News - 17.08.2015

Habib Kazdaghli : Félicitations à mon amie Dalenda Larguèche, à toutes les femmes de Tunisie

Habib Kazdaghli : Félicitations à mon amie Dalenda Larguèche, à toutes les femmes de Tunisie

Le jeudi 13 août 2015, aux environs de 19h, les premières photos de la cérémonie en hommage aux femmes de Tunisie, qui se déroulait à ce moment-là au Palais de Carthage, commençaient à faire leur apparition sur les réseaux sociaux. En regardant défiler les visages de Maya Jribi,  Selma Baccar,  Dalenda Larguèche, Leila Toubel, Khadija Chérif, Azza Filali, Najiba Hamrouni, Saloua Charfi, Sonia M’barek et de toutes celles qui ont été honorées ce soir-là par le Président de la République, la fierté d’être tunisien m’envahit et me fit jubiler une fois de plus. L’hommage qui a été rendu à ces militantes m’a procuré, en tant que compatriote et, en quelque sorte, comme compagnon de route, non seulement  des invitées du Président de la République décorées au Palais de la République, mais aussi de toutes les Tunisiennes dans toutes les régions du pays, une grande jouissance et un immense plaisir.

Je partage la fierté des récipiendaires des décorations et, d’une façon plus générale, je suis fier de participer avec elles à la commémoration de ce moment fondateur qu’est l’événement historique de la promulgation, le 13 août 1956, du Code du statut personnel. Cette initiative historique du leader Habib Bourguiba a mis les femmes de Tunisie sur l’orbite des réformes sociales et des avancées tendant irrémédiablement  vers l’égalité entre les femmes et les hommes. 

 S’agissant d’impressions et de sentiments, je ne peux m’empêcher de livrer, d’une façon évidemment subjective, les  souvenirs et les réflexions qui m’ont été inspirés par la photo immortalisant la scène au cours de laquelle le Président Béji Caïd Essebsi a embrassé mon amie Dalenda Larguèche-Bouzgarrou après lui avoir remis les insignes d’officier de l’Ordre de la République.

Bien des images, des scènes, des moments de lutte, de joie, de déception, vécues en commun, avec mon amie Dalenda ont défilé dans ma mémoire ce soir du 13 août, me rappelant des épisodes d’un long parcours qui a commencé au début du mois de novembre 1974. Je l’avais rencontrée, pour la première fois, à ce moment-là à la bibliothèque d’Histoire de la faculté des Lettres et Sciences humaines de Tunis. Plus de quarante ans nous séparent de cette première rencontre mais la femme combattante et obstinée est toujours là, debout, répondant aux appels du devoir dans des contextes fluctuants ou changeants. Le dernier acte qu’elle a accompli, et qui est révélateur de cette abnégation, n’était-il pas la  lecture, le mercredi 12 août dernier, avec panache et détermination du Manifeste du congrès des intellectuels tunisiens contre le terrorisme dans un palais des Congrès rempli de femmes et d’hommes de toutes les générations ? Mais le parcours de cette battante fut un parcours du combattant non exempt de difficultés et d’embûches.

L’accord sur les avancées acquises  par la femme tunisienne depuis l’indépendance et notamment le Code du statut personnel ne faisait point l’unanimité au sein du mouvement étudiant de cette seconde moitié des années soixante-dix, dominé à l’époque par une extrême gauche  qui ne voulait voir aucun aspect positif dans la situation du pays depuis son accession à l’indépendance. Il est vrai que le gouvernement de l’époque réprimait toute les  voix discordantes et  refusait tout dialogue avec une jeunesse révoltée. Dalenda faisait partie de la tendance modérée de cette gauche qui s’opposait à la gestion autoritaire d’un Bourguiba devenu président à vie en 1975 mais qui lui reconnaissait, cependant, son apport original dans la mise en place de réformes sociales et notamment celles relatives à l’éducation, à la femme et à la famille. La création du club de sociologie et ensuite du groupe des femmes au sein du Club Tahar-Haddad, dirigé à l’époque par Mme Jalila Hafsia, allait fournir à Dalenda et à plusieurs femmes de sa génération l’occasion de donner une place spécifique aux doléances des femmes au sein du combat plus large engagé par le mouvement démocratique et syndical tunisien pour plus de justice sociale et pour les libertés démocratiques.

