Opinions - 12.10.2015

La Tunisie en pleine révolution économique

La Tunisie en pleine révolution Economique

De Ben Ali à Béji, en passant par Ghannouchi, Beji, Jebali, Laarayedh, Jomaa et Essid, les gouvernements se suivent, les réformes s'accumulent, les "vous allez voir ce que vous allez voir" se multiplient, et l'économie semble toujours réticente à obéir aux ordres transmis par la kommandantur suprême. Tout se passe comme si la cabine de pilotage de l'économie était déconnectée de l'économie. Tout là haut, on s'échine à actionner des leviers et des commandes, on invite les journalistes à prendre des photos,  mais rien ne semble vouloir répondre.

On peut trouver plusieurs raisons aux échecs successifs de l'économie Tunisienne. Celle que je propose d'étudier dans cet article est la vision archaïque et totalement dépassée de ce qu'est une Economie Nationale. J'appuierais mon analyse sur un livre qui a connu un grand succès dans les années 90, "l'Economie Mondialisée", de Robert Reich, secrétaire d'Etat au travail du gouvernement Clinton.

Entre les années 1930 et 1980, le keynésianisme était très à la mode. L'Etat, selon cette interprétation qu'ont fait les politiciens de cette théorie, pouvait relancer l'économie en dépensant plus. Une sorte de recette miracle dont fantasmaient tous les hauts commis de tous les Etats. "Dépensons et distribuons du pouvoir d'achat", ont t-ils dit en chœur, pour le bonheur de tous et surtout du nôtre.
L'échec économique de la France socialiste de 1982 a sonné quasi définitivement le glas de cette vision qui ne perdure que dans des microcosmes politiques vivant dans le passé. Le keynésianisme, à la sauce Etat providence, qui distribue à tout va ne bénéficierait désormais qu'aux pays voisins. Et le pays qui tente de relancer son économie par les dépenses est un pays qui augmente ses déficits, ses dettes, ses frais divers de fonctionnements et qui plonge dans le marasme économique. La Tunisie post révolutionnaire, séduite par les promesses des vieilles théories de la création de richesses à partir du néant, a pu revérifier par elle-même la fausseté des promesses de l'Etat providence. Plus aucun démagogue n'ose désormais parler de relancer l'économie en distribuant du pouvoir d'achat. Et la tendance des discours est désormais aux sacrifices et aux offrandes à l'Etat toujours aussi Omniscient et Omnipotent.

Ce que Robert Reich tentait d'expliquer déjà en 1994 est que l'économie nationale est un concept qui n'a plus court. L'idée que les habitants d'une nation sont tels des passagers sur un paquebot, solidaires entre eux, ayant besoin les uns des autres, est totalement dépassée. Désormais, les produits ne sont plus nationaux et le "made in un pays donné" n'a plus de sens. L'économie est devenue interactions mondiales et les citoyens d'un pays donné sont désormais reliés entre eux principalement par ce qui est fait de leurs impôts. De plus en plus, il est possible de travailler totalement déconnecté de l'économie locale. Nous ne sommes plus économiquement sur le même bateau. L'économie Nationale n'existerait plus (je ne puis malheureusement exposer toute l'argumentation de Mr Reich). Et du paquebot, il ne reste qu'une cabine de pilotage remplie de dinosaures économiques.

Robert Reich divisa une nation en trois catégories..

  1. La main d'œuvre en concurrence avec ceux qui font le même travail dans d'autres pays.
  2. Les services intérieurs (fonctionnaires, boulangers, plombiers, cafetiers, médecins, etc) dont le niveau de vie dépend de celui du reste de la population et qui font à peu près le même travail que leurs collègues des autres pays.
  3. les "manipulateurs de symboles", ou les créateurs de valeur, capable d'entreprendre. Plus précisément, ce sont ceux qui ne sont pas remplaçables s'ils quittent le pays. Ce sont ceux là même qui sont les nouveaux héros de l'économie dans sa mouture mondialisée. Les créateurs et artistes tous domaines confondus (technologie, nouveaux produits et concepts,  services, chansons, hôtellerie, restauration, etc).

