Opinions - 26.01.2016

De la noblesse du métier d’agriculteur et des métiers de l’agriculture

De la noblesse du métier d’agriculteur et des métiers de l’agriculture

Dans une récente émission, Naoufel Ouertani a invité une jeune fille, mathématicienne de formation et bergère de son état, tentant de la tourner en dérision dans son émission. Riant à tout propos et s’étonnant de sa situation comme si elle avait fait un acte contre nature. D’ailleurs, depuis la révolution, on a parfois vu des journalistes mener des émissions sur la vie de nos campagnes et de certains de nos concitoyens qui y vivent et où la sobriété, la modestie de leurs modes de vie, ou le fait qu’un garçon fasse 3 ou 4 kilomètres pour aller à l’école … semblent les étonner, à chaque fois, comme si mener sa vie dans la campagne, s’adonner à des travaux manuels (même pénibles) ou faire un peu de marche…, sont des sujets de curiosité et comme si le Tunisien ne peut plus vivre en dehors des villes et de ses conforts artificiels…Entre parenthèses et à titre de comparaison, natif de Tunis, je faisais à pieds, entre l’âge de 6 et 12 ans, le trajet d’El Omrane à l’Annexe du Collège Sadiki (soit 2 fois/jour un peu plus de 3kms) et je ne m’en porte pas plus mal aujourd’hui.
Pour revenir à notre bergère/mathématicienne, je pense que non seulement elle doit être fière de son nouveau métier, mais Naoufel Ouertani n’aurait pas dû animer cette émission sur ce ton aussi narquois comme si notre mathématicienne avait rétrogradé dans l’échelle sociale en cessant de courir derrière l’Etat et quémander un emploi de fonctionnaire. Au contraire, il fallait l’encourager afin qu’on comprenne tous que le métier d’agriculteur, d’éleveur…, ou appartenant à l’un ou l’autre des métiers de l’agriculture, constitue non seulement un métier noble ; mais que dans - les pays développés - il existe même, dans ce cas-là, un enseignement supérieur pour le métier de berger. En Tunisie, le métier de berger était l’apanage de la grande tribu des Mrazigues de la région de Douz et ses environs. Bergers qui permettaient à la Tunisie une exploitation rationnelle de ces pâturages  sahariens pratiquement abandonnés aujourd’hui ! Parcours sahariens … qui ont fait l’objet d’un grand nombre d’études par les anciens agronomes, phytosociologues, forestiers.. Français à l’époque du protectorat, et qui ont fait même l’objet de thèses de doctorats présentés à la Sorbonne ! Documentons-nous bien quand on se propose de préparer une émission destinée au public pour ‘’séparer le bon grain de l’ivraie’’ ; et un métier de berger en vaut bien un autre, et n’est nullement réservé à des analphabètes.
D’ailleurs, un petit calcul ne fait pas de mal : élever 300 brebis et chèvres, et sans trop de connaissances techniques pour ce métier, comme c’est le cas de notre bergère/mathématicienne, lui permet de produire 300 agneaux et chevreaux/an, qui commercialisés grosso modo à un prix moyen de 200 Dinars /unité cela fait un revenu de 60.000 Dinars/ an ou encore 5000 Dinars/mois. C’est-à-dire un salaire équivalent au salaire de plus d’un PDG d’une grande entreprise de la place ! Elle n’est donc pas en train de perdre son temps, en plus d’une vie au grand air au lieu de se confiner dans l’atmosphère viciée d’une quelconque administration !

Est-ce que ‘’Faire des études‘’ implique, pour un jeune, de ‘’lui donner‘’ un emploi dans l’administration‘’ ?

Il est vrai que le protectorat nous a légué cette idée que ‘’les études sont faites pour  bénéficier d’un emploi dans la fonction publique’’ et que cette notion a continué de primer après l’Indépendance. Mais aujourd’hui, tous les pays développés ont opté pour l’entreprise privée qui constitue la base de leur développement, et qu’il nous revient d’inculquer à nos jeunes d’aujourd’hui, cette approche de devoir compter sur soi-même pour trouver un emploi.  A ce sujet, notre prophète disait d’ailleurs, et il faut le rappeler partout:

'' لأن يأخذ أحدكم حبله فيحتطب على ظهره خيرً له من أن يأتي رجلا فيسأله، أعطاه أو منعه''

Mais aujourd’hui, il faut bien expliquer et convaincre ces jeunes qui demandent au gouvernement de leur donner de l’emploi que si nous faisons des études, c’est tout simplement pour faire évoluer notre savoir, notre imaginaire…, pour faire travailler nos méninges,  prendre en mains notre destinée et créer par soi-même une place au soleil…’’ ; Pour ce,nous  ne devrons pas leur expliquer que l’emploi  ne se donne pas et que ‘’pour trouver de l’emploi’’ on ne doit pas passer son temps au café et dans les si nombreux cafétérias à regarder les matches à la télévision… pour sortir, par la suite dans la rue et demander à être recrutés par l’Administration.  L’Administration étant, malheureusement, saturée…. Notre bergère/mathématicienne, avec son initiative de faire cet élevage de brebis, doit être prise comme modèle ; son nom et sa photo doivent être placardés au ministère du travail pour se créer un emploi et montrer ce qu’on peut faire avec un peu d’imagination.

