Opinions - 01.09.2015

Loi de réconciliation? ….ou loi d’amnistie fiscale et pénale?

Loi de réconciliation? ….ou loi d’amnistie fiscale et pénale?

Quelle mouche a donc piqué la Présidence et ses conseillers? Pourquoi cette loi? Maintenant ? Pourquoi se lancer dans ce qui apparaissait d’emblée comme pouvant faire polémique? La vive controverse qui s’en est suivieet qui enfle au fil des jours en témoigne. Alors même, que ce Président, fin tacticien etpédagogique hors pair,s’évertue à retrouver l’apaisement politique et à chercher à gouverneravec une super-majorité,pourquoi cetteactionà hauts risques? Mauvais calcul politique et erreur de timing, alors que l’opinion s’attendait plutôt à l’annonce de grandes réformes,-qui plus est-, «douloureuses», ajoutaient certains ? Probablement pas ! Cette proposition de loi n’est pas le fruit d’une précipitation fébrile ni d’un manque aveugle de discernement.
Bien trop avisé et bien trop circonspect pour cela! Mais alors?


La raison expliquent le Président et ses collaborateursn’est ni idéologique, ni partisane. Elle résulterait d’un simple constat concret. Un contexte délétère doublé d’une dérive récessive de l’économie. Une partie des forces vives de de pays (fonctionnaires et hommes d’affaires) seraient paralysées par des procédures judiciaires tatillonnes, incertaines quant à leurs issues, et bien trop longues. La Justice ralentirait le processus comme le besoin de réconciliation nationale, d’un côté, et l’indispensable amélioration du « climat des affaires »aujourd’hui pernicieux qui freine toute initiative et gèle toute velléité d’investir, de l’autre. Il est vrai que le niveau d’investissement du secteur privé n’a jamais été aussi bas ! Historique même si l’on se réfère à l’INS, en dessous du seuil de reproduction à l’identique de l’outil productif ! Le pays ne peut plus attendre!


Cette loi aurait donc vocation à restaurer la confiance des tunisiens entreeux, comme vis-à-vis de leur administration et de leurs hommes d’affaires, fer de lance de la création de richesses. En clair, une loi inspirée par le seul pragmatisme et l’efficacité. Exit donc les procès d’intention.


Aussi n’allons-nous pas enfourché les polémiques à caractère politique. Mais bien plutôt examiner la pertinence proprement sociale et économique des arguments avancés.


Il ne manque d’ailleurs pas d’économistes, d’experts, ni de médias affranchis pour apporter leur soutien « franc et massif » pour justifier et soutenir cette initiative. Il y a surabondance!
Que disent-ils ? Cette loi serait un passage obligé pour débloquer une situation de quasi immobilisme qui n’a que trop duré. Permettre une reprise de l’investissement qui favoriserait un retour à la croissance. Elle aurait aussi l’avantage de donner une bouffée d’oxygène aux recettes fiscales de l’Etat qui font si cruellement défaut. Last but not least ajoutent-ils, cette loi aurait aussi pour effet de faciliter le rapatriement de capitaux qui soulagerait la balance des paiements.


Rappelons tout d’abord cette maxime qui nous semble fort à propos : «L’intensité du sentiment de nouveauté est souvent proportionnelle à la perte de mémoire». Car c’est bien là que le bât blesse!
Nos économistes semblent être frappés d’une grave et subite amnésie! Qu’est-ce à dire?


