News - 04.08.2015

La refondation de notre tourisme est une nécessité impérieuse

La refondation de notre tourisme est une nécessité impérieuse

L’effroyable attentat terroriste qui a eu lieu à Sousse, le 26 juin dernier, n’annonçait pas la première crise du tourisme tunisien. Ce secteur de l’économie tunisienne a vécu, d’une manière cyclique, des phases difficiles, dont l’histoire remonte à la première guerre du Golfe (1990-1991). Les autres crises ont suivi l’attentat de Jerba (2002), la deuxième guerre du Golfe (2003) et le déclenchement de la Révolution tunisienne (2011). La descente aux abîmes, en  2015, a commencé avec l’attaque du musée du Bardo qui a eu lieu le 18 mars, soit trois mois avant le séisme de Sousse. En toutes ces circonstances, le tourisme tunisien a révélé sa grande fragilité et les difficultés qu’il avait, de plus en plus, à se remette de ses  problèmes structurels qui amplifient l’effet des difficultés conjoncturelles.

La fragilité du tourisme balnéaire remonte, en Tunisie, à l’époque romaine

Il n’est peut-être pas inutile d’évoquer le premier drame vécu par le tourisme sur une plage de la Tunisie antique et qui a eu un grand retentissement littéraire qui  remonte à près de vingt siècles.
Pline le Jeune, sénateur romain, grand ami de l’empereur Trajan, auteur du premier panégyrique, innovateur de l’art épistolaire et avocat de renom, nous raconte dans l’une de ses lettres (Lettre 33 du livre IX de sa correspondance) écrite au tournant du Ier siècle, ce qui a été vécu, deux générations plus tôt, par la ville d’Hyppo Diarrythus, l’actuelle Bizerte, probablement sous le règne de Néron, vers le milieu du Ier siècle ap. J.-C. Cette ville maritime a été envahie, nous raconte Pline, par les magistrats des autres cités venus contempler un dauphin qui s’approchait du rivage et prenait des enfants estivants pour les promener en haute mer, sur son dos. L’afflux des curieux a été si important que la ville a fini par craindre pour son budget et sa tranquillité. Octavius Avitus, le légat (adjoint) du gouverneur de la province,  Lucius Tampius Flavianus a tenté, personnellement et sans succès, d’effrayer le dauphin afin de le faire renoncer à son jeu qui faisait la joie des enfants mais se révélait encombrant pour la cité. Au bout du compte, nous dit l’auteur latin, la décision de tuer secrètement le dauphin a été prise par les autorités locales afin de mettre fin aux rassemblements et, par conséquent, à l’animation touristique jugée excessive. Deux générations plus tard, l’histoire a été racontée, dans une rencontre mondaine, à Pline qui la jugea digne d’être rapportée à son ami Caninius en tant que «fait réel mais qui ressemble tout à fait à un conte», rapporté par « un très sûr garant ». Ce récit, rédigé au début du IIè siècle ap. J.-C., montre à quel point le tourisme balnéaire peut être, dans le territoire de la Tunisie, affecté par les facteurs les moins soupçonnables.

Sauver réellement l’actuelle saison touristique est une chimère

Il faut comprendre les Occidentaux qui se montrent, désormais, réticents à venir passer des vacances en Tunisie. Le pays n’a-t-il pas compté soixante morts en l’espace de trois mois, au Bardo et à Port El Kantaoui, deux endroits emblématiques du tourisme tunisien ? N’a-t-il pas décrété l’état d’urgence depuis plus d’un mois ? N’y annonce-t-on pas tous les jours l’arrestation de nombreux individus soupçonnés d’appartenance à des réseaux terroristes, et des attentats déjoués de justesse ? L’artillerie lourde et l’aviation ne sont-elle pas en action dans plusieurs régions du pays?

 

Les Algériens qui ont fait montre d’une coopération et d’une solidarité remarquables avec la Tunisie depuis le commencement de sa lutte contre les terroristes ont, certes, promis de venir nombreux en Tunisie, cet été. Mais sont-ils reprochables quand ils se tournent, de plus en plus  vers les hôtels du Maroc, de la Turquie et de l’Espagne ? Quand il s’agit de la sécurité, il faut admettre que la peur est un sentiment humain et que la prudence ne peut pas être condamnée. Les Tunisiens eux-mêmes, établis dans leurs pays ou à l’étranger peuvent avoir des réticences à se rendre dans les hôtels cet été.
Au lieu de se lamenter, les Tunisiens devraient se demander ce qu’ils n’ont pas fait à temps dans le passé lointain et proche et ce qu’ils ont à faire, à l’avenir. Les états d’âme, le déni et la gesticulation ne peuvent tenir lieu de politique efficace. Nos partenaires occidentaux ne cessent de nous dire qu’aucune mesure ne remplacera la sécurité dont devront être convaincus les gouvernants et les professionnels du tourisme de leur pays.  

