News - 16.03.2016

Jean Daniel: L’indépendance, Bourguiba, Ben Youssef et Mendès

Jean Daniel: L’indépendance, Bourguiba, Ben Youssef et Mendès

L’écrivain et journaliste français Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, livre, en exclusivité pour Leaders, son témoignage sur le processus qui a mené à l’émancipation de la Tunisie. Intime de Pierre Mendès France et d’Habib Bourguiba, il a eu le privilège d’assister au développement de la rencontre entre ces deux hommes, dont l’entente permit à la Tunisie d’accéder, presque pacifiquement, à l’indépendance.

Vous avez bien connu les principaux protagonistes de l’indépendance tunisienne. Comment avez-vous vécu le 20 mars 1956?

J’ai commencé à fréquenter Habib Bourguiba au début des années 1950, quand il venait encore à Paris – c’était avant son arrestation et son exil à La Galite. J’ai aussi eu l’occasion de rencontrer, une seule fois, le syndicaliste Farhat Hached (assassiné en décembre 1952 par les terroristes de la Main Rouge). Cet homme m’avait fait forte impression. Son cœur était dénué de toute haine et il exécrait la démagogie. C’était un combattant, mais il refusait de faire des promesses qu’il ne pouvait tenir. Chose rare à son époque, qui le rapproche d’ailleurs de Bourguiba. C’est une évidence, mais il est bon de la rappeler, le nationalisme néo-destourien et le syndicalisme ont agi de concert pour la libération de la Tunisie. Sans l’Ugtt, la marche à l’indépendance tunisienne aurait été bien différente et Bourguiba n’aurait peut-être pas pu prendre l’ascendant sur son rival Salah Ben Youssef. J’ai aussi rencontré ce dernier, mais une seule fois, juste avant qu’il n’aille à la conférence des non-alignés à Bandung, en avril 1955. Revenons à Bourguiba. J’étais encore un jeune journaliste lorsque je l’ai vu pour la première fois et j’ai fait de lui un portrait ébloui. Il s’approchait de vous, vous fixait de son regard bleu acier, il parlait avec passion, voulait convaincre son interlocuteur.

C’était très flatteur pour moi qui étais un jeune journaliste. J’étais naïf ! Je découvrirai par la suite qu’il était toujours dans cette disposition avec les politiques et les journalistes... Mais ce qui était surtout remarquable, c’était son sens politique. Bourguiba avait son plan en tête. Il voulait séduire par la négociation, pendant que Ben Youssef clamait la violence. Il avait une sorte de confiance inébranlable, il maîtrisait la politique française comme le plus affûté des journalistes parlementaires, il savait exactement qui pouvait évoluer, qui était susceptible d’être convaincu, qui serait inflexible. Il avait son idée, il pensait qu’en dépit de toutes les rebuffades et les brimades qu’elle lui avait fait subir, on pouvait négocier avec la France. A l’époque, cette intuition était révolutionnaire et presque blasphématoire. Les militants anticolonialistes ne juraient que par la lutte armée. Et puis il y avait Mendès France, que j’ai eu le privilège de croiser souvent, quand il a accédé à la présidence du Conseil, en avril 1954. L’indépendance de la Tunisie et les conditions relativement apaisées dans lesquelles celle-ci s’est déroulée sont le produit d’un miracle, du miracle d’une rencontre entre Bourguiba et Mendès France. Je peux dire humblement que j’ai eu le privilège extraordinaire d’assister aux débuts de la réalisation de ce miracle.

