News - 30.08.2016

Exclusif : la première interview de Youssef Chahed, «courtois, mais ferme et déterminé»

Youssef Chahed: Cliver avec les solutions anciennes

«Courtois, mais ferme et déterminé», disent de lui tous ceux qui l’ont rencontré lors de la formation de son gouvernement. Youssef Chahed, très peu connu avant sa désignation, ploie chaque jour davantage sous le poids de la charge. «Les séquences se suivent sans arrêt, encore plus compliquées, encore plus accélérées», confie-t-il à Leaders. «A peine ai-je bouclé mon gouvernement et annoncé sa composition, j’ai dû finaliser mon discours- programme devant l’Assemblée, réunir et commencer à faire fusionner mon équipe, et nous lancer tous au travail. Tout est prioritaire, mais il faut s’y prendre avec une bonne approche», ajoute-t-il.

Youssef Chahed a les idées claires. Son concept sera de «cliver dans le fond et la forme avec toutes les solutions anciennes: c’est ce qu’attend le pays». Son style est de déléguer et responsabiliser, mais aussi de favoriser l’anticipation, le courage et l’audace pour décider, bien décider. Son intransigeance est totale quant à la solidarité gouvernementale, l’incarnation de l’Etat, le respect de la loi...

Qu’a dit Youssef Chahed à ses ministres et secrétaires d’Etat ? Comment les a-t-il choisis? Quelles étaient les pressions subies et les surprises vécues ? Comment s’était-il organisé durant cette période et avec quelle équipe transitoire ? Comment compte-t-il restructurer son back-office à la Kasbah ? Quel discours tiendra-t-il au FMI et à la Banque mondiale, d’un côté, et à l’Ugtt, de l’autre? Comment seront ses relations avec Carthage ?

Le tout nouveau chef de gouvernement répond à toutes ces questions et d’autres dans l’interview exclusive qu’il a accordée à Leaders.

Qu’avez-vous dit à vos ministres et secrétaires d’Etat?

J’ai été clair et direct, en traçant des lignes phares.

  • D’abord l’impératif de la solidarité gouvernementale. L’appartenance partisane doit être laissée au second plan. Etre membre du gouvernement est une chance, un privilège, pour servir le pays, surtout en cette phase exceptionnelle. C’est aussi devenir un personnage public et incarner l’Etat. Je n’accepterai aucun écart.
  • L’importance d’une communication gouvernementale cohérente, lisible et compréhensible, loin de toute cacophonie.
  • Le courage et l’audace dans la prise de décision. J’ai dit toute ma détermination à accorder une délégation forte pour décider et assumer pleinement ses responsabilités.
  • Mon soutien total : agissez, j’assume.
  • Sévir en cas de débordement sur la loi et la constitution.
  • L’image du gouvernement, c’est l’image du pays, de l’Etat.
  • L’anticipation est essentielle pour appréhender les premiers signaux et agir immédiatement. En cas de crise, la gérer de manière efficace et rapide.

Comment avez-vous choisi votre équipe ?

Cela n’a pas été facile. Plusieurs paramètres devaient être pris en considération : la compétence, la représentation la plus large possible des familles politiques, celles qui ont signé l’accord de Carthage et les autres, les équilibres, notamment régionaux, l’âge, le genre, etc. Il y avait aussi la question de l’architecture du gouvernement à configurer. En deux semaines, sous de fortes pressions, il fallait tout boucler. Le premier round était consacré aux partis pour proposer des candidats et non réclamer des ministères, en me laissant la liberté de choisir mes futurs ministres et secrétaires d’Etat, parmi eux et ailleurs. C’est à moi de choisir mon équipe, et ses membres n’en seront pas redevables à leurs partis, ce qui est un élément essentiel pour souder la solidarité gouvernementale.

J’ai dû rencontrer près de 250 personnes, certaines pour de longs entretiens, d’autres pour de plus brefs. Je croulais aussi sous l’afflux des C.V. qui provenaient de toutes parts. De très bons, et de moins bons. Chacun voulait être ministre et y tenait bon ? Evaluation, vérification et tri étaient nécessaires pour établir une short-list intéressante et fiable. J’ai procédé alors à un second entretien avec les candidats potentiels.

Puis, je suis revenu vers les partis, dans un second round, pour leur faire part de mes choix.
Les discussions ont été très animées, les pressions montaient, les négociations étaient serrées, surtout que j’ai établi une démarche inhabituelle. Mon objectif était d’avoir les meilleurs dans mon équipe et d’adjoindre aux signataires de l’accord de Carthage les réfractaires comme Al Jomhoury et autres. Difficile d’y parvenir sans susciter des frustrations et créer des mécontentements...
Vous avez dû avoir des surprises ?

Inévitablement ! Et de toutes sortes ! L’ambition démesurée des uns ne me dérange pas, mais ce qui m’a le plus frappé c’est le refus de certains de faire partie du gouvernement. Ils refusent d’assumer une responsabilité publique et d’accepter les conditions offertes.
C’est très surprenant !