Arrêtons de confondre tourisme et hôtellerie

L’immense majorité des millions de touristes désargentés qui viennent dans notre pays, font-ils autre chose que se cloîtrer dans des hôtels tournés vers la mer ? La thalassothérapie qui a connu un développement remarquable au cours des vingt dernières années n’échappe pas à ce schéma malgré la gamme supérieure dans laquelle elle se situe. Le tourisme saharien peine à atteindre ses objectifs. Colloques et cliniques se caractérisent par des clientèles généralement à court séjour et ayant trop peu de temps à consacrer aux curiosités culturelles et autres.

 

Pour diverses raisons, l’essentiel des touristes sont "séquestrés" dans des hôtels qui s’arrangent pour les détourner de la découverte des villes et des campagnes limitrophes et de toute consommation extérieure. La multiplication des restaurants, des galeries marchandes et des cafés maures, au sein des hôtels gigantesques, en sont les preuves irréfutables. Dans l’ameublement et le décor des hôtels, les articles artisanaux sont peu présents. La gastronomie tunisienne est réduite à une portion congrue souvent folklorisée. Il est arrivé à des touristes de séjourner plusieurs jours dans un grand hôtel du Jérid, au mois de décembre, sans y voir l’ombre d’une datte. 

Renouons avec le tourisme hivernal et culturel initiés en Tunisie, il y a un siècle

Depuis près d’un demi-siècle, l’essentiel de l’activité touristique tunisienne a été tragiquement confiné dans l’option balnéaire. Pourtant, ni les toutes premières expériences du secteur ni les prévisions des années 1960 n’allaient dans ce sens.

 

Au tout début du XXè siècle, la Tunisie était présentée dans la presse comme étant une terre de prédilection du tourisme archéologique, de l’hivernage et de l’estivage en montagne. Les fouilles archéologiques entreprises dans les grands sites antiques commençaient à livrer des monuments remarquables. Dans le musée de Carthage créé par le Père de Lattre en 1875 et le Musée du Bardo (appelé, d’abord, Musée Alaoui) inauguré en 1888 s’accumulaient les pièces archéologiques jugées par les archéologues de l’époque comme étant les plus précieuses. Les vrais touristes qui venaient admirer ces merveilles étaient cultivés et riches ; ils étaient tout à fait comparables à ceux qui allaient à Rome, à Athènes ou en Egypte pour y contempler des antiquités de différentes époques.  Le docteur Carton, fouilleur infatigable de plusieurs sites archéologiques tunisiens, au tournant du XXè siècle, nourrissait pour le tourisme archéologique en Tunisie, des espoirs illimités. En rédigeant, en 1919, son ‘’Carthage et le tourisme en Tunisie’’, il a promis, arguments à l’appui, pour le grand site archéologique tunisien un avenir meilleur que celui d’Athènes, Rome et Pompéi. Dans ’’La  Tunisie à l’an 2000. Lettres d’un touriste’’, qu’il a publié en 1922, il prédisait pour le pays un développement touristique comparable à celui de l’Egypte, la Grèce et l’Italie. Les médinas de Tunis, de Kairouan et de Sousse attiraient de nombreux touristes.

 

Il y a un siècle, les adeptes du tourisme archéologique étaient amenés, en bon nombre, par les tour operators en de nombreux ports tel que celui de Bizerte. Thomas Cook opérait  déjà en Tunisie. Le parc forestier d’ Aïn Draham était, alors, une station d’estivage célèbre qui attirait fortement le public scolaire et les membres de nombreuses associations. Un grand projet de station d’estivage était esquissé pour Maktar. Les plages tunisiennes n’ont commencé à attirer les touristes, au cours de l’été, que vers 1915 ; cette activité n’a connu un certain développement que dans les années 1930. Jusqu’aux années 1950, l’attrait d’ Aïn Draham, pendant l’été, dépassait, de loin,  dans les chiffres et dans l’ordre des priorités des responsables, celui de toutes les plages du pays.

La trahison des ambitions des années 1960 est scandaleuse

Au lendemain de l’indépendance, le choix du tourisme comme secteur de développement prioritaire a fait une place importante au tourisme culturel dans lequel l’archéologie avait la part du lion. C’est ce qui explique, dans les années 1960,  la création, par une société étatique, d’un chapelet d’hôtels situés à proximité de grands sites archéologiques dont ils prirent les noms : Sufetula, Cillium, Thugga. La même décennie a connu la création des festivals internationaux de Carthage, d’Hammamet et du Film Amateur de Kélibia ainsi que les Journées cinématographiques de Carthage. Ce souffle des années glorieuses a été partiellement maintenu dans les années 1970 et un peu au-delà.