Ils paraissent avoir totalement oublié le passé, pas si lointain. Pourtant l’histoire économiquerécente de ce pays est édifiante. La loi de réconciliation économique ressemble comme deux gouttes d’eau à une loi d’amnistie fiscale et pénale…qui ne dirait pas son nom. Elle ne diffère en rien des 4 lois (97, 2002, 2004, 2006) qu’a connu le pays en une quinzaine d’années. Car il s’agit bien d’une nouvelle loi d’amnistie (l'origine grecque signifie oubli),loi qui se reconnait à ses trois dimensions caractéristiques: sa durée (quelques mois), son étendue (le type de contribuables admis), sa nature (abandon des pénalités et des sanctions pécuniaires, liées à des infractions fiscalesdouanières ou de change,adossées à unesoustraction des poursuites judiciaires). De fait l’exacte réplique de la loi n° 2006-25 du 15 mai 2006 ! On notera aussi possiblement, du faitd’une précipitation dans la rédaction, dedeux étranges anomalies. D’une part que le délit de blanchiment en bande organisé n’est toujours pas reconnu en tant que tel et que l’on en reste à la stricte logique du cas par cas, alors même que cette notion existe et qu’elle est mise en œuvre dans de nombreux pays. D’autre part que seule une commission ad-hoc nommée sera chargée du traitement de ces infractions, excluant de facto l’IVD émanation constitutionnelle. Exit donc la visibilité et la publicité! Le reste de la population en conformité n’en sera pas témoin !Du coup, ce qui fait problème est cette répétitivité des amnisties (une tous les quatre à cinq ans). Sa fréquence régulière ne décourage plus les comportements fautifs.

 

Les «free riders» ou passagers clandestins (fraudeurs pour utiliser un terme générique) se voient offrir une occasion de consoliderleur arbitrage habituel (coût/bénéfice)entreleur utilité (de continuer à dissimuler) et leur aversion au risque (sanction graduée) et ainsi s’offrir à moindre frais une nouvelle immunité. Cette remise gracieuse (car il s’agit bien d’un fait du Prince) rend-elle les fraudeurs plus vertueux ? Surement pas semble diretoute uneabondante littérature universitaire de recherche dans le domaine des finances publiques qui étudie toutes les amnisties sous toutes leurs coutures et leurs conséquences mais dont il faut croire que ni les conseillers ni les thuriféraires ni les flagorneurs du projet de loi n’ont connaissance. Cette littérature s’accorde à dire que l’utilisation répétée de cette pratique corrompt (pardonnez l’expression) le message véhiculé par l’Etat et les autorités fiscales.L’habitude prise d’amnisties successives rate sa cible.

 

Cette littérature démontre que nombre de fraudeurs (individus, groupes ou entreprises) admis au bénéfice de cette loi sont des récidivistes ayant bénéficiés d’amnisties antérieures…sauf, il est vrai, que nous n’en saurons rien ! Cela n’améliore donc pas le taux de conformité. Les candidatsconnaissant les détailsde la procédure de tractation ne rejoindront pas la conformité intégrale. Pour preuve, ces nombreuses études internationales, les plus sérieuses qu’il soit (OCDE américaines canadiennes), montrent qu’en dépit des amnisties la fraude fiscale comme l’évasion des capitauxaugmentent inexorablement d’année en année.L’efficacité d’une sanction (négociable) est sans effet, et par là une dissuasion future, car elle supposerait une internalisation de «normes sociales» qui comme on le sait et pour l’heure sont tolérantes (doux euphémisme) envers cette fraude.

 

Cette nouvelle amnistie ne va donc pas dans la sens d’éduquer et de rassurer les contribuables conformes mais va être comprise comme parasitant les efforts de lutte contre la fraude et l’évasion. C’est donc le mécanisme tout entier de la morale majoritaire (fondée sur cette internalisation collective des normes conformité) qui est ainsi découragée et reléguée aux oubliettes, mécanisme qui, -à l’inverse-, aurait dû être reconstruit pas à pas (notamment par une véritable réforme fiscale)afin qu’ils’exerce comme nouvelle forme du contrôle social.Cette loi est donc le « parfait contraire » de ce qu’il aurait fallu faire!


