Opinions - 10.06.2015

Jacques Bille: Marketing politique et big data

Marketing politique et big data

Les deux campagnes d’Obama en 2008 et 2012 ont, en quelques années, apporté un véritable bouleversement des techniques mises en oeuvre. Le big data, ses bases de données, ses fichiers, ses ciblages et l’utilisation intensive des réseaux sociaux sont autant d’approches qui ont bouleversé les techniques habituelles. Le marketing politique vit sans doute une nouvelle révolution, équivalente à celle qu’avait introduite la campagne de Kennedy en 1960. Qu’en attendre pour notre prochaine élection présidentielle ? Analyse de Jacques Bille.

LES campagnes présidentielles américaines sont depuis longtemps une référence pour le reste du monde.

 

Depuis les années 1950, elles ont à chaque fois innové, parfois de façon spectaculaire.

Chacune de ces étapes a constitué un modèle dont la plupart des politiques et des professionnels de la communication se sont directement inspirés.

En 1952, la télévision apparaît comme instrument de campagne, sans cesse plus influent, et les techniques de communication commerciale font irruption dans le domaine politique. La nouveauté, c’est le choix de Eisenhower, sous l’influence du publicitaire Rosser Reeves, de mener une campagne de « spots » télévisés de vingt secondes, signés d’un slogan « I like Ike », au ton très commercial, qui tranchaient avec les séquences de trente minutes du candidat démocrate Adlai Stevenson.

En 1960, chacun s’en souvient, la télévision fut au centre de la campagne. Aux spots désormais utilisés par les deux camps, vient s’ajouter un nouvel exercice, celui du débat télévisé. On sait comment JFK l’emporta.

Mais, au-delà, les deux équipes de campagne ont déployé à cette occasion l’ensemble des instruments alors disponibles dans le domaine du marketing commercial et l’ont adapté au domaine politique : approche de l’« offre » du candidat en fonction des attentes du public, segmentation, ciblage, messages adaptés.

Dans un livre à succès et au titre provocant(1), Ted White a décrit en détail la campagne de Kennedy et les moyens nouveaux mis en oeuvre. Ainsi s’est imposée l’idée que l’ensemble des outils du marketing commercial – spots télévisés, affiches, mailings, marketing téléphonique, etc. – étaient désormais devenus des éléments essentiels de toute campagne électorale. Le marketing politique a depuis acquis droit de cité dans la vie publique de toutes les nations démocratiques et s’est sans cesse raffiné, complété, renouvelé.

Le tournant suivant date de 2008 et de la première campagne d’Obama. C’est l’apparition de deux approches nouvelles, complémentaires grâce aux innovations technologiques nées d’Internet, l’utilisation des réseaux sociaux et l’exploitation de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le big data. C’est une étape historique, de la même importance que celle de l’apparition de la télévision : désormais les campagnes électorales, aux États-Unis et ailleurs, obéiront à des stratégies et à des mises en oeuvre radicalement nouvelles.

La question posée aujourd’hui est de savoir si cette novation radicale va être transposée et si, désormais, le marketing politique doit partout se mettre à l’heure du big data.

En France, la perspective de la prochaine élection présidentielle conduit chaque camp à activement se préparer à des approches totalement nouvelles.

La maîtrise des bases de données

Le point de départ du changement repose sur la maîtrise nouvelle des bases de données et de leur exploitation systématique. Jusquelà, les politiques et leurs stratèges travaillaient sur des données chiffrées, parfois complexes, qui dessinaient le paysage politique révélé par les études de marché sous toutes leurs formes (sondages, panels, etc.). Une connaissance fine de l’opinion, des enjeux et des comportements
était ainsi permise et aussi bien les campagnes électorales que les études politiques étaient largement fondées sur ces éléments d’analyse.

La nouveauté vient de deux facteurs : d’une part, la collecte d’un nombre considérable de bases de données de nature différente, politiques aussi bien que commerciales, et d’autre part leur rapprochement et leur croisement.