 

C’était l’époque où Lotfi Ben Hassine a inventé le Festival de Tabarka avec pour Slogan "Ne bronzez pas idiot".  En cette rencontre annuelle, qui était desservie par la ligne ferroviaire Tunis-Tabarka, les baignades matinales étaient suivies, l’après-midi, de belles conférences ; les soirées étaient réservées aux concerts de Jazz. Il s’agit là de l’animation touristique d’il y a quarante ans. Depuis, Tabarka a connu l’implantation d’une multitude d’hôtels ; un aéroport international et une marina y ont été créés. Toutes ces installations sont actuellement vides et le Festival de Tabarka n’existe que par intermittence, faute de subvention étatique conséquente. Les dizaines de milliers de touristes algériens  qui passent par les postes frontaliers de la région ne s’arrêtent que très rarement dans le Nord-Ouest de la Tunisie parce que rien n’est fait pour les y retenir. Combien parmi eux ont eu l’occasion de connaître la remarquable histoire du fort génois de Tabarka, les innombrables attraits de la forêt et les particularités insignes des sites archéologiques de Bulla Regia et de Chemtou?

 

Pourquoi la Tunisie a-t-elle réussi rapidement dans le domaine de la Thalassothérapie et a lourdement échoué dans le développement du tourisme culturel ? La réponse est très simple : la thalassothérapie est facile à mettre sur pied car elle ne demande que des installations faciles à monter et un savoir-faire très limité. Le tourisme culturel demande beaucoup de savoir-faire, des synergies de toutes sortes et le développement d’une tradition qui se construit au fil des décennies et des générations. Il faudra certainement plus d’une révolution pour que l’Institut national du Patrimoine (INP) et l’Agence de mise en valeur du Patrimoine et de promotion culturelle (AMVPPC) comprennent leurs devoirs en la matière : aménagement des sites, mise aux normes des musées, publications adéquates... La première des révolutions serait une vraie tutelle du ministère de la Culture  et de la sauvegarde du Patrimoine sur ces deux établissements qui voguent, la bride sur le cou et qui ne font presque rien en matière de développement. La formation des guides compétents, la visibilité des festivals à vocation culturelle constituent d’autres chantiers d’envergure.

Assurons-nous que le tourisme donne autant qu’il prend

Les recettes en devises procurées par le tourisme et la part qu’occupe le secteur dans le PIB du pays sont importants ; la main-d’œuvre qui est employée directement ou indirectement par le secteur est nombreuse. Mais il faut relativiser ces acquis en tenant compte à la fois de l’effort consenti, depuis un demi-siècle, par la communauté nationale pour le développement du secteur, et des potentialités du secteur s’il évoluait selon une dynamique comparable à celle du Maroc, par exemple.

 

Aujourd’hui, les hôtels tunisiens dont plusieurs organismes étatiques spécialisés (BDET, BNDT, SHTT, AFT…)  ou généralistes (STB, BNA, BH) se sont occupés à grands frais,  sont le plus souvent éloignés de l’activité touristique proprement dite.  Ils totalisent une bonne partie des créances bancaires ; ils emploient trop peu de main-d’œuvre qualifiée et les salaires qu’ils distribuent sont généralement bas et souvent précaires ; la qualité de leurs services, y compris en matière de sécurité, laisse très souvent à désirer ; ils ne peuvent pas survivre sans la ’’perfusion financière’’ pratiquée, continuellement, par l’Etat au détriment de plusieurs secteurs aux performances continues et aux revendications bien légitimes. Ils tournent le dos à leur environnement naturel et ont des rapports généralement faibles et tendus avec la clientèle nationale et les hommes d’affaires qui œuvrent dans d’autres secteurs. Ils se présentent, depuis un quart de siècle, comme des entreprises vitales victimes de facteurs indépendants de leur volonté et demandent toujours plus sans véritable contrepartie. Pour éclairer la gouverne des Tunisiens, pourquoi ne pas déballer tous les comptes du tourisme tunisien depuis un demi-siècle ?
Force est d’admettre que le métier de l’hôtelier, noble sous d’autres cieux, a plutôt une image négative dans notre pays. Beaucoup de bons connaisseurs ne cessent de rappeler que le tourisme a très souvent été un secteur spéculatif, trop adossé à l’Etat et au rendement faible. Même les hôteliers irréprochables ont à soigner leur image de marque. Saint Augustin, écrivait au Vè siècle, alors qu’il était très embarrassé par un scandale auquel il était mêlé, dans l’exercice de sa fonction épiscopale à Hippo Regius, l’actuelle Annaba : « Il ne suffit pas d’avoir bonne conscience ; il faut avoir une bonne réputation »