Par association d’idées d’ailleurs, il y a 2 ou 3 ans, un ministre avait proposé à ces diplômés en chômage de se joindre aux chantiers de cueillette des oliviers ; et on se rappelle tous de ce que certains journaux ont tourné en dérision cette proposition, la considérant comme indigne d’un diplômé ! Alors qu’on sait que plus d’une mère de familles au Sahel et au Cap Bon n’a pas froid aux yeux pour appeler, autour d’elle, ses fils professeurs, médecins… , leurs petits fils et petites filles … à récolter avec elle ses oliviers, sans que cela ne soit considéré comme dégradant pour eux. Soit une sensibilité à fleur de peau, mal placée des uns ou des autres…, et qui n’a pas sa place dans l’économie familiale. La raison étant que dans l’enseignement, dans l’éducation des enfants…, on ne donne au travail la vraie valeur qui lui revient.

Ce ne sont là que deux exemples parmi les métiers de l’agriculture. Mais, il y a bien d’autres emplois à viser que se soit à temps partiel, temporaire ou à plein temps. Comme exemples on peut citer la fabrication de fromages (au lieu de déverser le lait dans la rue..), l’extraction de miel, les multiples types d’élevages (oiseaux, abeilles, perdrix, cailles…) qui demandent peu d’espaces, le tannage de peaux d’animaux, l’inclusion de fleurs ou de divers objets, la fabrication de petits matériels agricoles, la création de diverses entreprises de travaux agricoles….sans parler de diverses cultures qui peuvent se faire même dans le cadre de ce que les anciens appelaient ( معونة ) et qui peuvent se faire entre père et fils ou filles ou entre employeurs et employés . En France, vous trouvez par exemple des filles qui se sont installées en ‘’maréchales/ferrants’’, qui sont très satisfaites de leur métier et n’en ont aucun complexe…. En Allemagne, il y aurait plus de 7 millions de personnes qui exercent des emplois à temps partiel sous contrat, appelé le "Nebenjob" ; rémunérées à un maximum de 450 €/mois, et avec des charges sociales peu élevées alors que le salaire minimum mensuel s'établit à quelques 1473 €. Pourtant, toutes en sont satisfaites employeurs et employés.

Un rôle planificateur et initiateur de l’Administration

Je ne dis pas cela pour défendre l’administration avec laquelle je n’ai plus rien à faire. et il faut même reconnaître que, comme le disent beaucoup de nos agriculteurs ‘’ أنتم في واد و نحن في واد  ‘’ et ils ont raison. La Tunisie est aujourd’hui secouée par cette crise de jeunes sans emplois et ils ont raison. Ainsi, et alors que l’Administration et ses planificateurs sortent un ‘’Appel International à Manifestation d’Intérêt relatif à la promotion du Plan de Développement 2016-2020 et l’assistance dans l’organisation d’une conférence internationale - Termes de références’’ ; alors que ce plan n’est même pas prêt. Et alors que nous parlons de décentralisation et de déconcentration, pourquoi ces planificateurs n’ont même pas sorti ‘’un mode d’emploi’’ de la préparation  de ce Plan où les jeunes soient impliqués. N’auraient-on mieux agi si la conception de ce Plan aurait été conçue délégation par délégation entre jeunes, représentants de l’administration et avec quelques experts de différents domaines pour éviter toute dérive et expliquer, à chaque fois, ce qui est faisable de ce qui ne l’est pas !
Pour notre Tunisie, et dans les conditions que nous vivons de l’après-révolution, le Plan que nous sommes censés définir en particulier se doit de partir d’un rôle réaliste de l’Etat pour arrêter ses stratégies. Attribuer à l’Etat un rôle de Stratège/Planificateur qui se contente de planifier et de concevoir des outils et des leviers pour l’adoption et l’application de ses stratégies par des privés, des financiers, des investisseurs… n’est probablement pas réaliste. Adopter pour l’Etat plutôt un rôle d’Etat/Initiateur de programmes et de projets précis serait plus adapté. Disons qu’en dehors des grands projets d’autoroutes, de barrages, d’électrification…, il y a peu de chance d’adoption par le privé d’autres types de projets de développement. L’Etat va devoir, ainsi, prendre des initiatives (par ses services) pour lancer les programmes éventuels tout en définissant comment il se fera relayer par des entreprises ou des structures adéquates à créer ou à encourager entre-temps.