Cette interconnexion de multiples données disparates permet de disposer d’informations
inédites, et jusqu’ici inaccessibles, sur l’ensemble des citoyens et sur leur comportement quotidien.
Ainsi va se mettre en place un modèle de décision fondé sur des données chiffrées, le data-driven decision-making, qui a dominé le fonctionnement de la campagne Obama.

Les États-Unis permettent l’accès à plus de données politiques et électorales qu’ailleurs, en France notamment. On peut aussi les croiser avec des données démographiques de toutes sortes et de grande précision. On sait aussi, et c’est une différence essentielle, détecter les préférences politiques d’une grande partie des électeurs. On dispose donc d’une base assez solide de connaissance de l’électorat.

L’élément déterminant est que sur ce socle on peut greffer de multiples autres données, du domaine économique, sociologique ou commercial. Ainsi les bases de données des grandes surfaces, qui décrivent par le détail la consommation de leurs clients, sont disponibles à qui veut (ou peut !) les acheter. Ainsi également, peuvent être achetées les données personnelles d’audience de la télévision, directement issues des décodeurs individuels des téléspectateurs. Et, bien sûr, les données de la navigation sur Internet : les cookies qui disent beaucoup sur les centres d’intérêt de chacun de nous sont précieusement conservés, analysés… et vendus par les opérateurs d’Internet.

On va de cette façon pouvoir rapprocher un nombre considérable de données pour
une même personne, qui vont donner le moyen aux statisticiens des campagnes électorales
d’établir des « profils ». Ces profils vont, à leur tour, permettre d’élaborer des algorithmes de comportement individuel, notamment sur trois aspects essentiels : l’abstention ou la non-inscription sur les listes, la mobilisation des électeurs passés, la conviction des indécis.

Prédire les comportements

S’agissant de la probabilité de vote ou d’abstention, les équipes d’Obama se sont fondées sur les travaux de deux universitaires de Yale, Green et Gerber, qui, dès 1998, avaient commencé à travailler sur une « approche dynamique » de l’inscription sur les listes électorales(2). Cette « approche » consistait à repérer parmi les électeurs non inscrits ou peu fréquents ceux qui – compte tenu de ce qu’on pouvait savoir de leur comportement au travers de bases de données commerciales – pourraient aller voter, et voter démocrate.

Une fois identifiés, on s’adresse spécifiquement à chacun, en délivrant des messages adaptés et déterminés par les « profils » ou même par des tests de réaction à telle ou telle proposition de programme.

C’est une politique de prospection jamais vue qui a été développée par la campagne
Obama dans les deux ans précédant l’élection.

Pour la masse principale des électeurs, l’exploitation des bases de données rend possible de réaliser une ambition a priori démesurée, celle de connaître tous les électeurs qui lors de la précédente élection avaient apporté leur suffrage à un candidat (Obama en 2008) et de travailler à leur faire rééditer ce vote. «Le scrutin était certes secret, mais les analystes d’Obama pensaient pouvoir, en examinant l’ensemble des votes démocrates dans chaque quartier, identifier les personnes les plus susceptibles de l’avoir soutenu. Pour l’équipe de campagne, l’objectif était littéralement celui-là. Ils voulaient reconstituer la coalition, individu par individu, par des contacts personnels», écrit Sasha Issenberg, qui poursuit: «L’équipe de campagne d’Obama a commencé l’année de l’élection en étant certaine qu’elle connaissait le nom de chacun des 69 456 897 Américains qui, par leurs voix, l’avaient porté à la Maison-Blanche (3). »

Enfin, en déterminant quels électeurs sont classés comme indécis ou même républicains modérés, les équipes d’Obama peuvent «cibler» ces individus et tenter de les convaincre un par un.

En termes simplifiés, une première approche du nouveau marketing politique repose sur le micro-targeting (microciblage) d’une partie non négligeable de l’électorat.