Parlez-nous de cette relation si spéciale qui unissait Bourguiba et Mendès France…

Ils avaient beaucoup de choses en commun, à commencer par leur formation juridique d’avocat, leur volonté de concevoir la pensée politique comme toujours liée à l’action et jamais au rêve, la méthode des étapes, ce «gramscisme décolonisateur» si cher à Bourguiba qu’il tenta, vainement, de transposer au conflit israélo-arabe lors de son fameux discours de Jéricho, en 1965. Bourguiba et Mendès étaient tous deux pour le Progrès, et aucun des deux n’était très religieux. Ce qui m’avait frappé, c’est qu’ils avaient la même façon de parler l’un de l’autre, même quand ils ne se connaissaient pas encore ! L’autre point commun, c’est évidemment qu’ils étaient haïs par leur camp. Leur position était fragile, ils pouvaient tomber à tout moment, victimes d’une conjuration des leurs. Ce qui finit d’ailleurs par arriver à Mendès France. Chaque fois que l’un me parlait de l’autre, c’était pour s’en inquiéter – «Etes-vous bien sûr qu’il réussira à tenir? Ce Salah Ben Youssef, il ne va pas nous le prendre?». Il a pu y avoir des mésententes sur le timing ou la façon de faire, mais l’un et l’autre se voulaient au-dessus des contingences de la négociation et laissaient faire leurs ministres. Un hasard incroyable du destin a fait ces deux hommes se rencontrer. Sans eux, la Tunisie aurait certainement fini par devenir indépendante, mais pas si vite, pas dans ces conditions. La guerre d’Algérie aurait pu tout compromettre, a failli tout compromettre. Car Mendès, qui se savait attendu au tournant par la droite et par l’armée française, était obligé de proclamer bruyamment que l’Algérie c’était la France, et de masquer ses desseins véritables pour la Tunisie. Mais son discours de Carthage, du 31 juillet 1954, promettant l’autonomie à la Tunisie, restera comme le premier acte de décolonisation de tout l’Empire français.

Cette indépendance tunisienne a-t-elle tenu toutes ses promesses?

Non, bien sûr. Mais aucune des grandes libérations, des grandes révolutions, à commencer par la Révolution française, n’ont pu tenir leurs promesses. Bourguiba avait ses clartés et aussi ses défauts, c’était un despote éclairé. Avant cela, c’était un libérateur audacieux. Le libérateur de son pays, bien entendu, le libérateur des femmes, le libérateur de la jeunesse, par l’instruction. Il ne faut pas oublier l’autre libération, la libération des travailleurs, par le syndicalisme. Ces ruptures sont considérables, n’ont pas eu lieu dans les autres pays décolonisés et elles façonnent désormais le caractère propre des Tunisiens. J’ajoute, pour poursuivre dans cette idée, que Bourguiba était fasciné par l’Amérique, une admiration presque naïve, car l’Amérique représentait à ses yeux la liberté, comme la France pouvait représenter les Lumières de la pensée. C’est une clé de compréhension importante. Bourguiba se considérait intimement comme le représentant de la liberté, devant la domination coloniale comme devant le traditionalisme, les superstitions et l’esprit théologien, qui asservissaient les mentalités de ses compatriotes. Mais ce n’était pas un démocrate. Il avait le goût de l’autorité personnelle. Il avait tendance à surestimer la nocivité de ses ennemis et à sous-estimer les talents de ses collaborateurs. Avec la vieillesse, il a fini par devenir le jouet de son entourage. On connaît la suite…

L’avenir de la Tunisie, cinq ans après cette révolution qui, elle non plus, n’a pas tenu toutes ses promesses, vous inspire-t-il des craintes ou appréhensions?

Oui. La situation est objectivement très difficile, et elle est rendue encore plus compliquée par les interactions avec le contexte international, avec ce double mouvement de mondialisation et d’islamisation qui affecte le monde arabe en avivant les contradictions. La Tunisie doit vivre avec l’islamisme, donc, en un sens, Ennahdha détient peut-être la clé de l’avenir. Rached Ghannouchi semble avoir considérablement adouci ses positions, en abandonnant ses habits de doctrinaire, en se convertissant au pragmatisme. Toute la question est de savoir si cette conversion sera durable. La concurrence de Daech m’inquiète. Ce mouvement terrifiant peut rendre fous les islamistes ou au contraire les réveiller dans leur modération. J’espère que la raison prévaudra.

Samy Ghorbal


 

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