Reich aboutit ainsi à la conclusion que c'est la troisième catégorie qu'il faut attirer et garder dans la nation. C'est plus difficile à dire qu'à faire car cette catégorie est très  bien intégrée  dans l'économie mondialisée, est indépendante des autres catégories et peut s'expatrier ou délocaliser son activité si les conditions locales deviennent défavorables. Elle est le starter qui enclenche le reste de l'économie. C'est la fameuse petite pièce manquante que cherchent nos bricoleurs du gouvernement dans les Kommandanturs des ministères.

L'ancienne subdivision, capitaliste contre ouvriers serait obsolète. L'idée qu'un pays doit avoir beaucoup de riches pour investir dans les usines qui font travailler les pauvres est caduque.. Le capital serait devenu tel une grosse cagnotte mondiale dans la stratosphère qui atterrit là où il est le mieux fructifié. Au pays d'ingénieurs, les investissements d'ingénieurs, aux pays d'ouvriers les investissements d'ouvriers, et aux pays de main d'œuvre qualifiée les investissements de main d'œuvre qualifiée. Le tout dans la parfaite concurrence internationale en matière de rapport entre compétence fournie et salaire demandé.

Tout le modèle économique de la Tunisie, toute sa législation et toute sa réglementation s'appuient sur une vision archaïque et obsolète de l'économie. Dans un monde où tout le monde achète et vend de n'importe où à partir de n'importe où, le Tunisien soumis à une réglementation d'un autre âge fait figure d'australopithèque hors du temps et de l'espace.

Vis à vis de l'extérieur, la Tunisie essaye de vendre aux investisseurs étrangers, presque à la criée, ses ouvriers pas chers. "Apportez vos machines, vos produits, gardez vos marchés et nous vous fournirons la main d'œuvre pas chère". Tel est le vieux slogan économique que notre Kommandantur moyenâgeuse crie sur les marchés mondiaux . L'Etat Tunisien ne sait que vendre la pauvreté de ses citoyens et est totalement incapable d'imaginer conceptuellement le cadre du passage à un niveau supérieur de valeur ajoutée.
Reste que les investisseurs étrangers se rendent compte qu'à travail demandé équivalent, le travailleur Tunisien n'est plus si bon marché que cela. Même l'avantage compétitif de proximité par rapport à l'Europe semble désormais incapable de convaincre les méchants capitalistes de venir exploiter notre gentil prolétariat. "Non merci", disent -ils en chœur.

Sur le plan intérieur, l'investissement type s'appuie encore sur la main d'œuvre pas chère. il s'agit en général de cloner un produit étranger, processus de fabrication inclus. Le modèle conceptuel s'appuie sur "un capitaliste Tunisien" capable d'acheter les machines pour faire travailler notre main d'œuvre peu qualifiée (le tourisme Tunisien obéit à cette même logique). La créativité est proche de zéro. l'innovation voisine de zéro.

Dans sa conception obsolète de l'économie, l'Etat, pour aider à l'export, n'a mis que des instruments pour aider à faire des stands dans des foires. Le modèle de "vente à la criée" de produits pas chers fabriqués par des ouvriers pas chers est le paradigme fondamental de notre économie dans tous les domaines. Un modèle qui n'a pas besoin des diplômés que produit un système éducatif qui ne semble plus servir qu'à faire travailler nos enseignants. Même s'ils étaient bien formés, ils ne correspondraient pas à la demande des entreprises modelées pour le pas cher. Quant à nos élèves les plus brillants, boursiers pour des études à l'étranger, il sont priés de ne pas revenir. Notre modèle économique n'a pas de travail pour eux.

Nos industriels ont désormais toutes les peines du monde à trouver des produits pas chers, produits par des ouvriers pas cher, compétitifs internationalement. Les quelques entrepreneurs kamikazes qui ont tenté de sortir de ce modèle ont dû affronter une administration et une législation qui n'a rien prévu pour leur cas.