Ainsi, ce Plan tout en étant discuté avec les responsables locaux et les jeunes, devrait intégrer des solutions immédiates pour les problèmes de l’heure : création d’emplois (pour les chômeurs diplômés et non diplômés…. de grands chantiers nationaux à caractère pérenne ou transitoire….) ; le développement d’agricultures industrialisantes ; la régionalisation des objectifs et la réalisation d’actions prioritaires aux régions défavorisées, la réduction du coût de la vie aux citoyens ; l’amélioration de la productivité ; la programmation de formations adaptées au Plan ; la grande industrialisation qui peut servir de locomotive à l’activité économique, contribuer à une reconfiguration de l’économie régionale et à la création d’emplois autres qu’agricoles et alléger les excédents en RH agricoles….

A côté de cela, ce Plan devra identifier des projets et programmes à proposer à des investisseurs nationaux (et/ou) internationaux à caractère structurant pour favoriser l’infrastructure, le transport, les services, l’exportation, le développement de nouveaux modes d’approvisionnement ou de commercialisation ; comme il devrait proposer de petites industrialisations locales créatrices d’emplois et valorisantes des produits et co-produits de la terre, de l’artisanat… ; ainsi que la production et l’utilisation des énergies renouvelables dans nos campagnes…, et les mesures économiques de toute sorte pour réduire nos coûts de production, élément fondamental pour réduire le coût du couffin du citoyen sans cesse réclamé et peu écouté etc…, etc… . Autant de projets et programmes, non limitatifs mais volontaristes, où la priorité doit être bien dégagée pour les régions les moins développés et les régions souffrant notamment d’insuffisances naturelles (climat, sol, eau, éloignement…).

Et si j’axe ici mon propos sur l’agriculture, c’est que c’est l’agriculture qui peut, entre autres bien entendu, contribuer aujourd’hui à créer de l’emploi par des mesures appropriées encourageantes pour un retour des jeunes à la terre, l’introduction de réformes pertinentes pour remettre en selle le secteur et à reprendre des programmes d’intensification de la production pour l’exportation et surtout pour nourrir la population. Les pays développés se targuent – à juste titre – de se fixer pour objectif  de ‘’Nourrir la planète en 2030 et 2050’’….  Alors que le projet de Note d’orientation du MDCI  qui relègue l’agriculture au second rang de ses préoccupations et n’ose pas parler de la nourriture du citoyen ou de sa production … comme s’il s’agissait d’objectifs secondaires et que produire de la nourriture est signe d’un retard intellectuel. On ne peut quand même pas rester de plus en plus dépendants de l’importation de l’étranger quand notre agriculture présente encore des potentialités non exploitées!

L’exemple du succès de l’agriculture israélienne qui exporte aujourd’hui des produits agricoles verss tous les pays du monde est dû à ses producteurs médecins, ingénieurs, avocats et toutes sortes d’intellectuels… qui n’ont ressenti aucun complexe à retrousser leurs manches pour travailler intelligemment et patiemment la terre.

L’exemple du succès de l’agriculture française, également exportatrice de produits agricoles, que j’avais connue dans les années 60 et qui n’était pas à un meilleur niveau par rapport à notre agriculture d’aujourd’hui, a pris son essor avec la Loi d’Orientation de 1960 qui a restituée au ‘’travail’’ de l’agriculteur sa vraie valeur. Bien conçue après un dialogue qui a duré 2 ans, comme disait  en 1674 Nicolas Boileau ‘’Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément. ‘’. Cette Loi d’Orientation, bien conçue, a permis à la France de devenir le grand exportateur qu’elle est aujourd’hui.

A mon ami, Si Habib Essid Chef du gouvernement et avec mes respects, à tous les membres du gouvernement

La situation de notre agriculture, de nos jeunes qui sont en majeure partie issus de milieux agricoles et ruraux, mais happés par les lumières de la ville ; ne sont certainement pas satisfaisantes alors qu’il existe des possibilités d’un retour à la terre par la création d’un emploi familial graduel. Un encouragement moral et matériel ainsi que des réformes doivent être entamés pour cela, et c’est à nous tous d’encourager pareille tendance.
A tous de prôner tout haut que rien ne peut se faire sans hisser LE TRAVAIL à sa vrai valeur ; que l’obtention d’un diplôme ne doit pas empêcher un ‘’retour à la terre’’ ; que nourrir le ‘’citoyen’’ est un devoir patriotique auquel nous nous devons tous s’attacher. Raison pour laquelle un appel est à faire à nos imams, à nos enseignants de tous grades, à nos pédagogues et à nos agronomes… pour contribuer à pareille campagne. Cependant, on ne peut rien faire sans UN PLAN DE DEVELOPPEMENT auquel tout le monde doit être associé pour en faire une Loi d’Orientation pour la relance de l’agriculture et du pays.

Enfin, bien négocié avec l’Union Européenne dans le cadre de l’ALECA (Approfondissement de L’intégration Et Conclusion d’un Accord de Libre-Echange Complet et Approfondi), le développement de l’agriculture et de l’emploi pourront certainement trouver là une possibilité d’un nouveau Plan Marschall pour la Tunisie.

Malek Ben  Salah
Ingénieur général d’agronomie, consultant international,
spécialiste d’agriculture/élevage de l’ENSSAA de Paris