C’est une question de moyens qui nous font défaut, rétorqueraient certains, à qui je répliquerais que c’est plutôt une question de priorités, et c’est d’autant plus vrai quand les moyens se trouvent assez modestes, comme c’est le cas tunisien. Avons-nous vraiment établi le bon ordre des priorités? Bien sûr, il ne s’agit aucunement dejouer le tout sécuritaire au détriment du développement et du social. Seulement,Jetez un coup d’œil sur le déficit de la balance commerciale, sur nos importations, en natures, volumes et besoins réels de la nation. Nul besoin d’être grand économiste, nos marchés et nos magasins sont très révélateurs de l’absence d’une politique d’importation adaptée à nos moyens et besoins réels, puisqu’on importe presque n’importe quoiavec le souci constant, semble-t-il, dese conformer aux exigences des règles de libre échange de l’OMC, qui en réalité ne nous en demande pas tant.

3. La construction d’un système de défense et de sécurité, telle qu’une Armée, un Service sécuritaire, un organisme de renseignements ou autre, ne peut être une œuvre hâtive. Au contraire, elle nécessite de profondes études et réflexions prospectives d’abord, ensuite des ressources matérielles, humaines et surtout du temps pour la mise sur pied des structures et la validation puis la consolidation des procédures. Ce facteur temps, qu’on a toujours tendance à sous-estimer, est une ressource déterminante et qui se distingue d’ailleurs des autres ressources par deux spécificités importantes: d’abord,c’est une ressource, contrairement aux autres, non régénérable; ensuite, et à un certain moment, elle n’est plus compressible. Donc si on n’est pas prêt au moment où une menace se concrétise, on paye cher et cash, il y va de son indépendance, de sa liberté, voire de son existence. Pour cela les questions de défense et sécurité sont à considéreravec une grande anticipation en prévision d’une éventuelle concrétisation de l’une des menaces et non pas au moment de l’avènement de celle-ci. A titre d’exemple réel, je citerai la récente création d’un CentreNational de Renseignement annoncée par Mr le Chef du Gouvernement avec trois autres décisions, le mardi 20 décembre 2016, soit 5 jours seulement après l’assassinat du Martyr Mohamed Zouari. Et là on est en droit de se demander s’il s’agit d’une grande réactivité gouvernementale ou d’une politique résolument réactive en l’absence d’un programme de réformes bien étudiées et muries à l’avance? D’abord, puisque cette décision répond à un besoin réel qui avait été identifié par de nombreux spécialistes et institutions officielles concernées, on ne peut que l’applaudir. Néanmoins, je reste perplexe quand je constate que la nécessité de la création d’une telle institution, une Agence (et non un centre) Nationale de Renseignement, a été déjà démontrée et recommandée depuis de nombreuses années, sans que les autorités nationales en donnent suite jusqu’à l’avènement de cettedouloureuse agression. La sagesse et l’expérience veulent qu’il ne faille pas attendre la catastrophe pour commencer à prendre les mesures nécessaires qui ne donneront les résultats escomptés qu’après des délais incompressibles, relativement importants.

4. Avec stupéfaction etamertume, je constate que les dossiers de Défense et Sécurité Nationale n’occupent, en Tunisie, qu’une partie infime dans l’effort national et les préoccupations tant des autorités, que de l’élite et à fortiori du peuple ordinaire, c’est de l’insouciance si ce n’est de l’indifférence. De nombreux dossiersqui me semblent vitaux, ne sont qu’occasionnellement évoqués, mais de toutes façons sans suite concrète, peut être en attendant la crise ou la catastrophe suivante:

