News - 23.07.2016

La Tunisie entre unité nationale et dictature des groupes intermédiaires

La Tunisie entre unité nationale et dictature des groupes intermédiaires

L’initiative de la présidence de la République pour un gouvernement d’union nationale a occupé le centre des débats politiques pendant les dernières semaines. Malheureusement, et comme d’habitude, ces débats se sont concentrés au mieux sur des sujets marginaux, comme les noms des candidats potentiels à la succession de Habib Essid ou encore la structure du gouvernement d’union nationale, au pire sur des faux sujets, comme la participation ou l’exclusion du premier parti au sein de l’Assemblée des représentants du peuple de la composition du gouvernement espéré.

Comme d’habitude, disons-nous: pas vraiment. Pour être exact, il faut dire: plus que d’habitude. Pourquoi? Simplement, parce que, pour une fois, la question la plus importante sautait clairement aux yeux. Il fallait être complètement aveugle pour ne pas la voir. Laquelle? Nous pouvons l’articuler assez simplement ainsi: étant une équipe de très large coalition, le gouvernement Essid ne constitue-t-il pas déjà un gouvernement d’union nationale? Techniquement, la réponse est oui, sans aucun doute. Alors quelle est donc la dimension d’unité que le nouveau gouvernement est censé apporter?

La réponse la plus simple serait de dire que le gouvernement Essid ne contient pas toutes les sensibilités, puisqu’une force majeure—celle que représente politiquement le Front populaire—ne fait pas partie de son équipe. L’enjeu serait donc de l’inclure, ou du moins de trouver un compromis qui réduit son influence nuisible sur la mise en place des réformes à venir. Cette réponse n’est pas dépourvue de bon sens. Cependant, son caractère politicien la rend trop simpliste pour pouvoir rendre compte de la réalité de l’équilibre des forces en Tunisie. Car il faut d’abord répondre à la question suivante: pourquoi a-t-on besoin d’inclure toutes les sensibilités politiques, voir civiles et syndicales, pour atteindre l’unité escomptée?

La raison est que l’État tunisien n’a aujourd’hui la capacité de faire face à aucune résistance structurée. C’est la cause systémique que les observateurs s’obstinent à ignorer au profit d’interprétations tactiques ou conjoncturelles. Les difficultés des différents gouvernements sont ainsi constamment expliquées par le manque de volonté ou l’absence de vision politique. Ce sont là des idées vagues qui peuvent, sans grande peine, servir toute prise de parole d’opposition. Ces idées suggèrent paradoxalement que la contribution des moyens disponibles à l’exercice de la volonté a une valeur nulle, ou du moins négligeable, puisque l’existence de cette volonté suffirait, à elle seule, pour générer les résultats voulus. C’est une suggestion qui défie toute logique pratique. Par exemple, même dans la vie de tous les jours, la nécessité de la volonté n’annule jamais le besoin des moyens de sa réalisation.
Le pouvoir, plus que tout autre phénomène humain, existe par les moyens de son exercice. Par conséquent, un gouvernement d’union nationale dans le contexte politique tunisien signifie simplement un gouvernement digne de ce nom ; c’est-à-dire un gouvernement qui peut mobiliser les ressources de l’État pour faire face aux résistances. Le véritable problème réside dans le déséquilibre entre les deux éléments constitutifs de cette équation. D’une part, la fracture de la chaîne de commandement continue de handicaper l’action effective des institutions politiques. D’autre part, les corps intermédiaires, notamment de type syndical, disposent de capacités disproportionnées pour bloquer toute décision contraire à leurs intérêts. En d’autres termes, l’expression de l’intérêt national comme fonction ultime de l’État se trouve aujourd’hui doublement enchaînée. C’est cette dimension qui justifie l’importance d’un gouvernement d’union nationale.

Cet objectif est-il réaliste? Malheureusement, il est extrêmement difficile d’être optimiste à ce propos. Compte tenu des défis, d’aucuns préfèreront toujours l’auto-exclusion qui offre des avantages tactiques incontestables. Outre la liberté d’action et de parole politique, elle permet surtout de conserver une certaine virginité politique pour les futures échéances électorales. Selon cette perspective, le partage de responsabilité est synonyme de mutualisation de l’échec. Il s’agit donc de se positionner à proximité des résistances et de contribuer ainsi à aggraver le déséquilibre des forces qui gangrène les relations du pouvoir en Tunisie.

Malheureusement, cette attitude négative est l’enfant naturel des solutions consensuelles qui ont fait jusqu’ici les succès de notre expérience. Car l’idée de consensus implique logiquement un pouvoir de veto qui s’étend au fur et à mesure qu’augmente le nombre des parties prenantes. En d’autres termes, l’obsession de consensus donne une influence disproportionnée à certains acteurs mineurs et constitue ainsi une source systémique de paralysie politique. Or, l’autorité nécessite de l’efficacité qui n’est pas moins importante que les procédures démocratiques pour asseoir la légitimité du pouvoir.

En réalité, l’impuissance de l’État face aux corps intermédiaires est tout aussi dangereuse pour la démocratie que le despotisme du pouvoir. Si les droits inscrits dans la constitution tunisienne de 1959 avaient été bafoués par les dérives autoritaires du régime politique, les libertés assurées par la constitution de 2014 peuvent tout aussi efficacement être remises en question à cause de la faiblesse du pouvoir.

En d’autres termes, la démocratisation tunisienne risque sérieusement de glisser vers une dictature des corps intermédiaires, si le principe des droits n’est pas consolidé par un sens de responsabilité et de devoir. Sans ces conditions, l’échec du gouvernement Essid ne serait que le signe avant-coureur de l’échec de son successeur. Alors Habib Essid deviendrait-il peut-être l’homme providentiel du futur, comme l’a été Mehdi Jomaa, quelques semaines après la fin de son gouvernement.

La vérité, c’est qu’en Tunisie, aucun gouvernement ne peut réussir par ses propres moyens. Le scénario actuel n’est pas le pire. Avec un régime politique hybride, un système électoral excessivement proportionnel, et une scène politique instable, la faiblesse du pouvoir risque de s’accentuer. Un gouvernement d’union nationale ne serait véritablement utile que s’il œuvrait activement à choisir entre l’une des deux options viables dans ces conditions. La première consiste à réduire d’une façon significative les responsabilités de l’État de façon à limiter les répercussions des crises politiques inhérentes au système actuel. La seconde, plus réaliste, nécessite un changement significatif du système lui-même, en introduisant, par exemple, un seuil minimal de vote pour accéder à la représentation parlementaire. Il va sans dire que les deux choix seront férocement combattus par les groupes intermédiaires qui ne voudront pas renoncer à leurs capacités de nuisance. Cependant, c’est le prix à payer pour protéger la démocratie dans ce pays.

Aymen Boughanmi

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