Microciblage et porte-à-porte

Cependant, bien sûr, compte tenu des nombres évoqués, on ne peut agir que sur des fractions du corps électoral. Ici, la structure politique des élections américaines conduit à des stratégies bien précises.

On sait que l’élection présidentielle américaine se fait à deux degrés. Les électeurs désignent des délégués, qui, à leur tour, voteront pour un des deux candidats. La sociologie électorale des États-Unis est connue : États traditionnellement républicains ou démocrates (« red States, blue States »), dont le résultat est considéré comme acquis d’avance, et une quinzaine de « swing States » où l’issue est indécise. C’est donc évidemment sur ces États que les candidats vont faire porter leurs efforts, et cela en fonction du poids de ces États en nombre de délégués qui seront désignés.
Ici, le microciblage va pouvoir être utilisé à plein. Les zones cruciales (parfois réduites à un simple comté) vont faire l’objet de campagnes de télévision spécifiquement ciblées, diffusées sur les chaînes locales, mais aussi d’actions militantes personnalisées, individualisées.

Alors on voit renaître la vieille technique du nporte-à-porte, le traditionnel et ancien «canvassing» des élections américaines. La différence est que ce porte-à-porte se fait en disposant de données extrêmement précises sur la personne que l’on visite ; on sait tout d’elle: non seulement sa couleur politique mais sa situation familiale, son état de santé, ses habitudes de consommation, ses voyages récents, ses réseaux Internet. Au total, chaque militant, lorsqu’il sonne à une porte, dispose sur sa tablette numérique d’une information extrêmement détaillée: en moyenne environ cinq cents éléments d’information sur la personne à qui il rend visite.

Ainsi peut être rationalisé le «travail d’interaction en tête à tête». Un militant classique n’est pas toujours armé pour convaincre un indécis, sa passion peut déplaire et ses arguments ne porteront pas. Chaque visite est donc préparée, le militant est doté d’une tablette électronique où les « éléments de langage » sont consignés, et en fin d’entretien un compte rendu en est toujours fait, ce qui d’ailleurs enrichit la base de données initiale de précieuses informations complémentaires sur la cible.

L’intérêt majeur de ces innovations est de donner à un vieux système politique – le militant qui fait du porte-à-porte – une efficacité nouvelle.

L’autre utilisation des profils et des algorithmes prédictifs de comportement est un travail d’affinage des positions et propositions du candidat en fonction de la réaction de chaque groupe d’électeurs testés.

Certes, il serait choquant d’imaginer que le programme d’un candidat à la présidence des États-Unis puisse être commandé par des simulations de réaction des électeurs. C’est cependant en partie le cas : dès qu’on entre dans le détail du programme, celui dont l’électeur est friand – dans le domaine de la couverture sociale par exemple –, cet électeur réagit très directement en fonction de sa propre situation individuelle.

La proposition du candidat est alors testée pour être affinée, voire modifiée, ou au moins présentée de multiples façons, de manière à rencontrer le meilleur succès possible.

Tout cela est qualifié de « système de gestion de la relation électeur » et repose sur une multitude de données chiffrées savamment orchestrées par des intervenants nouveaux dans les équipes politiques : des programmeurs, des développeurs qui donnent aux experts en sciences sociales une puissance jamais connue.

Tout cela coûte des sommes gigantesques. L’achat des données, leur exploitation (data mining), leur traduction en programmes opérationnels ont fait exploser des coûts dont, malgré la transparence et le fact-checking cher à la presse américaine, il est difficile de mesurer l’ampleur. Obama n’a d’ailleurs pas été seul et, après un retard initial et une moindre expérience, la campagne Romney a elle aussi mis le big data au centre de sa stratégie.

