Hommage à ... - 05.08.2015

Mohamed Yalaoui: Le chercheur qui ne s’est pas enfermé dans sa tour d’ivoire

Mohamed Yalaoui: Le chercheur qui ne s’est pas enfermé dans sa tour d’ivoire

Le géant roux de l’Université tunisienne a tiré sa révérence dans la nuit du 30 au 1er juillet causant une grand désarroi et une immense tristesse à ses proches et à ses amis. Pour les générations présentes et à venir, pour tisser et consolider les liens entre les générations, pour honorer sa mémoire, au nom d’une amitié et d’une profonde estime, pour que notre profonde tristesse ne nous fasse pas oublier que nous devons, nous ses amis et ses disciples, écrire comme il l’a fait lui-même, raconter ce que nous savons de lui, ce que nous avons retenu de lui et lui exprimer notre respectueux hommage.

Retraçons tout d’abord les principales étapes de sa vie et de sa carrière. Mohamed Yalaoui est né à Souk el-Arba (Jendouba). Il a entamé ses études à l’école primaire à Souk El-Arba, et après un passage à Aïn Draham, il a passé le concours d’entrée à l’examen de sixième à Tabarka. Ensuite, comme tous les bâtisseurs de la Tunisie indépendante, il a rejoint le collège Sadiki (1942-1949). Parti à Paris pour faire des études de médecine, Mohamed Yalaoui changea de cursus et opta pour une licence, une agrégation (1958) et un doctorat en langue et littérature arabes (1973).

Rentré en Tunisie après l’agrégation, il est nommé successivement au Lycée de garçons de Sousse, à l’École normale des professeurs adjoints (ENPA) à Tunis puis à l’Université où il enseignera jusqu’en 1989.
Durant ces mêmes années et après 1989, il a occupé plusieurs charges universitaires et politiques:

  • Membre du comité de rédaction, puis rédacteur en chef de la revue des Annales, Hawliyat al-Jam’a al-Tunusiya ;
  • Membre du comité de rédaction de la revue des Cahiers de Tunisie (1972-1982) ;
  • Doyen de  de la faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis
    (2 février 1975- 17 décembre 1978) ;
  • Ministre des Affaires culturelles (1979-1980) ;
  • Député de Jendouba (1980-1984) de l’Assemblée nationale, puis membre de la Chambre des députés (1989-1994) représentant sa région natale, ce Nord-Ouest si cher à son cœur ;
  • Membre du Conseil consultatif de l’Union du Maghreb arabe
  • Membre  du département de langues et littératures de l’Académie Bayt al-Hikma depuis le 1er décembre 2012. Il a fait, à cette occasion, le discours d’ouverture.

Aucune de ces charges, intellectuelle et politique, ne l’a empêché d’écrire. Bilingue, cultivé, épris de culture, curieux, l’esprit constamment en éveil et mélomane, amateur de musique classique, il a eu une vie et une carrière bien remplies. C’était un homme de culture qui ne tergiversait jamais avec la science et encore moins avec les hommes. Une intégrité sourcilleuse qui refusait la négociation. Ses préoccupations sont diverses et nous nous devons de les classer entre pédagogie, langue et littérature, poésie surtout et bien sûr un intérêt constant pour l’époque fatimide de l’histoire de l’Ifriqiya. Nous n’oublierons pas non plus ses nombreuses préfaces de livres de collègues et amis, ses lectures critiques d’autres, ses hommages aux vivants et aux morts. Régis Blachère (m.1973), Mahmoud Messadi (1981, 2002), Mohamed Marzouki (1982), Mohamed Talbi (1993), Ahmed Abdesslem (1999, 2003), Mahmoud Chemmam (2000), Hamadi Sahli (2002, 2005), Dr Ali Boujnah (2005), Adnan ZMerli (2006), Hamadi Farhat (2007), Hachmi Zayn al-Abidine (2009) ; Jilani Belhadj Yahya ((2010), Jaafar Maged (2010). Son amitié fidèle à des personnes comme Jilani Belhadj Yahya, Hamadi Sahli, Taïeb Elachèche, disparu quelques mois avant lui, Abou al-Kacem Mohamed Kerrou, s’est exprimée à chaque occasion et il a consacré aux trois premiers des hommages émouvants.

