Opinions - 12.11.2015

Fadhel Moussa: Les villes du monde doivent favoriser une coopération décentralisée avec les villes tunisiennes

Fadhel Moussa

S’adressant aux maires de grandes villes du monde, réunis à Florence du 5 au 8 novembre 2015, dans le cadre de la conférence internationale «Unité dans la diversité», le Pr Fadhel Moussa a plaidé en faveur d’une coopération décentralisée soutenue entre villes, bénéficiant à la Tunisie.

Je suis particulièrement honoré de me trouver parmi vous dans cette assemblée plénière réservée à mon pays que vous avez ainsi privilégié par ce «spécial focus pour la Tunisie». Je suis très touché par cet égard particulier et vous en remercie de tout cœur. 

C’est la marque d’une considération qui s’ajoute à celle qui vient de nous être accordée par l’Académie d’Oslo. Le prix Nobel a été une bonne nouvelle pour la Tunisie qui poursuit son chemin sur la voie démocratique qu’elle a choisie.

Certains ont estimé que ce prix, qui a récompensé la «révolution du jasmin» de 2010/2011, a tardé à venir. Peut-être que l’Académie d’Oslo a attendu pour voir si le processus démocratique allait se poursuivre, ou si ce n’était qu’une hirondelle qui seule ne pouvait faire le printemps.

Quatre ans après elle a sans doute réalisé que la transition démocratique, en dépit de tout, n’était pas un feu de paille. Le dialogue national et la feuille de route mis en place par l’intermédiation du «Quartet» ont été bel et bien respectés. Comparée à d’autres, l’expérience tunisienne a été jugée digne de cette distinction.

Par ce prix on a entendu gratifier ce processus pacifique et encourager sa poursuite aussi pacifiquement. C’est ce à quoi la Tunisie s’emploie en dépit de tant de difficultés et d’obstacles internes et externes.
Mais il est bien entendu, qu’à cette occasion, on ne doit pas perdre de vue les martyrs qui ont payé de leur vie ce succès. Un succès qui reste tout relatif tant que le voile ne sera pas levé sur les auteurs des crimes qui ont entaché la révolution et le processus démocratique et tant qu’une totale réconciliation nationale ne soit pas réalisée dans le cadre d’une justice transitionnelle sereine.

Mesdames et Messieurs

La Constitution, adoptée le 26 janvier 2014,n’a pas consacré les valeurs démocratiques et républicaines seulement(1), elle a aussi choisi la voie de la modernité et de l’ouverture sur le monde(2). Elle est restée fidèle à l’histoire du pays de plus de 3000 ans. Elle est aussi restée marquée par les diverses cultures et civilisations induites par la géographie qui a placé la Tunisie au centre de la méditerranée.

La conjugaison de l’histoire et de la géographie lui ont valu le qualificatif de carrefour des civilisations. Mais la Constitution a tout aussi réaffirmé et sans ambages, son attachement indéfectible et privilégié à son identité arabe et à l’Islam, l’Islam fondé sur la tolérance et la modération(3).

A ce titre la Constitution dispose que: «L’État protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes .. L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance.. Il s’engage également à prohiber et empêcher les accusations d’apostasie, ainsi que l’incitation à la haine et à la violence et à les juguler»

C’est pour dire que la consécration de l’«unité dans la diversité» trouve en Tunisie et dans sa Constitution une belle illustration. C’est une option fondamentale.

Mesdames et Messieurs

Je suis personnellement honoré par cette invitation et ce privilège de m’adresser à d’illustres maires représentant plusieurs villes du monde entier et partager avec eux, après la rencontre, un dialogue pour la paix.

C’est précisément à cette échelle locale que la démocratie, la citoyenneté et les droits fondamentaux se déploient le plus naturellement et le plus directement. C’est aussi dans ces espaces que se situe la première ligne de front contre l’autoritarisme.

La Tunisie a choisi  cette voie  comme cela est attesté par le statut accordé au pouvoir local par la Constitution, même si l’Etat est déclaré unitaire. La Constitution a prescrit la généralisation des collectivités territoriales à trois niveaux sur l’ensemble du territoire de la république. Il faut aussi rappeler que  cela a été compris comme un corollaire du principe de la discrimination positive en faveur des localités défavorisées, qui a été constitutionnalisé à son tour.