Ce qui est certain, c’est que la Commission électorale fédérale (FEC) a estimé l’ensemble des dépenses à 7 milliards de dollars, pulvérisant tous les records de dépenses électorales jamais rencontrées dans l’histoire des États- Unis. Bien sûr, le détail des sommes consacrées au big data n’est pas identifiable, mais il est clair que l’inflation considérable des coûts de campagne leur est largement due. Contrats multiples passés avec des entreprises sans cesse plus sophistiquées, développement de logiciels et de programmes expérimentaux, achats de multiples bases de données, et recrutement de centaines de professionnels reconnus : une campagne, préparée pendant plus de deux ans auparavant, devient une véritable entreprise technologique hautement spécialisée.

Les réseaux sociaux et l’empowerment

L’autre innovation majeure des campagnes d’Obama est désormais bien connue et largement répandue, c’est l’utilisation systématique des réseaux sociaux. En 2008, ces réseaux n’avaient encore jamais été mis au service d’une campagne électorale d’envergure. Deux directions principales ont été largement exploitées et doivent faire école : la récolte de fonds (le fund raising) et l’animation de l’appareil
de campagne.

Le premier point paraît aujourd’hui presque banal, mais le recours systématique à toutes les ressources de communication permises par les réseaux sociaux était, au départ, une idée novatrice. Depuis longtemps, tous les partis politiques utilisaient le mailing postal pour lever des fonds. Mécanique massive et coûteuse, dont le rapport était souvent décevant.

En utilisant toutes les formules, Facebook et applications mobiles notamment, les deux campagnes d’Obama ont ouvert une voie que tous utilisent désormais. La force de démultiplication apportée par la communication digitale – on s’adresse à une multitude d’individus particuliers – offre tous les avantages de la long tail chère aux experts d’Internet: des contributions modestes mais innombrables créent un courant que l’on ignorait jusque-là. À partir de là, toutes les techniques de la communication digitale et de la relation client (customer relationship management) peuvent jouer, tenir à jour les listes de donateurs, entretenir un dialogue permanent et individuel, relancer, partager, etc., et ainsi faire vivre une animation dynamique sur le terrain. Chaque individu reçoit des messages personnalisés, venant directement des dirigeants politiques de la campagne.

Ainsi s’établit une relation quasi intime qui permet la mise en oeuvre du second volet de
la stratégie digitale, vraie innovation de fond : l’empowerment.

Ce mot complexe à traduire (capacitation, délégation, responsabilisation) est un facteurclé de l’organisation d’une campagne et consiste à donner à chaque échelon une relation directe avec le sommet, lui procurant le pouvoir de parler et d’agir au nom du candidat.

Le militant de base ne dépend plus d’une cellule locale ou régionale qui lui donnerait les éléments de la campagne et de l’argu mentation. Ceux-ci sont reçus directement du sommet, dans une relation (apparemment) personnalisée avec le candidat ou son entourage immédiat et sont sans cesse mis à jour et adaptés à toutes les situations particulières.

L’organisation de la campagne est alors fondée sur un schéma de subsidiarité, ou de démocratie participative, qui lui donne un esprit et un tonus totalement différents des campagnes « à l’ancienne », où les relais, donc les points de blocage, sont multiples. Les militants, les volunteers sont directement destinataires de multiples messages, qui évoluent en permanence. Ils vont pouvoir disposer à tout moment des éléments d’argumentation adaptés au lieu et au moment où ils agissent. Bien entendu, le système est bidirectionnel : ces mêmes militants vont à leur tour assurer des « remontées » du terrain, qui sont immédiatement traitées et viennent enrichir les données centrales, ainsi complétées et mises à jour en permanence.

Nombre des défauts de la bureaucratie propre à toute organisation de campagne sont ainsi évités. L’outil est vivant et dynamique.

Psychologiquement, le volunteer de base, dont la tablette reçoit en permanence des messages signés «Barack», «Michelle» ou du directeur de campagne Jim Messina, se sent investi d’une mission, sans aucun écran, par le plus haut niveau, et il sera d’autant plus motivé.