Prenons garde à tous les détracteurs du tourisme en tant qu’ouverture sur l’autre

Les terroristes et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, nourrissent leur idéologie veulent couper la Tunisie comme l’ensemble du  monde arabe de l’ouverture sur l’Occident. Au fait, où commence l’Occident géographiquement et historiquement ? La Tunisie a commencé par faire partie de l’ouest du domaine phénicien avant d’appartenir à l’Occident romain puis de l’Occident musulman. Ses racines méditerranéennes et africaines ne sont ignorées que par les ignorants. Ceux qui veulent isoler le pays de son environnement naturel le font pour le façonner à leur guise.

 

L’observatoire tunisien de la jeunesse a révélé, le 14 juillet dernier, qu’un tiers des jeunes tunisiens est sympathisant du courant salafiste dans ses dimensions caritatives et de prédiction. Mais, au fait, où se situent les lignes de démarcation entre Islam politique, salafisme ’’scientifique’’ et salafisme jihadiste. Combien d’années, de mois ou de jours  faut-il pour passer d’une catégorie à une autre ? Il y a quelques années, deux universitaires tunisiens ont publié un livre consacré à une grande région touristique de la Tunisie. Dans leur fine analyse des potentialités de la région, ils se sont arrêtés longuement sur la situation du tourisme. Pour cette activité, ils ont retenu le tourisme halal de la Turquie comme alternative salutaire pour le tourisme de la région étudiée.

 

Il est raisonnable de considérer que la refondation du tourisme tunisien est aussi nécessaire qu’urgente. Notre gouvernement actuel et particulièrement les ministres en charge du Tourisme et de la Culture ont de quoi s’occuper, au cours de cet été qui ne sera sûrement pas marqué par la gestion de grands flux touristiques dans les hôtels, les sites archéologiques et les musées.

 

Houcine Jaïdi
Professeur  à l’Université de Tunis
 

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2 Commentaires
Les Commentaires
Touhami Bennour - 05-08-2015 00:13

Je trouve necessaire de chercher une voie pour le tourisme Tunisien, le model culturel que vous proposez est interessant serieusement. Mais je me demande qui a inventé la thalassoterapie touristique; il me semble que les tunisiens eux-mêmes n´ont pas cet interêt d´explorer le pays qu´on visite, ou de se promener en ville et voir comment les gens du pays vivent, et peut être s´assoir dans un café de la ville. Moi j´ai l´impression que les tunisiens n´ont pas ce besoin. S´ils veulent rendre visite á un parent en Europe, ils restent tout le temps dans l´appartement, et s´íl faut sortir, c´est pour un endroit lié au voyage, par ex. le billet ou les horaires de depart. Je crois ca demande une revolution culturelle dans le pays avant tout. "Il faut penser aussi á la reputation". mais ca demande de la reflexion chez les gens, et le devoir revient á l enseignement avant tout. Il ya de trés mauvaises rumeurs sur le tourisme actuel en Tunisie, certains croient que les touristes occidentaux sont bourrés d´argent, alors on invente des trucks pour ainsi dire pour soutirer de l´argent aux touristes en créant une bande de jeunes(des enfants) "mendiants" conduit et instruit par un jeune plus agé qu´eux. C´est ce qu´on dit par des gens europeens qui ont visités le pays. Dans tous les cas ce phenomènes disparaitrait au moins si le systeme change . Je pense quand les touristes se mêlent aux habitants du pays, les mythes( que les touristes sont bourrés d´argent) disparaitraient.

Observateur de la Tunisie - 05-08-2015 18:13

Pour sauver le tourisme tunisien, on doit se souvenir de son héritage culturel,ses paysages et aussi de ce que les touristes attendent quand ils viennent à la Tunisie: Les hôtels et plages propres le personel bien instruit et gentil des excursions qui ne fait seulement profit pour les organisateurs, mais qui donnent plaisir et élargir aussi les connaissances sur la Tunisie et ses habitants Des petits ou grand livres illustrés pour faire les touristes curieux et leur donnent appétit de retourner Tout cela`a déjà existé, mais on l'a perdu ! Maintenant il n'existe à peine des choses qui décideent la Tunisie du tourisme de masse dans les pays dans le sud de l'Europe. C'est triste,parce qu'il y a beaucoup de choses qui font la Tunisie unique et qu' on ne peut confondre.

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