Quelle incroyable légèreté de la Présidence et de son entourage qui sont pourtant et assurément au fait de ces réalités. Quoique? Nous n’avons pas vu, -par exemple-, raviver les leviers qui auraient pu accompagner cette énième amnistie comme la réactivation des procédures d’assistance mutuelle entre administrations fiscales. La Tunisie fait pourtant bien parti du GATFI- FATF…Amnésie!


Alors répondons aux deux autres arguments avancés qui assurent, primo, un retour et une relocalisation des investissements évadés, c’est-à-dire aussiaugmenter la conformité fiscale à long terme et deusio, accroitre à court terme les recettes fiscales de l’Etat. A analyser l’impact des nombreuses amnisties autour du monde, les résultats sont plus que décevants: Une montagne qui accoucherait d’une souris, disent ces études minutieuses. Et ce ne sont pas quelques effets d’annonce de gouvernements largement médiatisés qui contrediront ces dures réalités pourtant abondamment documentées. Mais il faut croire que les intercesseurs se contentent au final de très peu comme preuve irréfutable à leurs allégations. Paresse intellectuelle ? Parti pris délibéré ? On ne saurait trancher!


Le Maroc aurait enregistré suite à son amnistie de remarquables résultats. Faux ! Il ne suffit pas de se faire l’écho des déclarations d’un premier ministre pour que vérité soit faite. En réalitéle Trésor public marocain a offert cette amnistie moyennant une contribution libératoire dégressivede la valeur des biens. En effet ce sont bien en effet618 entreprises et plus de 29.000 personnes qui ont profité de la mesure, mais ni les montants rapatriés, 1,2 Mds €sur 40 Mds déclarés, ni les rentrées fiscales de210 M€ sur un montant escompté de 500 M€ne sont effectivement au rendez-vous. On pourrait ainsi multiplier les exemples y compris de pays qui n’ont eu que rarement recours à cette pratique. Les résultats sont toujours les mêmes, décevants: Faible rendement fiscal, au mieux autour de 5%, et un rapatriement quasi insignifiant de l’ordre de 1% à 2% de l’investissement en moyenne ! Cela vaut notamment pour la Belgique (2010), L’Espagne (2012) l’Italie (2014). Il suffit de consulter internet et consulter ces travaux de scientifiques pour être édifié !S’agissant de pays en développement la Banque Mondiale le confirme (tiens donc ?) Que ne l’a-t-elle dit plus tôt!


Mais alors pourquoi cette persévérance à vouloir imposer cette loi organique, excusez du peu?


Probablement et comme partout ailleurs sous la pression de la communauté des affaires, -autrement dit des classes dominantes-, qui voit dans cet amnistie un préalable. Unesorte de fenêtre d’opportunité de bénéficier dece droit de grâce qui viendrait leur octroyer immunité et « retour aux affaires» à moindres frais! Car il y aura bien transaction à l’abri des regards indiscrets.


Nombre de pays ont voté des lois d'amnistie fiscale avec des taux variables: 5 % en Italie et en Afrique du Sud, 10 % en Espagne, 6 % en Belgique. D'autres ont opté pour une amnistie excluant toute poursuite pénale, à l'image de l'Allemagne, du Portugal, du Canada. Mais toutes se sont soldées par des résultats très en deçà des espérances. N’en déplaise aux louangeurs et encenseurs de cette loi, la réponse est clairement non à leurs affirmations! Outreles effets pervers que nous avons soulignés en matière d’éthique et de comportement social face à l’impôt (et par là d’efficacité économique), les arguments économiques et budgétaires ne tiennent pas…


Car une fois encore et au-delà des effets plus qu’aléatoires de court terme, cette loi votée suite à des arrangements et des accommodements de partis pourrait bien avoir des effets de long terme bien plus dévastateurs qu’un manque à gagner immédiat plus que chimérique, pour ne pas dire conjectural!
Mais alors comment trancher?


Ne serait-il pas plus judicieux de faire appel au peuple et d’organiser un référendum sur cette loi?

 

Hédi Sraieb
Docteur d’Etat en économie du développement