Pour le reste, les instruments des social media permettent de faire vivre une communauté, de lui donner un sentiment de réelle appartenance. L’utilisation intensive des pages Facebook et maintenant de Twitter crée un lien vivant qu’aucune campagne traditionnelle n’avait réussi à faire exister. Non seulement le nombre d’inscrits directs est considérable (34 millions d’amis d’Obama sur Facebook), mais chacun d’entre eux est susceptible de faire partager les messages reçus à ses propres amis, pas forcément inscrits comme amis d’Obama. Ces amis peuvent d’ailleurs être préalablement «sélectionnés» par le ciblage obtenu au travers des bases de données, permettant une efficacité optimale de ce transfert.

De son côté, Twitter est maintenant devenu, lui aussi, un instrument largement répandu et propice au re-tweet, c’est-à-dire au partage d’un message avec d’autres que le destinataire initial. Dans les deux cas, le message relayé provient d’amis, donc il bénéficie d’une crédibilité et d’une charge affective bien supérieures à celles d’un message venant du sommet d’une organisation politique.

Cette capacité à relayer quasiment à l’infini ce «bouche-à-oreille électronique» généralisé change la donne de la communication d’une campagne.

Transposer le modèle?

Les équipes politiques en Europe ont vite succombé à l’«Obamania» après le premier succès de 2008 et, avec une évidente fascination, elles ont accompagné et observé les équipes américaines. Il était clair, en effet, que les nouveaux moyens qu’autorise l’évolution technologique allaient, comme ils l’ont
fait pour les deux campagnes américaines, modifier en profondeur la technique des campagnes électorales.
Nul doute que le marketing politique jusqu’ici pratiqué va s’en trouver bouleversé et les prochaines échéances, notamment l’élection présidentielle, en France, vont en être le reflet.

Pourtant, un peu partout, on s’est vite aperçu que la transposition des méthodes
nouvelles du marketing n’est pas chose si aisée.

Aujourd’hui, pour résumer, l’utilisation systématisée des réseaux sociaux dans l’ensemble des activités d’une campagne est devenue une évidence, même si son champ d’application peut varier. En revanche, l’autre volet, celui de l’utilisation des bases de données appliquées à la stratégie électorale, se heurte à un certain nombre d’obstacles qui en limitent encore la portée politique réelle.

La communication de tout élu ou candidat a été totalement renouvelée par la généralisation des réseaux sociaux, qui n’ont mis que quelques années pour s’imposer à tous.

Aujourd’hui, le moindre élu municipal ou cantonal en France dispose d’une page Facebook, d’un blog et d’un compte Twitter. Diffuser un message, faire connaître un point de vue, entretenir un lien sont devenus des évidences pour quiconque veut mener une vie publique, gérer un mandat ou chercher des
votes. Le coût de gestion de ces services basiques est dérisoire et la diffusion peut être considérable.

Reste, bien sûr, à maintenir l’intérêt et la qualité de ces différentes communications et là réside désormais le défi.

«Profils», dialogue direct et collecte de fonds

En fait, la difficulté a changé: la question n’est plus celle du coût de la communication, mais celle des stratégies et des contenus. Stratégies d’abord, car il faut savoir jouer des différents registres. Les pages Facebook de candidats ne sont pas de simples journaux ou des miroirs de la vie de l’intéressé. Elles sont
des «pièges à données». En suscitant les millions d’«amis», ces pages vont servir à diffuser des messages, en les démultipliant puisque chaque destinataire va à son tour l’adresser à ses propres amis. Surtout, la circulation de ces messages va permettre d’établir d’innombrables « profils », aux critères multiples, à qui on pourra s’adresser plus directement, sur des sujets dont on sait qu’ils les intéressent.

C’est donc une communication active, productive d’informations complémentaires qui vont nourrir la phase ultérieure de contenus de plus en plus précis et ciblés.

