News - 19.02.2016

Du despotisme et de ses liens

Du Despotisme et de ses liens

Je sais que vérité vaut infortune;
Je n’y puis pourtant renoncer.


Ainsi disait le poète chinois  K'iu Yuan. Certes, la vérité n’est pas toujours bonne à dire. Plus d’un l’a su à ses dépens. Pour avoir tenu à « la vérité, l'âpre vérité » le révolutionnaire Danton, on le sait, a fini sur l’échafaud et le juriste syrien réformiste Abd al-Rahmân al-Kawâkibî, probablement empoisonné.Né à Alep en 1849 et mort au Caire en 1902 dans des conditions mystérieuses, connu surtout pour deux ouvrages incendiaires: Umm al-Qûra (La mère des cités, c’est-à-dire la Mecque), et Tabâ'ia al-Istibdâd wa Massariâ al-Istiâbad (Caractéristiques du despotisme et le combat contre l'asservissement), qui lui ont valu desexactions et des séjours dans les geôles turques à Alep, puis l’exil, Abd al-Rahmân al-Kawâkibîavait eule tort de préconiser dans son dernier ouvrage,publié aujourd’hui par Actes Sud sous le titre Du despotisme et autres textes, «l’instauration d’un régime fondé sur la liberté de conscience, l’égalité entre tous les citoyens et la séparation des pouvoirs législatif et exécutif – mais aussi des pouvoirs religieux et politique.» (4e de couverture).

Abd al-Rahmân al-Kawakibi avait pourtant  presssenti le danger mais comme le disait le poète chinois  K'iu Yuan, il ne pouvait pas renoncer à la vérité:           
«Je parle en tant qu’Arabe musulman, forcé au silence comme tout être faible qui exprime son opinion sous le ciel d’Orient, et prie le lecteur de se rappeler cet adage: «La vérité se fait connaître par elle-même et non par les hommes.» (Introduction)

La traduction de cette nouvelle publication est signée Hala Kodmani ; l’avant-propos est de Salam Kawakibi, le petit-fils, qui ne tarit pas d’éloges sur son illustre  grand-père:

«Enfin! Pourrait-on dire de la première publication en français de ce document de référence pour le renouveau de la pensée arabe et musulmane. Bien que tardive, elle vient à point nommé pour éclairer les débats qui agitent notre brûlante actualité. Les ressorts du pouvoir absolu, la séparation entre la religion et l’Etat, l’assujettissement des peuples, les conditions de l’affranchissement des sociétés musulmanes et autres thèmes essentiels abordés dans ce texte publié au début du siècle dernier, gardent aujourd’hui toute leur pertinence.» (Préface)

La Vérité, la connaissance vraie, n’est redoutée par les despotes que parce qu’elle est l’unique remède contre l’ignorance, mère de tous les maux. Platon l’avait bien explicité dans son Gorgias et dans son Timée. Abd al-Rahmân al-Kawâkibî, qui ne l’ignorait sûrement pas,  ne s’en privait pas pour exprimer son point de vue:
«Celui, par exemple,qui dit que l’origine du mal est la négligence des obligations religieuses se trouve embarrassé quand il se demande pourquoi il en est ainsi. Celui qui considère que le mal provient des divergences d’opinion ne parvient pas à en expliquer la cause. S’il dit que c’est l’gnorance, il est bien obligé de reconnaître que les divergences entre savants sont plus fréquentes que parmi les ignorants, et il se retrouve dans un cercle vicieux. Il décrête alors que c’est la volonté de Dieu, oubliant ce que lui dictaient la raison et la religion, à savoir que Dieu est sage, juste et miséricordieux.» (p.10)

Cette prise de conscience, l’ignorance est la mère de tous les maux qui frappent la nation arabe, avait incité Abd al-Rahmân al-Kawâkibî à lancer en avril 1877, pour la première fois en Syrie, un journal, Al-Chahbâ (‘La Rousse’, surnom d’Alep). Son but était d’éclairer le peuple et d’exprimer son refus du despotisme:
«Conscients qu’il faut pousser les administrateurs à se mettre au service de l’intérêt public comme il en est dans les nations européennes, le moins que nous puissions faire, c’est que la presse devienne un service public et un instrument d’utilité publique.» (p.212)

