News - 23.07.2015

Mohamed Talbi et la bataille de l’interprétation du texte

Mohamed Talbi et la bataille de l’interprétation du texte

Plus que jamais d'actualité, l’ouvrage de Mohamed Talbi, “L’Islam n’est pas voile, il est culte”, épuisé en librairie, vient d’être réédité par Mika Ben Miled (Editions Cartaginoiseries). Revue par l’auteur, augmentée et corrigée, cette nouvelle édition est préfacée par le Professeur Baccar Gherib :

 
Mohamed Talbi vient récemment de défrayer la chronique en déclarant que, de son point de vue, le Coran – et donc l’Islam – n’interdisait pas la consommation du vin et des boissons alcoolisées. Or, au-delà de l’aspect anecdotique de la question soulevée et de son piètre traitement médiatique par nos journalistes, qui est demeuré au ras des pâquerettes, peu de commentateurs ont réalisé que, en lançant ce pavé dans la mare, M. Talbi soulevait un problème de fond aux formidables enjeux culturels et politiques. Car en prenant position sur la question de la licéité du vin et en argumentant sur la base du Coran, il a fait irruption en tant qu’intellectuel dans la chasse gardée, le domaine réservé, des hommes de religion. Mieux, et de manière plus profonde, en s’arrogeant le droit d’interpréter le Coran et en écartant clairement la Chariâa comme source de législation et/ou de la morale islamiques, il pose de manière aiguë la question du rapport de la religion à l’histoire.
 

Intellectuel et Ijtihâd

Ainsi, on ne peut ignorer les conséquences salutaires du premier aspect de la position affichée par M. Talbi, à savoir l’irruption des intellectuels sur le terrain de l’interprétation du texte religieux. Car, s’il y a une quasi-unanimité à relier la décadence de la civilisation islamique à l’arrêt de l’effort d’interprétation des textes religieux (ijtihâd) en vue de répondre aux problèmes soulevés par la vie sociale, on ne s’est jamais vraiment penché sur les modalités de la reprise de cette activité nécessaire à l’évolution philosophique, juridique et morale de sociétés qui, pour différentes raisons, demeurent fortement attachées au référent religieux.
 
En effet, nous pensons qu’un tel exercice ne peut plus être dévolu aux hommes de religion pour au moins deux raisons. D’abord, parce que des hommes élevés dans une tradition vouée à la défense des dogmes peuvent difficilement s’en émanciper et penser au-delà de ce qui leur a été inculqué – et on ne soulignera pas assez, à ce niveau, les mérites intellectuels d’un Tahar Haddad qui a su révolutionner l’approche de la religion tout en étant zeitounien de formation. Ensuite, parce que l’interprétation du texte religieux à la lumière des demandes et des contraintes de nos sociétés, aujourd’hui, exige une ouverture sur l’universel et une bonne maîtrise des méthodes et des problématiques de la pensée et des sciences sociales contemporaines.
 
D’ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler, à cet égard, que l’extraordinaire avancée en matière de droit et de mœurs qu’a représentée la promulgation du Code du Statut Personnel pour notre société, il y a bientôt soixante ans, a été le fruit de l’engagement d’un leader et d’une élite politique nourris de principes universels, allié à un effort d’interprétation présentant la réforme comme venant de l’intérieur même du système religieux. Une approche qui a su mettre en acte la méthode lumineuse exposée par Tahar Haddad, vingt-sept ans plus tôt, dans son audacieux « imra’atuna fi al-chariâa wa al-mujtamaâ ». Une méthode qui consiste à souligner la forme graduelle prise par la révélation au long des vingt-deux ans qu’elle a duré et à postuler le recours au même gradualisme pour justifier les réformes contemporaines, une fois identifiée la voie indiquée par la révélation.

Interprétation et histoire

Cette approche est, par ailleurs, magnifiquement reprise et reformulée par Mohamed Talbi lui-même dans son « Plaidoyer pour un Islam moderne » quand il rappelle que « l’évolution, depuis la Jâhiliyya, en passant par la période du prophète jusqu’à nos jours, n’est pas une droite dont on ne connaît pas le sens. C’est une droite bien précise tel un vecteur. Dieu a créé l’homme, lui a tracé le chemin, et l’a doté de raison en le chargeant de continuer la marche dans cette direction » (149). Il s’agit là d’une invitation à poursuivre l’effort d’interprétation sur la voie indiquée par le Coran, celle, notamment, de l’égalité entre les hommes et de leur liberté. Or, en plus de fonder la légitimité de l’ijtihâd d’aujourd’hui, cette approche montre le nécessaire dépassement de celui d’hier et la caducité de la Chariâa.
 
Celle-ci, élevée aujourd’hui au rang d’un dogme qui hante les vivants et les aliène, s’avère être ainsi une œuvre éminemment historique et terrestre ou, pour parler comme les juristes, du droit positif, élaborée à un moment donné de l’histoire pour d’évidents besoins de légiférer sur la base de sources religieuses qui n’avaient presque rien dit ou alors si peu en matière de droit. Est-il besoin d’ajouter, et indépendamment de la question de l’authenticité du corpus sur lequel elle se base, que cette œuvre porte clairement les marques des problèmes politiques, économiques et sociaux de l’époque de son élaboration et, par-dessus tout, de sa mentalité ? C’est d’ailleurs par son éviction de la Chariâa du référent du musulman contemporain que Talbi porte un coup très dur à la tradition et qu’il ouvre par là même un large espace pour une interprétation du Coran qui puisse réconcilier la foi du musulman avec les exigences et les contraintes de la société de son temps. Ce faisant, il aura fait pour la morale, ce que Hichem Djaït avait fait pour l’analyse historique : ne retenir que le Coran comme référent digne de foi.
 
Dès lors, il ne faut pas s’étonner de la levée de boucliers et de la vague d’indignation que suscite cette approche et de toutes les tentatives de décrédibiliser voire ridiculiser son auteur. Car il ne sera pas facile d’évincer du référent des musulmans cette construction qui habite leur imaginaire depuis douze siècles et encore moins d’arracher la légitimité d’interpréter le Coran, jusqu’ici chasse gardée des hommes de religion, leur raison d’être et de vivre. Pourtant, le maintien de l’Islam comme religion vivante, évoluant en harmonie avec les hommes et les sociétés qui la portent, passe inévitablement par des tentatives similaires à celles de Mohamed Talbi, déstabilisant la tradition, mettant en question les dogmes et arrachant des champs de plus en plus larges à l’effort de réflexion et d’interprétation. En cela, il mérite non seulement d’être soutenu, mais sans doute également d’être suivi.
 
Baccar Gherib
 
Éditions Cartaginoiseries
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