La circulation sur ces réseaux est à double sens. Chacun de ceux qui reçoivent le message et, a fortiori, le rediffusent contribue à enrichir le fichier de données sans cesse plus précises. Sur ces bases, d’autres messages vont alors être diffusés par d’autres vecteurs, des sites plus spécialisés par matières ou centres d’intérêt, des blogs ou des forums où le candidat pourra aborder des sujets précis… et mesurer l’impact concret de ses positions.

Une véritable correspondance peut s’instaurer entre le candidat ou son équipe et les électeurs.

Page Facebook et comptes Twitter complètent progressivement les actions traditionnelles de presse, et ont même pratiquement pris le pas sur elles. L’avantage est que le contenu est parfaitement maîtrisé et permet
de développer sans contradiction, ni risque de dérapage, le message que l’on veut faire connaître. La disparition des intermédiaires diminue les risques et crée aussi un lien direct. Le lecteur d’un blog comme celui d’un compte Twitter le reçoit parce qu’il s’est abonné et a ainsi établi avec l’émetteur du message un rapport direct. Et, de toute façon, les journalistes, réduits au rôle de followers, relaieront l’information au reste de l’opinion.

On mesure qu’a fortiori, en campagne, ce lien sans intermédiaire donne une valeur nouvelle au message reçu, qui semble provenir personnellement et sans intermédiaire de la personnalité qu’on soutient ou à laquelle, tout au moins, on s’intéresse.

De cette apparente individualisation du message, le candidat peut tirer des conséquences très intéressantes, notamment dans les opérations de collecte de fonds.

Jusque-là, pour recueillir des fonds, il fallait de lourds et coûteux mailings, en ayant acheté des adresses pas toujours certaines, rédigé des messages pas toujours convaincants, expédié des lettres pas toujours lues. Le rapport de ces opérations était modeste.

Aujourd’hui, on peut aborder ces sujets de façon plus efficace et moins coûteuse. Les sommes demandées sont parfois modestes mais elles encouragent à donner, à faire circuler la proposition et à bénéficier de la chaîne quasi inépuisable des amis d’amis… Le fichier des donateurs devient une base de données
de militants actifs et engagés qui va être utilisé par la suite.

Certes, toute campagne d’envergure continuera de faire appel aux contributions d’entreprises ou de grosses fortunes, à des dîners de stars (4) ou à des « Premier Cercle » d’amis généreux. Mais la dimension populaire de la contribution de fonds connaît, grâce aux réseaux sociaux, une nouvelle vie.

Les bases de données en France

Le second axe d’innovation, celui des bases de données, jouera aussi un rôle central, mais la France ne pourra sans doute pas aller aussi loin que les États-Unis ou d’autres nations.

La protection des données individuelles est un sujet majeur chez nous et a donné lieu à une abondante législation, surveillée par la CNIL, autorité peu encline au compromis.

La collecte de données est banalisée dans notre vie quotidienne : de l’achat effectué dans un supermarché à la consultation de sites sur Internet, chacune de nos activités laisse une trace informatique, fichier ou cookie. La question posée ici est celle de l’utilisation de ces données à des fins de communication politique ou électorale.

La CNIL est particulièrement vigilante, depuis longtemps, sur ces points et elle a édicté des règles strictes auxquelles tout candidat doit se soumettre. L’exploitation des « fichiers internes » d’un parti y est soumise;
celle des fichiers plus larges issus des «primaires» – intéressant vivier pour une campagne ! – également. Quant aux fichiers «externes», les fichiers commerciaux, même si la CNIL reconnaît qu’il n’existe pas
d’«encadrement juridique particulier» à l’utilisation des données commerciales, il est bien délicat d’y avoir recours (en principe, par exemple, tous ceux qui y figurent doivent avoir donné un accord préalable). Même
utiliser un annuaire n’est pas sans limitations.

Dès lors, l’élaboration de «profils», obtenus par croisement de fichiers multiples devient un parcours complexe au regard de la vigilance exercée par l’autorité en charge.

