Opinions - 20.07.2015

Elyès Jouini, Hakim Bécheur : Où va-t-on ?

Elyès Jouini

Avec l’attentat de Sousse, la bête immonde du terrorisme a de nouveau frappé notre pays. En visant des touristes, c’est notre économie -déjà bien mal en point– qui est visée.

Les objectifs sont clairs : mettre le pays à genoux, ébranler une démocratie balbutiante et imposer par la violence un modèle rétrograde et passéiste.

Des mesures ont été prises pour renforcer la sécurité mais elles arrivent bien tard ou sont notoirement inopérantes. Croit-on que menacer de la peine de mort des individus prêts à mourir, est susceptible de les dissuader de commettre leurs crimes ? Mettre fin aux occupations illégales de mosquées, interdire les partis et associations appelant à la haine ou rejetant la démocratie et l’Etat de droit, soit! Mais, il faut alors appliquer la loi dans toute sa rigueur vis-à-vis des contrevenants. Or, la complaisance, le laxisme voire l’irresponsabilité ont jusque-là prévalu à tous les niveaux. Comment expliquer que l’appareil sécuritaire soit si défaillant ou se soit focalisé sur «la chasse aux non jeûneurs» (au mépris de la liberté de conscience pourtant sanctuarisée par la Constitution) alors que la menace d’un attentat était évidente ? N’a-t-on pas fermé les yeux sur certaines incompétences ? Au motif de «l’union nationale», l’Etat a été fragilisé.

Il l’avait déjà été dans un passé récent quand les frontières étaient peu ou mal surveillées, quand des camps d’entrainement au djihad étaient tolérés ou quand des semeurs de haine ont pu discourir ou agir sans que la moindre sanction ne vienne mettre un terme à leurs exactions. A-t-on pris l’exacte mesure des dégâts commis et a-t-on délimité les responsabilités – y compris politiques - pour pouvoir agir avec efficacité et éviter le pire ? La réponse s’impose malheureusement d’elle-même : non. Le pire est survenu. Aucune mesure ne peut être probante si la compétence et la détermination de ceux qui sont chargés de l’appliquer ne sont pas au rendez-vous.

Se poser les bonnes questions

Au-delà des réponses sécuritaires à court terme - certes indispensables - et de la réalité de leur mise en œuvre, seule une réflexion globale sur le devenir de notre pays permettra de retrouver cette cohésion nationale plus que jamais nécessaire pour affronter les dangers qui nous menacent. Car le mal est profond et les réponses doivent être plus courageuses qu’elles ne l’ont été jusqu’à présent.
 

Il nous faut travailler à extraire les discours de haine des cœurs et des esprits et ce n’est certainement pas une tâche facile. L’appel au Jihad n’est pas une opinion, c’est un appel au meurtre et c’est un délit. La sentence d’apostasie (takfir) est un appel à la violence. Ces discours sont encore aujourd’hui véhiculés jusque sur les ondes de nos radios et de nos télévisions. Impunément. La loi doit s’appliquer sans équivoque : l’Etat civil et démocratique que nous avons voulu doit se faire respecter.

Mais chacun a bien conscience que c’est dès le plus jeune âge qu’il faut agir. L’ensemble du système éducatif doit être mobilisé en ce sens. L’Etat ne peut plus accepter que le niveau de notre éducation nationale se soit abaissé à une telle médiocrité. Ecoles délabrées, professeurs mal formés et insuffisamment payés, programmes inadaptés. Apprenons à nos enfants la tolérance, le respect de l’altérité, le sens critique qui en feront des citoyens libres et ouverts sur le monde. Précisément, ouvrons les esprits à la réflexion et à la culture : ce sont les meilleurs antidotes à l’obscurantisme et à la manipulation.

Mais il est surtout notoire que l’injustice sociale, la misère et le désespoir font plus que tout autre le lit du terrorisme.

En 2014, le nombre de milliardaires en Tunisie a augmenté de 17% ; selon un cabinet d’études britannique, leur fortune cumulée représenterait la moitié du budget de l’Etat. D’autre part, le coût de l’évasion fiscale s’élèverait à 70% des recettes fiscales actuelles, soit près de 10 milliards de dinars de manque à gagner.  L’économie informelle fondée essentiellement sur la contrebande, laquelle est contrôlée par diverses mafias, représente jusqu’à 40% de la richesse nationale. Par définition, elle échappe à tout impôt, sans compter qu’elle finance largement la criminalité organisée et le terrorisme. Enfin, la Tunisie a perdu 4 places en 2014 dans le bien peu reluisant classement de la corruption établi par Transparency International, en occupant désormais la 79ème place sur 177 pays scrutés.