Devenue désormais «un instrument d’utilité publique», la presse  fut pour Abd al-Rahmân al-Kawâkibî à la fois un sacerdoce et une formidable caisse de résonance. Imbu pour ainsi dire, d’un pouvoir sacré, une fois hors de Syrie, il publia, souvent sous le  pseudonyme ‘Halab’, de très nombreux articles dans divers journaux, à Beyrouth et même à Londres.Ceux publiés au Caire dans Al-Mu’ayyad entre 1900 et 1902 sont à l’origine de l’ouvrage Du despotisme et autres textes. La première partie porte sur ce qu’est le despotisme et ses liens avec la religion, le savoir, la gloire, l’argent, la morale, l’éducation et le progrès, avant de faire feu de tout bois dans le dernier chapitre intitulé: ‘En finir avec le despotisme’. Ainsi parmi les vingt-cinq questions rhétoriques qu’il pose dans ce dernier chapitre, il choisit la dernière :“Sur les efforts pour s’ffranchir du despotisme“ pour mettre en garde tous les despotes:
«Il me faut …rappeler à ces despotes l’avertissement du célèbre Alfieri, qui écrit: “Que le tyran ne se réjouisse pas de sa grande force, car combien de puissants obstinés furent terrassés par de petits opprimés“(p.170)

Dans la postface constituée d’un article lumineuxparu dans Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n°101-102, et intitulé ‘Un réformateur et la science’,Salam Kawakibi, souligne cette réflexion:
«Dans une zone du monde où les conflits religieuxpeuvent éclater pour une raison ou une autre, et où les forces étrangères ne se privent pas pour attiser les tensions, Al-Kawâkibî privilégie l’union, la ‘lutte’ pour réaliser l’union nationale. Il formule solennellement un appel à ses concitoyens : “laissez-nous résoudre notre vie profane en neutralisant les religions qui auront leur rôle à jouer dans l’au-delà. Laissez-nous nous rassembler autour de ces mots : Vive la nation, vive la patrie et que nous vivions libres et dignes“. (p.221)

Il est difficile certes, d’opérer un retour dans le passé pour suivre la genèse de l’identité collective arabe et son cheminement à travers les siècles. Ce qui aurait eu, évidemment, le mérite d’offrir au lecteur occidental des clefs pour jauger ce qui peut l’être et tenter de comprendre ces multiples prismes culturels au travers desquels les intellectuels arabes se perçoivent et perçoivent le monde. La ‘Nahda’ ou Renaissance, initiée par les réformistes arabes comme Abd al-Rahmân al-Kawâkibî, Tahtâwî, Farah Antûn, Shidyâk, ou Muwaylihî, n’était pas  une ‘tabula rasa’, ni une simple transposition par les acteurs locaux du modèle venu d’ailleurs. A ce titre Du despotisme et autres textes reste une entreprise d’un apport inestimable. La conjoncture actuelle aidant, dire qu’il «vient à point nommé»,  et que toutes les questions qu’il soulève «gardent aujourd’hui leur pertinence», il n’y a aucun doute là-dessus. Bien sûr, il est également bel et bien un document de référence pour le renouveau de la pensée arabe et musulmane. Mais ajoutonsencore qu’il est un magnifique reflet de la diversité et de la richesse des textes arabes et en même temps, une passerelle entre les formes d’expression susceptibles de mettre en relief un tant soit peu ce fabuleux trésor encore enfoui sous terre, qu’est l’œuvre fondatrice  despremiers réformistes  arabes.

Du despotisme et autres textes est un ouvrage riche d’enseignement, à lire et à méditer.

Abd al-Rahmân al-Kawâkibî, Du despotisme et autres textes, traduit de l’arabe (Syrie) par Hala  Kodmani, Actes Sud, 2016,  238 pages.

Rafik Darragi

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