Leur exploitation, a fortiori en croisant données publiques et commerciales, telle qu’elle se fait aux États-Unis, poserait problème. Aux États-Unis, par exemple, le recensement, l’US Census Bureau, publie
toutes ses données, y compris une cartographie ethnique des quartiers des villes; de même, les câblo-opérateurs n’hésitent pas à vendre toutes les données d’écoute de chacun de leurs abonnés téléspectateurs. La chaîne de supermarché dira tout sur leur consommation et Google cédera volontiers la trace de leur navigation sur Internet. Ces données sont en suite rapprochées, croisées, extrapolées et
permettent de connaître le comportement individuel de millions de personnes parfaitement identifiées. La France n’en est certainement pas là.

Utiliser les listes électorales

En sens inverse, l’utilisation des listes électorales à des fins de prospection politique est chose possible.

L’accès en est libre et des tris particuliers peuvent être effectués sur ces listes pour «s’adresser à une catégorie particulière de votants». De plus, l’hypothèse de «relance des abstentionnistes» est explicitement évoquée, comme celle de l’utilisation des listes électorales consulaires, pour ce qui est du vote des Français de l’étranger. Ce dernier cas n’est pas nouveau et tous les partis ou candidats à une élection nationale y ont recours.

En revanche la détection des non-inscrits ou des abstentionnistes n’en est encore qu’à ses débuts et elle peut, si les pistes explorées par les campagnes américaines sont suivies, connaître un certain développement.

Une première expérience a été tentée en France en 2012 par l’équipe de campagne de François Hollande, s’inspirant de l’expérience Obama. Posant en principe qu’« il est souvent plus efficace de mobiliser les électeurs de son propre camp risquant de s’abstenir que d’essayer de convaincre les indécis ou les électeurs du camp adverse », un groupe de militants a entrepris une analyse démographique et politique
sur un certain nombre de bureaux de vote. Ils ont ainsi établi un « indice de mobilisation potentielle pour Hollande, qui pouvait être appliqué à chaque bureau de vote du pays, en multipliant le taux d’abstention local par son vote pour les candidats de gauche aux élections depuis 1998 (5) ». Les bureaux jugés
prioritaires font l’objet d’une campagne de terrain envers les abstentionnistes, individualisés
et démarchés en «porte-à-porte», en s’inspirant de l’esprit du « canvassing »
d’Obama.

Mais ce n’est là qu’un début. Au contraire de leurs homologues américains, les démarcheurs ne disposent que de très peu d’informations sur ceux qu’ils visitent et, au fond, ils ne font que distribuer de la propagande de façon à peine plus sélective qu’à l’habitude.

Sans doute, la mobilisation des abstentionnistes n’est pas la priorité des campagnes présidentielles françaises. L’abstention n’y est pas notablement élevée et les gains à obtenir ne sont peut-être pas décisifs. L’incitation à l’inscription sur les listes – y compris les Français de l’étranger et l’outre-mer –  est, de son côté, une action habituelle pour les partis politiques et les effets différentiels ne sont pas déterminants. Enfin, l’élection se dispute sur une circonscription unique nationale. Il n’y a pas de «stratégie de bascule», de « swing States », où le déplacement d’un faible nombre d’électeurs emporte une décision majeure. L’application de ces stratégies « marginales » ne joue pas vraiment dans l’élection présidentielle française.

Innovations pour 2017?

Il reste que la prochaine élection devrait néanmoins apporter des innovations bien plus spectaculaires. Le travail stratégique de la recherche d’électeurs susceptibles de modifier leur vote – une proportion finalement assez forte de notre corps électoral – dépend aujourd’hui d’analyses marketing fondées sur des chiffres issus de multiples études et sondages. Les chiffres indiquent de façon assez fiable des cibles mais celles-ci demeurent indifférenciées et l’approche finale se fait par groupes, plus ou moins homogènes. L’analyse de données, le big data à la française, devrait, malgré les multiples barrières juridiques de protection
des donnés individuelles, permettre de toucher bien plus d’électeurs de façon individualisée.