Face à cette avalanche d’indicateurs inquiétants, le gouvernement donne le sentiment d’une inertie coupable : pas la moindre réforme fiscale d’envergure en vue ni de volonté manifeste de lutter contre la fraude et la corruption ! Il est vrai que la suppression du régime forfaitaire, l’instauration d’un impôt progressif sur la fortune – tout en renforçant les moyens de l’administration fiscale pour en assurer le recouvrement – ainsi que la mise en place de mesures fortes anti-corruption, bousculeraient nombre d’intérêts politiques ou financiers qui ont une influence certaine au sein même du pouvoir. C’est ainsi que confronté à un déficit budgétaire galopant et dans l’incapacité de financer sérieusement de réels projets de développement, ce gouvernement – comme ses prédécesseurs – a recours à l’endettement extérieur. Celui-ci représente plus de 50% du PIB du pays et surtout n’a cessé de croitre ces dernières années. Du fait de l’effondrement prévisible du secteur touristique, cette tendance ne peut que s’aggraver.

Jusqu’où et à quel prix ?

La réponse des institutions susceptibles de prêter (Banque Mondiale, FMI, UE…) est invariable : il faut appliquer un programme « d’ajustement structurel ». Autrement dit, une véritable cure d’austérité : moins de services publics, une contraction des budgets sociaux et une plus grande libéralisation de l’économie. C’est du moins la part que retiennent, en général, les gouvernants appelés à mettre en place de telles mesures oubliant au passage que les dispositions de « gouvernance » contre la corruption, la diffusion du savoir et l’encouragement de l'innovation, la lutte contre le clientélisme et la limitation des monopoles ainsi que le développement d’un système fiscal juste sont aussi des mesures d’ajustement structurels bien plus efficaces que l’austérité.

Des efforts ? Oui, mais partagés !

La nécessité de réformer notre économie est une évidence. L’évidence s’est en quelque sorte tragiquement accrue depuis les attentats. Il nous faut désormais réfléchir plus que jamais à notre modèle de développement, envisager de moins dépendre de la manne touristique, s’intéresser à l’économie sociale et solidaire ainsi qu’à d’autres formes de production et de services. En un mot : faire des efforts et preuve d’imagination ! Encore faut-il cependant que ces efforts soient non seulement partagés mais proportionnés. Ce n’est pas – loin de là – le sentiment dominant. Les Tunisiens craignent des dégâts sociaux immenses tandis qu’une caste considérée, à tort ou à raison, comme privilégiée serait épargnée. Cette inquiétude explique pour une large part les mouvements sociaux qui se multiplient dans divers secteurs. La campagne « Où est le pétrole ? » procède du même état esprit. Au-delà de ses accents populistes voire régionalistes, force est de constater qu’elle rencontre un écho grandissant dans la population.  Parce qu’elle pose en creux la question cruciale et sensible de la répartition des richesses dans notre pays.

Ce que réclament nos concitoyens pourrait au fond se résumer en un mot : la justice. Justice dans la répartition des richesses, précisément. Et pour cela, justice fiscale qui elle-même permettra – à terme et grâce aux efforts de tous - des projets de développement générateurs d’emplois, souvent promis, rarement concrétisés, une éducation nationale digne de ce nom, un système de santé solidaire. A défaut, comment demander aux classes moyennes et défavorisées de faire plus de sacrifices ? Même la lutte contre la contrebande – pourtant nécessaire - se heurte à cette incompréhension légitime. En effet, les mafias font vivre directement ou indirectement des milliers de personnes tandis que l’Etat, lui, donne le sentiment de les avoir abandonnées. Dans le même temps, les affairistes de tout acabit, continuent de s’enrichir sans vergogne. Le «choix» - si tant est qu’il y en ait un – est vite fait : la délinquance plutôt que la misère !

Donner un cap

Alors que faire ? Au-delà des discours, c’est bien d’un cap et d’une confiance en l’Etat dont a besoin notre pays. En clair, où va-t-on et comment y parvenir, notamment dans ces circonstances tragiques que nous subissons ? Bien sûr, la sécurité et la lutte contre le terrorisme doivent être des priorités. Pour ce faire, la compétence des agents de l’Etat, le sens des responsabilités et le respect de la loi doivent prévaloir sur toute autre considération. Mais cela ne suffira pas si l’éducation et la culture ne retrouvent pas la place qui doit être la leur, si les injustices n’étaient pas réparées et si les richesses n’étaient pas mieux réparties. Seules une fiscalité juste et une lutte acharnée contre la fraude et la corruption permettront de montrer que l’on s’attaque vraiment aux rentes et aux privilèges et que tout est fait pour soulager une population qui aspire à une vie meilleure. Le chantier est immense. Raison de plus – s’il en était besoin – pour s’y atteler sans plus tarder : la stabilité et la cohésion sociale de notre pays en dépendent !

Elyès Jouini

Vice-Président de l'Université Paris-Dauphine, Ancien Ministre
Hakim Bécheur

Médecin-Chef de service à l’hôpital (Paris)