Mohamed Yalaoui avait une grande qualité, celle du chercheur qui ne s’est pas enfermé dans sa tour d’ivoire, bien au contraire, il a publié des articles dans les revues les plus diverses telles que al-Nashra al-tarbawiya, revue pédagogique de l’enseignement secondaire, la revue de l’Association des anciens élèves du Collège Sadiki, al-Hidaya, al-Mabahith, al-Fikr, al-Hayet al-Thaqafiyya, Rihab al-Ma’rifa, Dirasat Andalusiyya, les Hawliyat et les Cahiers de Tunisie, la revue de l’IBLA. Il a également publié des articles de vulgarisation dans des journaux tels que L’Action, Jeune Afrique, al-Sabah, Réalités, des journaux saoudiens...Comme il a accordé des interviews dans lesquelles il a livré ses opinions aussi bien sur la culture arabe, la langue, l’Islam, la démocratie, les réseaux sociaux, la modernité que sur ses activités comme député au sein de l’Assemblée nationale; il intervenait dans des conférences régionales à Gafsa, à Kairouan, à Mahdia et à Tunis, dans des clubs et des locaux d’associations. Bref, il a été constamment présent sur la place tout au long de sa vie et de sa carrière, par la parole et par les écrits. Ses livres, ses éditions de textes et ses quatre recueils d’articles, intitulés Glanes, Ashtat de I à IV, classés chronologiquement et publiés entre 1992 et 2012, permettent non seulement de suivre son parcours intellectuel et professionnel, mais également de faire à propos de sa production encore quelques remarques préliminaires. Ses écrits sont publiés principalement par l’Université de Tunis mais surtout par Dâr al-Gharb al-Islami, grande maison d’édition de Beyrouth de son ami tunisien Al-Hadj al-Lemsi, et par l’Académie Bayt al-Hikma de Carthage. Pour mieux comprendre cet auteur prolifique, nous avons choisi de classer ses écrits selon ses principaux pôles d’intérêt. La simple énumération chronologique nous permettrait de constater une chose très importante mais non essentielle, c’est qu’il ne s’est pas passé un moment dans sa vie sans qu’il eût écrit.

Le chercheur et le savant de la période fatimide

Si le regretté Farhat Dachraoui s’était fait l’historien de cette période avec sa thèse sur le Califat fatimide (1981) et par la publication de quelques éditions de textes (Risalat Iftitah al-Da’wa du Cadi Nu’man, 1975), Mohamed Yalaoui l’a abordée par le biais de la poésie et a élargi peu à peu ses investigations à d’autres objets en rapport avec cette période. Tout commence, en effet, par sa thèse sur Ibn Hani, poète chi’ite d’Occident, soutenue à la Sorbonne en 1973 et publiée par les soins de l’Université de Tunis en 1976.

Cette thèse, il la traduira lui-même par la suite en arabe et la publiera quelques années plus tard sous le titre Ibn Hani chantre la dynastie fatimide (1985).
Il publie peu après :

  • un livre très précieux sur La littérature en Ifriqiya sous les Fatimides (1986) qui nous présente les principaux textes en prose et en vers de cette période. Il faudrait signaler par ailleurs que ce livre s’insère dans  une tradition de nos collègues du département d’arabe, initiée par la thèse de Chedly Bouyahia sur La vie littéraire sous les Zirides (1972), continuée par Mokhtar Laabidi pour la période aghlabide (1992)  et Ahmed Touili pour la période hafside (2004) ;
  • Al-Qâdhi Nu’mân, Al-Majalis wa al-musayarat,  en collaboration avec Habib el-Feki et Ibrahim Chabbouh, publication de l’Université de Tunis, 1978 ; rééditée et corrigée, 1994 ;
  • Al-Da’î Idrîs, Imâd al-din (m.872/1488),Uyûn al-akhbâr, (un fragment de ce texte) Histoire des Califes fatimides du Maghreb, Beyrouth, 1985. Une édition remarquable enrichie de cartes et de notes infra-paginales aussi abondantes que précieuses ;
  • Il a consacré trois éditions à l’œuvre d’al-Maqrizi (m.845/1442), grand chroniqueur, biographe et historien de la ville du Caire du IXe/XVe siècle et publié en plus quelques articles tirés de certaines de ses biographies du Muqaffa;
  • Les biographies fatimides tirées du  Kitâb al-Muqaffâ’  de Maqrizi, Beyrouth, 1987 ;
  • al-Maqrîzî, Al-Muqaffa’, 8 volumes (5.674 p.), Beyrouth, 1991  réédité en 2006.

L’œuvre de Muhammad Yalaoui en la matière est comparable à celle de cet immense auteur que fut al-Maqrizi qui a sauvegardé une grande partie des sources de l’histoire fatimide de l’Égypte et du Caire. A ce titre au moins, mutatis mutandis, il est notre Maqrizi du XXe siècle. Non content de cet effort herculéen en matière d’édition, Muhammad Yalaoui a également édité un volume des Ansab al-Ashraf VII 2 d’Al-Baladhuri, Bibliotheca Islamica 28J (Institut allemand) Beyrouth, 2002.