Et pour les toucher le courrier électronique et les réseaux sociaux apportent une solution que le courrier ne permettait pas jusqu’ici. Ces moyens étant au surplus interactifs, un vrai dialogue préélectoral peut s’engager.

Dans ce registre, on devrait voir un vrai tournant tant dans les stratégies marketing que dans les outils mis en oeuvre. Se posera alors la question du coût de la campagne.

2012 n’a certes pas été, sur ce sujet, un modèle. On relèvera en particulier que les dépassements constatés proviennent des dépenses consacrées aux meetings publics, tenus en très grand nombre.

Le jour est sans doute venu de la mise en question de cette technique de campagne. On sait que ces meetings sont onéreux et que leur signification réelle est discutable : tenus en fin d’après-midi, ils n’ont pour but que de fournir une image pour le journal télévisé du soir. La salle et la foule des militants déjà convaincus qui la remplissent ont coûté une fortune et pas un électeur nouveau n’a été conquis. À
l’heure où n’importe quel message peut être envoyé à beaucoup plus de destinataires et dans des conditions bien plus satisfaisantes, les meetings ont largement vécu, même s’il restera toujours deux ou trois grandes cérémonies pour respecter la tradition.

Les déplacements du candidat vont changer de signification. Ils seront centrés sur la proximité (les «déambulations») et non sur des cortèges ou des défilés. Plus que jamais, la rencontre physique avec le candidat est essentielle.

Quant aux réunions, elles seront décidées et organisées en fonction de données objectives: situationn électorale locale, mais aussi données socio-démographiques et « profils» d’électeurs beaucoup plus précis et signifiants.

On devrait ainsi voir se multiplier un équivalent des town-hall meetings, ces réunions publiques assez informelles (comparativement peu coûteuses !) rassemblant des auditoires spécifiques avec lesquels s’établit une discussion, tout cela étant, bien sûr, parfaitement préparé, composé grâce à des fichiers préalablement exploités à dessein.

Si l’on veut développer une action militante modernisée, au travers d’un empowerment à la française, il faut aussi réaliser que les militants doivent être financés et disposer de moyens techniques, informatiques. Et aussi que certains, compte tenu des qualifications techniques requises, devront tout simplement être des salariés temporaires et non pas de simples bénévoles.

Au total donc, les dépenses électorales ne baisseront sans doute pas mais elles seront allouées différemment. Les réseaux sociaux ne coûtent pas cher en eux-mêmes mais leur utilisation stratégique nécessite un apport intellectuel considérable, en programmes, en développeurs et en gestionnaires. Les bases de données et leur mise en valeur sont aussi une denrée chère ; le fait que, progressivement,
elles seront au centre de toute l’organisation de la campagne conduira à y investir, en logiciels, en systèmes d’exploitation, en recherche et en développement, des sommes sans cesse plus importantes. Mais l’efficacité y aura gagné. Et, à travers ce rapprochement entre le politique et l’électeur, peut-être aussi la démocratie.

Jacques Bille

(1) Theodore White, The Making of the President, 1960, Athaneum Publishers, 1961.

(2) Donald P. Green et Alan S. Gerber, Get Out the Vote : How to Increase Voter Turnout, Brookings Institution Press, 2008.

(3) Sasha Issenberg, « How President Obama’s campaign used big data to rally individual voters », MIT Technology Review, décembre 2012.

(4) Sur ce point, voir un article de Time Magazine du 7 novembre 2012 expliquant comment George Clooney (côte Ouest) et Sarah Jessica Parker (côte Est) ont été choisis pour animer des dîners de fund raising, uniquement sur la base de fichiers et d’algorithmes de comportement des potentiels donateurs.

(5) Guillaume Liégy, Arthur Muller et Vincent Pons, Porte-àporte. Reconquérir la démocratie sur le terrain, Calmann-Lévy, 2013.

 

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