A cette fin et en rapport je souhaiterais commencer par raconter une histoire tragique,  comme  illustration de la dimension locale de la révolution tunisienne. Elle peut servir d’exemple et confirmer ce qui a été prêté au président L.Johnson qui aurait dit : «lorsque le poids de la présidence me pèse, je me console en disant que ça aurait été pire si j’étais maire»

C’était le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid une collectivité locale du sud-est tunisien, un jeune marchand ambulant a été empêché d’installer son étal de fruits et légumes par une employée municipale. Une altercation a surgit. Il a été brutalisé et injurié et sa marchandise fût confisquée. 

Ce jeune homme, comme tant d’autres qui peinent à gagner leur vie, indigné et désespéré, s’est résigné à s’immoler par le feu mettant fin à ses jours.

Un martyr est né qui symbolisera par son acte une tragique légende. Pensait-il  qu’il allait déclencher par son geste une révolution ? Savait-il que l’automne interminable qu’il vivait était destiné à se dénouer de la sorte par la floraison d’un  printemps tunisien et par suite un printemps arabe ? Se doutait-il qu’il allait être à l’origine de la « révolution du jasmin » à qui sera accordé le prestigieux prix Nobel de la paix  qui reviendra au «quartet» : l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens ; l’Union Tunisienne de l’Industrie du Commerce et de l'Artisanat ; La Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme et l’Ordre National des Avocats Tunisiens; dignes représentants de la société civile?

Toujours est-il que  cette société civile, récompensée par le prix Nobel, gardera en mémoire Mohamed Bouazizi qui  deviendra désormais le premier de ses symboles.

Cette société civile militante et active, qui s’est mobilisée derrière les constituants démocrates retirés de l’Assemblée nationale constituante  organisant le «sit in du départ» le départ du gouvernement et de l’Assemblée  en contestation de la gestion désastreuse du pays et surtout pour contester un projet de constitution passéiste. C’est cette société civile qui  secrétera et appuiera ce « Quartet médiateur » qui réalisera la sortie de crise qu’a connue le pays.

Cette crise provoquée par le blocage des travaux de l’Assemblée Constituante  et par suite la perpétuation de la période de transition au-delà du temps qui lui était impartie avec toutes les conséquences graves qui en découlaient. Grace à eux les travaux reprendront sur la base d’un dialogue national, une feuille de route et un calendrier précis.

Ces organisations de la société civile ont contribué ainsi d’une manière très significative à pacifier la société. Ils ont réussi le pari de faire évoluer le pays d’une phase de transition démocratique provisoire et agitée vers une nouvelle phase de dialogue national fondé sur un contrat social consensuel considéré pour un temps inespéré voire impossible.

Un contrat social qui a rapproché les islamistes conservateurs des sécularistes modernistes sur la base d’une Constitution consensuelle unique dans le monde arabo musulman. Unique car elle concilie  ce qui semblait  inconciliable à savoir la civilité de l’Etat d’un côté et l’identité arabo musulmane de l’autre. Le résultat a été : une Constitution pour une société à dominante musulmane dans un Etat civil démocratique et sécularisé , adoptée à une majorité écrasante de 200 voix sur 217.

Mesdames et Messieurs

Une municipalité et sa gouvernementalité ont été à l’origine de la révolution tunisienne. L’ironie du sort a voulu que la contestation de l’autoritarisme et du mal être de la jeunesse se déclencha à l’échelle locale et municipale puis régionale avant de devenir nationale.

Une révolution qui a évolué  crescendo «down up» partant des localités défavorisées de la Tunisie profonde pour remonter vers la capitale à Tunis le 14 janvier 2011 entrainant l’exil de l’ancien «maître» du pays et la chute de son régime. Ce n’est que justice que la société civile soit  constitutionnalisée et ce n’est pas par hasard qu’elle le soit dans le chapitre du «pouvoir local» en ces termes à l’article 139 : «Les collectivités locales adoptent les mécanismes de la démocratie participative et les principes de la gouvernance ouverte, afin de garantir une plus large participation des citoyens et de la société civile à l’élaboration des projets de développement et d’aménagement du territoire et le suivi de leur exécution, conformément à la loi.»

La circonstance et l’objet de notre conférence me conduisent à me limiter à apprécier l’impact  de la révolution tunisienne sur le renforcement de la décentralisation territoriale. Cela apparaitra nettement dans la nouvelle  Constitution qui consacrera un chapitre assez fourni et ambitieux intitulé  «le pouvoir local» mais qui ne sera mis en application au mieux qu’en octobre  2016 selon le gouvernement. Je tirerai ensuite les enseignements et vous proposerai un projet de programme d’action.