La légalisation du parti communiste tunisien intervenue au mois de juillet 1981 et  au sein duquel elle militait allait lui donner l’occasion de montrer son talent d’oratrice féministe, lors d’un face-à-face télévisé qui l’avait opposée à Mme Fethia Mzali, présidente à l’époque de la très officielle Union nationale des femmes de Tunisie (Unft). Sans nier le rôle joué par cette union, notamment dans les milieux ruraux, aux côtés d’autres figures devenues emblématiques du mouvement féministe en Tunisie, Dalenda a choisi de s’engager au sein de l’Association tunisienne des femmes démocrates (Atfd) et au sein de l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement (Afturd). 

En plus de cette résistance qui s’est traduite par un plein engagement dans la société civile,Dalenda a initié et développé, en tant qu’historienne, avec d’autres collègues universitaires, à partir du début des années quatre-vingt dix du siècle dernier, un champ relatif à l’enseignement et à la recherche sur l’histoire des femmes. Une innovation qui a été introduite, non sans résistance, au sein de la faculté des Lettres de Manouba.

Outre les mastères et les thèses sur l’histoire des femmes soutenues sous sa direction, elle s’est distinguée par la publication de plusieurs articles et ouvrages personnels relatifs à l’histoire des femmes en Tunisie et au Maghreb. Son dernier ouvrage primé L’Exception kairouanaise, monogamie en Islam n’est que le énième titre d’une longue série de contributions académiques de valeur. Au lendemain de la Révolution, elle a accepté de prendre  la direction du Centre de recherche et d’information sur les femmes (Credif) et a contribué à faire renaître de ses cendres une institution devenue depuis plusieurs années totalement inféodée au pouvoir, servant les  caprices de Leïla Ben Ali et mise au service d’une politique de la « femme alibi ». L’effort de rénovation de l’institution entrepris par Mme Larguèche, reconnu par tout le monde, n’allait  pas être du goût  de  Sihem Badi, ministre des « scandales » du gouvernement de la Troïka. L’éphémère ministre de la Femme a répondu à l’effort et au dévouement par l’ingratitude, en mettant fin au mandat de Dalenda Larguèche avec des procédés qui en disent long sur sa vision de l’Etat et de la responsabilité. Cette dernière a été reconduite à la tête du Credif par la ministre Mme Samira Marai depuis le mois de mars de cette année, et  ce retour n’est que justice et sert  la cause des femmes. Le Président Béji Caïd Essebsi l’a bien dit en décorant Dalenda Larguèche : « C’est l’Etat qui reconnaît l’effort de ses enfants ». Dans un statut sur sa page Facebook, en réponse aux ami(e)s qui l’ont félicitée à la suite de la décoration, Dalenda Larguèche a écrit  notamment : «  J'étais très contente pour moi, pour mes proches et tous mes amis et cela a ravivé en moi des souvenirs d'une génération entière, celle de années 1970, du campus universitaire, du Club Tahar-Haddad, de tant d'années de luttes pour des idéaux et des rêves partagés. A toute cette génération, je dédie cette décoration. Nos convictions sont les mêmes, c'est l'Etat qui a changé, il est plus reconnaissant face à nos luttes et nos sacrifices et tant mieux ».

A mon amie Dalenda et à toutes les femmes de mon pays, j’adresse toutes mes félicitations et leur souhaite une bonne fête des femmes dans le nouveau contexte de démocratie et de début de reprise de l’initiative historique de l’élan réformiste de l’Etat tunisien. Ensemble, femmes et hommes de Tunisie, préservons nos acquis et continuons la marche pour de nouvelles avancées sur le chemin de l’inéluctable consécration de l’égalité totale entre les sexes dans une République tunisienne civile et démocratique.

 

Habib Kazdaghli,

Doyen de la faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de Manouba