Sans entrer dans des détails fastidieux et des situations vécues totalement kafkaïennes et absurdes inspirées des labyrinthes insolubles, il est à noter qu'aucune des success stories mondiales n'auraient pu voire le jour en Tunisie. C'est légalement impossible. La loi tunisienne est conçue non pas pour punir les coupables, mais pour faire tous les procès d'intention possibles et imaginables à ceux qui veulent obéir aux lois. "La bureaucratie réalise la mort de toute action" disait Einstein.

Rien, absolument rien, n'est prévu pour la catégorie que Robert Reich demande à chouchouter, à attirer et à faire vivre dans le pays. A savoir la catégorie de ceux qui peuvent créer et fournir du travail et des services à rendre à ceux qui vivent autour d'eux. Si un yacht people rempli des plus grands entrepreneurs du monde (Zuckenberg & co) arrivaient sur nos côtes, en demandant la nationalité et la résidence Tunisienne, ils n'auraient d'autres choix que de cesser toute activité professionnelle.
Je recommande d'ailleurs à tout jeune Tunisien qui aspire à devenir "un manipulateur de symboles" et à interagir avec le reste du monde, de trouver en premier lieu le moyen d'échapper à la grande malédiction d'être un Tunisien, résident en Tunisie et soumis aux lois et à la bureaucratie Tunisienne.

Si l'on passe à un niveau macro économique, le cas Tunisie n'a pas de solutions autre que la dévaluation. Après avoir vécu dans l'euphorie passagère du pouvoir d'achat gonflé artificiellement par toutes les astuces imaginables en matière de trésorerie publique,  il faudra tôt ou tard abaisser le coût vu de l'étranger de nos ouvriers et de nos produits que l'on veut vendre pour pas cher et qui sont devenus trop chers. C'est la dure loi de l'offre et de la demande et de la compétitivité internationale.

L'autre solution consisterait à faire de notre pays un paradis pour la fameuse troisième catégorie de Robert Reich, les fameux "manipulateurs de symboles", Tunisiens et Etrangers.  A leur garantir leur liberté économique. Malheureusement, le travail législatif à faire dépasse les capacités intellectuelles et les connaissances de nos élus.
La dévaluation, lorsqu'on ne voudra plus nous prêter des devises est beaucoup plus simple à appliquer. C'est la solution standard qui existe dans les vieux bouquins d'économie. Et la Tunisie pourra ainsi continuer à vivre dans son anachronisme économique, en totale autarcie du reste du monde sur le modèle du pas cher.

Le Tunisien, de par la loi, est privé du droit de rêver à conquérir le monde. Le Rêve Tunisien n'existe pas. Ca ne veut rien dire. Ou nous rêvons ensemble ou personne ne rêve. Ou nous nous enrichissons ensemble ou personne ne s'enrichit. La valeur gauchiste et communiste de l'égalité sociale (3adala ijtima3yaa) tire vers le bas et persécute les têtes qui dépassent. Notre Yacht people serait de toute façons malvenu car il amocherait nos beaux tableaux avec nos beaux ratios d'égalité sociale. Et puis, de toute façons, il est strictement déconseillé d'exposer sa réussite sans une bonne protection politique. Tout cela est totalement incompatible avec nos modèles de référence.
En Tunisie, seul le prince et sa cour rapprochée, ainsi que ceux qu'il autorise à contourner en toute impunité des lois impossibles à respecter, ont le droit de s'enrichir. Le reste de la population est là pour servir. C'est notre culture. Une réminiscence de l'époque féodale. Le serf Tunisien n'a le droit d'évoluer qu'avec une laisse autour du cou sous contrôle de sbires assermentés. L'Etat Tunisien  est l'un des Etats les plus liberticides économiquement qui restent au monde, conçu pour enrichir des affairistes proches du pouvoir qui ne veulent prendre aucun risque. Nous savons tous que faire de la politique enrichit en Tunisie.  Notre classe politique est unanime, c'est les vieux affairistes qui sont "la pièce manquante" nécessaire à notre économie. La loi de réconciliation nationale devient dès lors une question de survie pour les tenants de l'ancien système.