Mesdames et Messieurs

La révolution a entrainé en quelques semaines la dissolution des  municipalités et des conseils de gouvernorats. Les anciens conseils municipaux élus avant la révolution furent remplacés par des «délégations spéciales». Les nouveaux édiles sont ainsi nommés et continuent encore à gérer avec une participation de quelques représentants de la société civile en attendant les futures élections locales et régionales.
Un «chantier» est ainsi ouvert en ce moment pour mettre en application la Constitution à l’échelon local et régional après avoir doté le pays, à l’échelle nationale, d’un parlement, d’un président de la république élus au suffrage universel et d’un gouvernement issu de la majorité, une coalition en l’occurrence.

Les projets de lois organiques portant le code  électoral d’une part et le code communal d’autre part sont aujourd’hui quasiment prêts. Par la mise en place de la décentralisation à travers la  commune en particulier, on entend revenir à cette «école de la démocratie» telle que qualifiée par Alexis de Tocqueville. Le pays en a  vraiment besoin.
C’est pourquoi par son objet cette conférence est providentielle pour nous car elle coïncide avec une période où tout est en reconstruction au niveau local, régional et provincial.

Mesdames et messieurs

Nous sommes réunis ici comme signalé dans l’argumentaire dans une conférence ayant pour objectif «la discussion parmi nombreuses administrations locales représentées par des maires provenant du monde entier et en particulier des pays qui vivent actuellement des situations de guerre ou d’instabilité … Cette conférence va être une rencontre pour un dialogue entre les représentants des gouvernements locaux qui souvent peuvent se comprendre beaucoup mieux sur les problèmes concrets se parlant directement sans passer par la diplomatie des états, surtout quand les états sont en conflit.»
Je souhaite en premier vous rassurer en précisant que la Tunisie ne fait pas partie «des pays qui vivent actuellement des situations de guerre ou d’instabilité» et qu’elle n’est pas non plus «en conflit avec un autre Etat»

Il est vrai cependant  qu’elle est en conflit mais avec le terrorisme et ceux qui prétendent défendre de formes étatiques nébuleuses. Elle est l’objet d’agressions par des terroristes se drapant d’un faux voile de l’Islam qui sert à combattre la légitimité de toute idée de l’Etat de droit fondé sur une  Constitution  démocratique et les valeurs universelles des droits de l’homme qu’a choisi mon pays.
Je peux vous assurer que la Tunisie est attachée à ce que   l’acquisition du pouvoir  ne puisse se faire que par la voie démocratique et non par la force et la terreur. A cet égard la Tunisie peut être située dans une catégorie sui generis, qui lui a valu la qualification d’« exception tunisienne ». Je ne connais pas de  pays arabes où l’alternance au pouvoir a eu lieu d’une manière réellement aussi démocratique.
Quant à cet épi phénomène du terrorisme, la Tunisie est très vigilante et consciente, comme l’a dit Jefferson,  « l’éternelle vigilance est le prix de la liberté ». J’ajouterais que c’est aussi  «le prix de la sécurité ».La preuve que la situation est sous contrôle vient de m’être apportée par Mme la maire du Luxembourg qui m’a informé que Mr le Premier Ministre du Duché est actuellement en visite privée à Djerba dans le sud tunisien.

Mesdames et messieurs

Je ne souhaiterais pas partir d’ici en me contentant de dire, à juste titre, que c’était une belle conférence, réussie sur tous les plans, dans une ville superbe, magique, un musée à ciel ouvert et en ne gardant uniquement qu’un beau souvenir aussi indélébile soit-il.

Je souhaite voir concrétiser un projet avec un suivi et un engagement en soutien à une initiative collective encouragée  par notre Constitution qui mentionne à l’article 140 que «les collectivités locales peuvent établir des relations extérieures de partenariat et de coopération décentralisée». Je vous invite à favoriser cette coopération  décentralisée avec nos collectivités locales en Tunisie qui est l’exemple quasi unique de la réussite en un temps record d’une avancée considérable sur la voie démocratique qui lui a valu le prix Nobel de la paix.

La Tunisie doit être soutenue davantage par la coopération et le co-développement pour faire réussir son projet d’essor local et régional bouclant ainsi la boucle après les réalisations démocratiques accomplies à l’échelle centrale.

La Tunisie doit pouvoir être en mesure de mieux résister à toutes les tentatives de mise en échec du processus démocratique dont les conséquences seront désastreuses pour la paix et la sécurité en méditerranée et bien au-delà notamment par l’encouragement de l’immigration clandestine vers l’Europe qu’aucune muraille ne pourra empêcher.