Pour l’architecture du gouvernement, pourquoi avez-vous renoncé à l’idée de regrouper certains ministères par pôles spécifiques?

J’ai bénéficié d’un travail approfondi sur les différentes configurations de l’architecture gouvernementale à l’étranger, dégageant les options les plus appropriées pour la Tunisie aujourd’hui. Le regroupement est utile, mais pose actuellement des problèmes techniques et politiques. Techniques, pour avoir vécu l’expérience du détachement des Affaires locales du ministère de l’Intérieur, je sais combien de temps et d’effort cela prend, alors qu’on veut aller vite, très vite. Politiques, il n’est pas aisé, dans un gouvernement d’union nationale, d’imposer un ministre chef de pôle à des ministres issus d’autres partis qui seront soumis à son autorité. Avec le temps, cela changera sans doute.

Par quel moyen allez-vous convertir ce gouvernement hétéroclite en équipe homogène, bien soudée?

Par le projet commun qui nous unit, les défis à relever et la détermination à réussir. Au quotidien, tout sera mis à l’épreuve et vous verrez alors la fusion s’accomplir.

Comment vous êtes-vous organisé durant cette période transitoire?

Vous savez, il n’y a pas de structure d’appui prévue pour accueillir et soutenir l’action du chef de gouvernement désigné, ni de budget alloué. Juste cette résidence de Dar Dhiafa est mise à disposition. Il faut en outre, par souci d’efficience et de confidentialité, se limiter à une équipe très compétente et très restreinte. Elle est composée essentiellement de volontaires, tous bénévoles, qui ont pris des congés, sacrifié leurs vacances et accepté de venir travailler à mes côtés 12, 14, voire 16 heures par jour, week-end compris. Sans s’attendre, en retour, à me suivre à la Kasbah. Telle a été dès le départ la règle mutuellement convenue. Il faut dire que je les connais tous de longue date et nous sommes unis par les grands défis à relever.

Vous êtes resté ministre du Développement local. Comment avez-vous pu continuer à gérer votre département, assurant la tutelle des gouverneurs et des municipalités?

Il fallait que je m’en acquitte aussi ! Alors chaque matin, mon chef de cabinet au ministère me soumet une bonne demi-douzaine de parapheurs garnis de courrier à lire et annoter et de réponses et décisions à signer. Et encore, il a dû me soulager du triple. Je dois tout expédier vers 7h30 du matin, pour changer de casquette et vaquer à ma nouvelle charge!

Quel sera votre style de gouvernement?

Cliver sur le fond et la forme avec les solutions anciennes. C’est le vrai changement qu’attendent les Tunisiens. Il faut donc se départir de ce qui est désuet, inefficace et forger ensemble des réponses innovantes. C’est pourquoi il me paraît essentiel de libérer les initiatives et de déléguer aux membres du gouvernement toutes les responsabilités qui relèvent de leur périmètre. Moins ils viennent me voir, mieux c’est pour tous. Une mauvaise gouvernance fait perdre des points de croissance.

Et à la Kasbah?

Le back-office est important. Je compte d’ailleurs le renforcer et le structurer.

En appelant aussi à vos côtés de jeunes compétences issues de grandes écoles et universités?

Le pays regorge de compétences. Je viens d’en avoir une nouvelle illustration à travers la qualité des C.V. reçus. Je ne manquerai pas d’y puiser.

Quelles seront vos priorités immédiates?

Les cinq objectifs majeurs issus de l’Accord de Carthage. Mais aussi la préparation du budget de l’Etat pour l’année 2017 qui doit être bouclé dans un mois et demi, avant le 15 octobre prochain, tout comme la loi de finances...

Allons-nous vers une loi de finances complémentaire pour 2016?

Je crois que ce sera nécessaire ! Vous imaginez alors la pression des urgences. Mais, nous devons aussi entamer dès maintenant une réflexion approfondie sur le modèle de développement...

Comment comptez-vous procéder avec le FMI et la Banque mondiale, d’un côté, et l’Ugtt, de l’autre?

Rien n’échappe à la connaissance du FMI et de la Banque mondiale. Ils connaissent parfaitement la réalité des comptes de la nation et la dérive des finances publiques. Il va falloir reprendre les discussions avec leurs dirigeants pour mieux leur expliquer le nouveau contexte et essayer de trouver ensemble des solutions appropriées.

Et avec l’Ugtt?

Là aussi le dialogue est utile.

Des décisions douloureuses, des sacrifices à faire...

Des concessions de part et d’autre sont indispensables pour partager le fardeau. La Tunisie finira par s’en sortir. J’en suis persuadé. J’y suis déterminé.

Quelles sont d’ores et déjà vos relations avec Carthage?

Institutionnelles, professionnelles entre les équipes respectives et cordiales sur le plan personnel. Je dois dire qu’il est nécessaire d’établir entre la présidence du gouvernement, celle de la République et l’Assemblée des représentants du peuple des flux permanents de rencontres, d’échanges et de concertations. J’y veillerai.

Propos recueillis par
Taoufik Habaieb




 

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