Je n'ai pas la patience à débattre avec ceux qui voudraient me prouver que la Tunisie est un pays où l'entrepreneur est libre ou qu'elle pêche par excès de libéralisme.
Outre  la plongée infernale dans le classement de Davos, je leur recommande d'étudier le classement mondial de l'indice des libertés économiques (http://www.heritage.org/index/ranking). La Tunisie y est 107eme  sur 170, plus proche d'un pays économiquement répressif que libre.
De plus, ceux qui obéissent aux lois en Tunisie subissent une fiscalité étouffante puisque, toutes taxes confondues, le Tunisie est classée dans le top 20 des pays où la pression fiscale est la plus forte (http://reports.weforum.org/global-competitiveness-report-2015-2016/competitiveness-rankings/).

Finish, Kaput, Game Over, System Failure. Le départ de Ben ALI a sonné le glas de l'ancien modèle économique qui est devenu totalement irréparable hormis par un retour vers la pauvreté quasi généralisé qu'induit le système du pas cher.

Nous avons déjà oubliés que c'est le mécontentement économique qui a fait chuter Ben Ali et que déjà, à l'époque, nos capitalistes ne trouvaient plus d'idées pour des produits pas cher fabriqués par des ouvriers pas cher. L'ancien modèle du Tunisien pas cher ne peut en aucun cas répondre aux aspirations de niveau de vie des Tunisiens. L'ancien système craque de tous les côtés sous la pression d'une Tunisie qui veut grandir. Les vieux architectes de l'ancien régime sont définitivement hors circuit.

«La corruption peut être analysée comme une revanche de l'économie de marché sur l'étatisme. Elle permet à une économie étouffée par les règlementations et les impôts de fonctionner quand même. Sans marché noir, le régime soviétique se serait écroulé beaucoup plus vite. (...) Ce n'est pas la corruption qu'il faut combattre en premier lieu, mais l'État en ce qu'il est criminogène.» (Philippe Simonnot)

L'économie parallèle est la réponse normale, saine et naturelle au crash du système légal. 50 % de l'économie serait déjà devenue parallèle, aurait débranché les fils et a décidé de ne plus répondre aux boutons appuyés par la Kommandantur qui, dans sa petite bulle idéologique, tenter désespérément de réanimer un cadavre. La nouvelle économie, celles des Tunisiens libres économiquement, a déjà décidé de remplacer sur le terrain l'ancien régime, celui de la Nomenklatura et de l'ordre féodal ancien.  Le changement final n'en sera que plus doux. La rébellion populaire a déjà conquis de grands territoires et il ne reste plus qu'à l'élite en cravate, toujours en retard d'un épisode, d'aller crier "DEGAGE" devant les ministères de l'oppression et de la répression économique. Ce n'est plus qu'une question de temps.

Le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais apparaît à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à le ruiner (Joseph Schumpeter)

Vive la liberté économique  et vive l'économie par des Tunisiens libres économiquement!

Vive le rêve Tunisien!

Mohamed  Ben M'barek

  • Ingénieur Ecole Polytechnique Paris, Majeure Economie
  • DEA en méthodes scientifiques de Gestion Dauphine Paris
  • Diplômé Ecole Nationale Statistiques et Administration Economique (ENSAE Paris)
  • Docteur en Economie Publique et Régulation à Toulouse (Centre de recherches dirigé Par Jean Tirole, Prix Nobel Economie 2014).
  • Niveau Bac en Tunisie (parchemin d'équivalence quasi-impossible à obtenir sans piston de la bureaucratie Tunisienne) et donc légalement non qualifié à postuler pour aucun poste dans l'administration Tunisienne.