La poésie arabe classique

Sur 27 articles publiés entre 1960 et 1992, 14 sont consacrés à la poésie sur al-Mutanabbi, Al-Ma’arri, al-Mu’tamid Ibn ‘Abbad, Jarir, les poètes chi’ites, la poésie des Ayyam al-’Arab et des poètes tunisiens contemporains comme Anouar Smadah, Jaafar Maged et bien d’autres, sur la métrique comme sur la thématique dans la Revue des Hawliyat, 1967, 1969, 1970, 1971, 1975, 1981,1985 et ailleurs. Il a publié plusieurs diwan de poètes de diverses périodes historiques:

  • Diwan al-Shaykh Sidi Ibrahim al-Riyahi (1266/1850), en collaboration avec Hamadi Sahli,  1990 ;
  • Diwan Muhammad Ibn Hani, Beyrouth, 1995 et 2008 ;
  • Ali al-Husari,  al-Qayrawani, avec Mohamed Marzouki et Jilani Belhadj Yahya, réédition, Bayt al-Hikma Carthage, 2008;
  • Diwan de Muhammad Bou-Charbiya al-Qayrawani (1903-1952), avec Bachir Baccouche, Bayt al-Hikma Carthage, 2010.

Des travaux collectifs ont émaillé sa carrière de 1978 à 2010 pour toutes les publications dont nous avons parlé, mais il en reste au moins d’autres pour lesquelles un état sera établi plus loin.

L’enseignant et le traducteur

Le souci constant de la pédagogie l’a amené à écrire très tôt.  «Il était capable de traduire au pied levé un poème d’Ibn al-Hani en français», selon Raja Ben Slama, qui fut une de ses anciennes élèves, puis étudiante et collègue.

  • 100 textes arabes traduits et 100 textes français avec traduction croisée à l’intention des étudiants du troisième cycle (1ère édition 1984) ;
  • Tunis et les consuls sardes de Augusto Gallico, Beyrouth, 1992, traduction de l’italien en français, en collaboration avec son épouse, Lina Rossi-Yalaoui; il s’agit de la correspondance des consuls du Royaume de Sardaigne en Tunisie;
  • «al-Qiyas wa tatbiqatuhu al-Mu’asara , l’analogie et ses applications contemporaines, 1999, traduction en français de la conférence du Cheikh Mokhtar Sellami ;
  • Al-Mabahith (2010), numéro spécial de la revue, dans lequel plusieurs grands textes de la littérature française ont été traduits par des collègues et amis dont Mohamed Yalaoui.

Les articles parus dans l’Encyclopédie de l’Islam

  • «Tabarka» EI2, vol., X, p.20 ;
  • «Tilimsan», EI2, vol.X, p.534 ;
  • «Al-Tilimsani», EI2, vol.X, p.536 ;
  • «Tunisie », La vie religieuse, EI2, X, p.706 ;
  • « Al-’Ukbari », Abd Allah Ibn al-Husayn, Muhibb al-din, EI2,vol. X, p.852 ;
  • «Al-Iyyâdi al-Tunisî Ali Ibn Muhammad» , EI2, vol.XII, p.63, Supplément 1 et 2 ;
  • «Al-Fazari, Abu’l-Qasim Muhammad», poète sunnite de Kairouan, EI2, XII, p.306a.

Il aurait pu et dû être davantage sollicité, en particulier dans la troisième édition en cours.

Des travaux collectifs importants sont également à signaler auxquels Mohamed Yalaoui a activement participé

  • La Chrestomathie arabe de Sylvestre de Sacy, actualisée par François Déroche, Ahmed El Ayed, Abdelaziz Kacem, Hela Ouardi et Mohamed Yalaoui, Presses Universitaires de France (P.U.F), publiée à l’initiative de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts, Beit al-Hikma,  2008 ;
  • L’ Encyclopédie de Kairouan, Mawsu’a al-Qayrawan, coordonnée par Mounira Chapoutot-Remadi, Muhammad Yalaoui et Radhi Daghfous, Al-Dar al-’Arabiya lil-kitab, Tunis, 2009 ;
  • L’Encyclopédie Tunisienne (Bayt al-Hikma) 2 volumes, Bayt al-Hikma Carthage, à laquelle il a activement participé comme rédacteur, membre du comité de l’encyclopédie puis comme membre de comité de relecture et de révision de l’ensemble, 2 volumes, Carthage, 2013.