Mesdames et messieurs

Je souhaite ici à Florence, dans l’esprit «des dialogues méditerranéens» préconisés par G La Pira Maire de Florence en 1955 mais étendu au-delà, proposer la reprise soixante ans après, de ces dialogues par l’appel à une coopération décentralisée avec des  collectivités tunisiennes dans différents domaines selon des termes que nous pouvons convenir. Nous devons engager la réflexion sur de nouvelles idée et formes de co-développement.

Des initiatives peuvent être prises dans ce sens qui peuvent  revêtir différentes formes. Elles peuvent porter le label de: «coopération décentralisée pour la paix»

J’estime que la Tunisie a vocation à un appui «complet et approfondi» dans son effort de développement local et régional qui vient d’être engagé après sa réussite dans le lancement du processus démocratique à l’échelle centrale.

Mes discussions avec beaucoup de maires m’ont encouragé à réitérer ma suggestion lors de mon intervention à l’ouverture de la conférence. A cet effet je suggère encore:

  • Une initiative à lancer ici à Florence à laquelle seront associés les maires de bonne volonté intéressés et je pense qu’ils sont nombreux.
  • Une facilitation des contacts en vue de formaliser des accords de jumelage et de coopération décentralisée avec des collectivités territoriales tunisiennes.
  • La mention dans une déclaration finale de notre conférence, l’appui à cette proposition qui finalement n’est qu’un engagement de principe et qui marquera que notre conférence a innové.

Je m’emploierai de mon côté à  prendre les contacts nécessaires pour l’organisation à Tunis dans plus ou moins deux ans une conférence  pour une évaluation des premières actions communales de coopération décentralisée et le lancement d’un projet plus élaboré pour l’appui du processus de mise en place de la nouvelle décentralisation en Tunisie.
Je suis persuadé que cette initiative trouvera  auprès des autorités officielles de mon pays mais aussi auprès de beaucoup de partenaires de la société civile nationaux et internationaux  et notamment le «Quartet» un répondant et un appui.

La Tunisie a bénéficié du prix Nobel de la paix j’espère qu’elle trouvera aujourd’hui auprès de notre conférence et au-delà de nos diversités cette unité autour de ce cri lancé par La Pira «Le città non vogliono morire» qui rejoint l’hymne à la vie de notre grand poète Abulkacem Echebbi qui nous a fait entonner: «si un jour un peuple décide de vivre le destin doit s’incliner devant lui»  Ceci atteste que si nous sommes ici comme représentants de communautés aux cultures diverses nous sommes unis par des valeurs humaines universelles. C’est cela l’unité dans la diversité qui a été choisie comme label de notre conférence.

F.M.
06/11/2015

(1) Le préambule dispose: «[Exprimant l’attachement de notre peuple] En vue d’édifier un régime républicain démocratique et participatif, dans le cadre d’un État civil dans lequel la souveraineté appartient au peuple, par l’alternance pacifique au pouvoir à travers des élections libres et sur le fondement du principe de la séparation des pouvoirs et de leur équilibre, un régime dans lequel le droit de s’organiser reposant sur le pluralisme , la neutralité de l’administration et la bonne gouvernance, constitue le fondement de la compétition politique, un régime dans lequel l’État garantit la primauté de la loi, le respect des libertés et des droits de l’Homme, l’indépendance de la justice, l’égalité de tous les citoyens et citoyennes en droits et en devoirs et l’équité entre les régions;»

(2) Article 42: Le droit à la culture est garanti. La liberté de création est garantie. L’État encourage la créativité culturelle et soutient la culture nationale dans son enracinement, sa diversité et son renouvellement, en vue de consacrer les valeurs de tolérance, de rejet de la violence, d’ouverture sur les différentes cultures et de dialogue entre les civilisations. L’État protège le patrimoine culturel et en garantit le droit au profit des générations futures.  

(3) Le préambule dispose: «Exprimant l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’Islam et à ses finalités caractérisés par l’ouverture et la tolérance, ainsi qu’aux valeurs humaines et aux principes universels et supérieurs des droits de l’Homme. S’inspirant de notre patrimoine civilisationnel tel qu’il résulte de la succession des différentes étapes de notre histoire et des mouvements réformistes éclairés qui reposent sur les fondements de notre identité arabe et islamique et sur l’acquis civilisationnel de l’humanité, attachés aux acquis nationaux réalisés par notre peuple;»





 

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