  • Le 24 juin 2015, dans son Ordre du jour, le Président de la République, Commandant Suprême des Forces Armées, n’a-t-il pas ordonné une large consultation pour revoir les textes juridiques relatifs au service national? Ce qui aurait été d’ailleurs, une précieuse occasion pour sensibiliser les tunisiens, jeunes et moins jeunes, àce devoir national,de citoyenneté et de surcroit″constitutionnel″. Seulement, qui s’ensoucie? qui songe, même, à sa nécessité inévitable pour préparer les jeunes à défendre leur pays? Qui pense aux chances que ce service offre à ces jeunes conscrits pour apprendre un métier  aux occasions multiples pour le pays d’en tirer avantages et contribuer à résoudre de nombreux problèmes nationauxépineux: réduire le chômage, contribuer au développement de l’infrastructure des zones reculées,participer à la réalisation de grands projets nationaux, permettreaux jeunes à effectuer un service paramilitaireou civil dans les institutions et régions qui ont en besoin?
  • Depuis de nombreuses années l’attention des décideurs a été attiréesur la nécessité de mettre en place un véritable Etat-major interarmées qui sera chargé de planifier et conduire les opérations qui depuis longtemps, ne sont plus qu’interarmées. Quasiment toutes les Armées du monde, évolué et même celles du tiers monde, sont commandées par un Etat-major interarmées, en Tunisie le mystère à propos de cette question continue.Ce mystère ne serait semble-t-ildûqu’à l’appréhensiondes politiques quant à la concentration de tels pouvoirs entre les mains d’un seul homme, le Chef de cet Etat-major interarmées, alors que les solutionssont bien là. Certes, il fautbien connaitre ces institutions, comprendre leur organisation, leurs modalités de fonctionnement pouridentifier et adopter les dispositions de contrôle appropriées en usage dans le monde pour éviter toute dérive,ce qui constitue bien l’objet du contrôle démocratique des corps armés. Bien sûr, cela présuppose aussi un parlement doté de commissions en mesure d’accomplir ce rôle de contrôle, et certainement pas une commission dont déjà l’appellation en dit tout «Commission de l’Administration (sic) et des Corps portants des Armes»; quel rapport entre ces deux domaines: Administration et Corps Armés???
  • Qui s’est rendu compte, que les hautes autorités politiques du pays n’ont jamais exprimé dans un document officiel, genre Livre Blanc ou autre, la «Politique de Défense» du pays? Laquelle Politique de Défense,devrait constituer la base et le guide pour la nation etpour tous les programmes d’actions et de réformes desinstitutions concernées ?A quand naviguera-t-on à vue sans Politique de Défense bien pensée et rassembleuse des différentes tendances nationales, car elle ne peut faire l’objet de dissensions?  Au contraire, les questions de Défense et Sécurité Nationale sont de nature à favoriser la consolidation d’une réelle union nationale du peuple et de toutes ses composantes, classe politique comprise, autour d’une Armée Citoyenne (جيش مواطني), une vraie école pratique des valeurs de citoyenneté, de valeurs de vivre ensemble, valeurs tant recherchées dans notre société, une armée qui serait un milieu d’intégration et de cohésion sociales avec les repères qu’elle représente.

Là ce ne sont que quelques dossiers relevant plutôt du secteur de la Défense, qualification personnelle oblige,mais d’autres dossiers sécuritaires, eux aussi ne bénéficient malheureusement pas encorede l’intérêtnational qu’ils méritent.

Encore une fois, notre environnement,tantrapproché que lointain et presque le monde entier, passent par une phase de très hautes turbulences, terrorisme, extrémisme de tout genre, crise économique, agitations sociales, conséquences du changement climatique et que sais-je encore?
Enfin, l’histoire nous apprend qu’une nation sans une ferme détermination à défendre sa liberté et son existence même, en y consentant les sacrifices nécessaires, ne peut prétendre à une place parmi les peuples respectables et dignes de respect. Cette volonté devrait être traduite dans des programmes de réformes étudiées bien à l’avance, bref adopter une posture résolument proactive et abandonner celle de réagir hâtivement après coups aux malheurs subits.

- Que Dieu garde la Tunisie -

Mohamed Meddeb,
Général de Brigade (retraité) 
Armée Nationale
 

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1 Commentaire
Les Commentaires
Houcine HIZAOUI - 28-12-2016 09:10

Comme d'habitude, mon général, vous pointez intelligemment le mal par son exposition et l'analyse de ses origines apparentes, sans oublier d'inciter le lecteur à approfondir ses recherches pour saisir les fondements de ces maux, en l'orientant à cela par des questions aussi intelligentes. À mon avis, cette politique militari-sécuritaire Tunisienne floue et hésitante, suscitant des actes incohérents, plus proche de l'arbitraire et de l'imprévu que du conçu et du planifié, tire ses origines de la perception même de l’élite Tunisienne du concept militari-sécuritaire. Ceci remonte à la période du mouvement de la libération du pays où on a attribué l’appellation péjorative « Fellaga » aux rebelles, et surtout après la « tentative du coup d’État », en 1962. Depuis ce temps, on ne cesse de restreindre le rôle des forces armées, de dénigrer ses actes et de sous-estimer son personnel. Chose qu’a hérité l’élite actuelle et a agi en conséquence. D’où, l’absence de la stratégie sécuritaire et le manque des moyens reviennent essentiellement à la persistance d’une conception archaïque sous-estimant l’institution militari-sécuritaire et son rôle actif dans le maintien de la souveraineté du pays.

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