Quatre volumes de Glanes de langue et littérature, Ashtat fi al-Lugha wa al-adab  wa al-naqd  (1992 et 2012)

  • Le volume I, Beyrouth, 1992 regroupe les articles et conférences parus entre 1960 et 1991, 24 articles en langue arabe et 11 en langue française;
  • Le volume II, Beyrouth, 2001, regroupant l’œuvre de dix années (1991-2001) est divisé en trois rubriques en arabe, dirasat, études, 23 articles ; 11 préfaces ; 10 interviews ; 50 petits textes résumant ses interventions à l’Assemblée Nationale et 11 textes en français ;
  • Le volume III, Bayt al-Hikma, Carthage, 2007 : 26 en arabe, 7 articles en français ;
  • Le volume IV, Bayt al-Hikma, Beyrouth, 2012 : 26 en arabe et 7 articles en français.

Glanes, Miscellanées selon Abdelaziz Kacem, Varia, Disjecta membra, Ashtat, que vous êtes précieux ainsi réunis par ses soins ! Mohamed Yalaoui en rassemblant dans des livres l’ensemble de ses articles a rendu service aux chercheurs et aux générations suivantes. Dans chacun de ses volumes, nous retrouvons des articles écrits en arabe et en français. Abdelaziz Kacem réagissait à ce sujet en émettant le vœu que tous les articles en français soient publiés en un seul volume, soit 26 au total, sans compter la traduction vers le français de la correspondance consulaire sarde. Ce voisinage constant dans les quatre volumes rappelle à quel point il était bilingue, biculturel ; il était à la fois un grand spécialiste de la littérature classique arabe, un patriote, un homme de cœur dévoué à ses amis, un musulman convaincu, un militant non moins convaincu et un ardent défenseur de l’arabisation. Ce géant au grand cœur, impulsif, prompt à la colère, intimidant pour certains, savait pourtant écouter et aider, répondre aux sollicitations qui lui ont été faites à plusieurs reprises par Alia Baccar,  Khaled Kchir, Atf Ben Mahmoud et bien d’autres.

Mabrouk Manaï me disait récemment, Mohamed Yalaoui est le collègue auquel nous avons rendu le plus d’hommages répétés, de Mélanges offerts; de fait, je n’en citerai que quelques-uns :

  • Mohamed Yalaoui entre l’Université et la société, organisé par ses collègues de l’Université de Tunis (1998) ;
  • Mohamed Yalaoui, le chercheur et le lettré, organisé par ses collègues et amis à Bayt al-Hikma, le 5 janvier 2008, jour de son anniversaire pour ses 80 ans (publié Carthage 2010) ;n n n
  • Un autre hommage lui a été rendu par l’Université de Jendouba, l’Association d’archéologie du Nord-Ouest et l’Association tuniso-méditerranéenne pour les études historiques, sociales et économiques (2014) sous presse.

Il a été décoré de:

  • L’Ordre de l’Indépendance
  • L’Ordre du Mérite éducationnel
  • Du Mérite culturel marocain
  • L’Ordre du Mérite français

Au total, des milliers de pages publiées, c’est un savant immense, Bahr al-’Ulum, un puits de science et un intellectuel engagé, une figure d’exception qui fait honneur à l’Université tunisienne et à la Tunisie, que nous avons perdu. Il nous a laissé un bel héritage que les générations à venir devront apprendre à connaître et à admirer. C’est un devoir de mémoire que nous avons essayé de remplir à l’égard d’un collègue et d’un ami de longue date.

D’autres collègues écriront aussi et souligneront d’autres aspects de ses publications, c’est normal en pareil cas, car la perte est immense et concerne de nombreux collègues et amis. A sa famille, à ses collègues, à ses amis et à ses disciples, il manquera beaucoup.

Nous nous souviendrons de l’année 2015 ! Cinq de nos aînés sont partis en quelques mois : Lilia Ben Salem (28 janvier), Abdelkader Zghal (22 février), Abou El-Kacem Mohamed Kerrou (4 avril), Mahmoud Bouali (2 juillet) et je ne cite là que les personnes liées à la culture et au savoir. Ne parlons pas des autres amis disparus si importants dans notre histoire personnelle et nationale comme Lassaad Ben Osman, Héla Ben Achour, Huguette Djaït, Ali Bouzayen... C’est une page, non pas seulement de notre vie, mais de l’histoire de la Tunisie, qui se tourne et nous laisse un peu désemparés.

 

M.C.R.
Professeur d’histoire du monde arabe
et musulman médiéval