Opinions - 25.03.2015

La protection efficace de notre Patrimoine culturel, composante de la lutte contre le terrorisme

La protection efficace de notre Patrimoine culturel, composante de la  lutte contre le terrorisme

La ministre de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine a déclaré, au cours de la conférence de presse organisée par un collectif ministériel, au Musée national du Bardo, le lendemain de l’attaque terroriste du 18 courant, qu’il avait été décidé de renforcer la protections des sites archéologiques et des monuments, d’augmenter l’effectif des gardiens des sites archéologiques de 600 à 1000 et de former ces gardiens en les mettant sous l’autorité d’un officier supérieur du Ministère de l’Intérieur. Ces décisions, prise à chaud, sont sans doute bienvenues mais suffisent-elles à assurer la sécurité de notre richissime Patrimoine culturel dont les Tunisiens réalisent mieux, suite au désastre du Bardo, sa valeur culturelle et son poids économique ?

L’incendie criminel déclenché au Mausolée de Sidi Ahmed de la délégation de Souk Lahad du gouvernorat de Kébili, dans la nuit qui a suivi la déclaration de la ministre, montre l’ampleur des dangers ainsi que leur relation avec la série d’agressions subies par nos mausolées dans le courant de l’année 2012. Cet incendie de Kébili est aussi à inscrire, sans hésitation, dans la vague d’attentats qui a touché les monuments, bibliothèques, musées et sites du Mali en 2012 ainsi que l’Irak et à la Libye, au cours des dernières semaines. Le nouveau danger, apparu il y a quelques années et prenant constamment de l’ampleur, vient s’ajouter, en Tunisie, au vol endémique qui a causé toute une série de pertes irrémédiables dans des sites et des musées de différentes catégories.

Marqueur essentiel de l’identité, objet de recherches scientifiques et vecteur de développement réalisable à peu de frais et susceptibles d’intéresser les quatre coins du pays, le patrimoine culturel doit être protégé par tous les moyens. Le désastre du Bardo et le cadre général, dans lequel il s’inscrit invite, plus que jamais, l’Etat tunisien à prendre toutes les mesures, d’urgence et à court terme, nécessaires pour assurer sa protection. De nombreux pays se distinguent par de grandes réalisations en matière de sécurité appliquée au patrimoine culturel. Leurs acquis peuvent nous inspirer utilement.

Mesures d’urgence pour les sites, les monuments, les musées et les mausolées

Une lacune sécuritaire de taille doit être comblée le plus rapidement possible. Il s’agit de l’inexistence totale ou partielle de clôtures pour de nombreux sites archéologiques dont certains comptent parmi les plus prestigieux et sont classés sur la Liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO. Parmi les cas les plus affligeants, figurent les sites de Carthage et de Dougga.

L’augmentation du nombre des gardiens doit être accompagnée d’une  répartition rationnelle des effectifs. Doivent être considérés aussi les moyens de déplacements adéquats sur des sites parfois très difficiles d’accès et qui peuvent s’étendre sur plusieurs dizaines d’hectares. Les talkies-walkies sont indispensables pour la communication entre les gardiens d’un même site. Des projecteurs  dissuaderaient, par leurs lumières, les rôdeurs de tout genre. Encore faut-il pourvoir certains sites majeurs de courant électrique. Le très grand site d’Uthina, qui est situé à une trentaine de kilomètres de la capitale et pour lequel ont été dépensés, au cours des derniers décennies, des centaines de milliers de dinars ne dispose ni de l’électricité ni de … l’eau courante. Une communication par radio avec les postes de Police ou de la Garde nationale devrait être envisagée. L’armement des gardiens est à étudier.

Pour s’assurer de la bonne exécution des rondes des gardiens, plusieurs moyens peuvent être envisagés : une vigilance plus grande des responsables régionaux du Patrimoine, l’installation de détecteurs de présence et d’appareils de pointage.

Des rondes effectuées par les forces de l’ordre dans et à proximité des sites archéologiques ainsi qu’autour des mausolées soutiendraient l’effort des gardiens et dissuaderaient les mal intentionnés.
L’entrée aux musées doit être contrôlée de manière très stricte : renforcement de la garde, installation de sas de sécurité, de  détecteurs de métaux ;  vérification de  l’identité des visiteurs ; talkies-walkies pour les gardiens. Une généralisation de la surveillance par caméra s’impose.

La direction de la Sûreté touristique doit être fondamentalement restructurée, en fonction des nouveaux risques. 

A court terme: une éducation efficace au Patrimoine

Ne peut aimer et protéger le Patrimoine culturel que celui qui en connaît la valeur. Or, la majorité des Tunisiens ne connaissent, malheureusement, pas bien l’immense richesse de leur Patrimoine dont certaines composantes comptent parmi les toutes premières au monde.  Ils ne connaissent pas plus les potentialités économiques du Patrimoine et sa fragilité. Une enquête réalisée, il y a quelques années, a montré que les Tunisiens ne constituaient que le dixième des visiteurs du Musée national du Bardo. La faute est sûrement à l’école et aux institutions en charge du Patrimoine.
Une révision sérieuse des programmes scolaires d’histoire et d’éducation civique veillera à y introduire une initiation au Patrimoine qui doit être distinguée de l’enseignement de l’histoire proprement dite.
Il faut initier, en urgence, des publications relatives au Patrimoine, qui soient destinées au public scolaire. Une partie de ces  publications doit être en arabe, langue exclusive de l’enseignement public de l’histoire au niveau de l’Ecole de Base et de l’Enseignement Secondaire. Dans ce domaine, l’AMVPPC (Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle), qui existe depuis près de 30 ans,  n’a encore rien fait. Il est à remarquer que des publications en arabe trouveraient le meilleur écho chez nos visiteurs algériens et libyens qui constituent, depuis plusieurs années, une bonne partie des touristes non-tunisiens.

Créer des clubs du Patrimoine dans les collèges et les lycées serait l’une des meilleures voies de sensibilisation. Ces structures doivent disposer d’un minimum de moyens humains et matériels. La documentation, les lieux et moyens de projection et de déplacement sont essentiels.

Plus que jamais, il faut réactiver la décision avant-gardiste du grand ministre de l’Education et des Sciences qu’était Mohamed Charfi, il y a un quart de siècle et qui consistait à faire visiter aux élèves et aux lycéens les sites, monuments et musées proches de leurs établissements. Pour réussir de telles visites, des dossiers pédagogiques doivent être mis à la disposition des enseignants et des stages de formation doivent être conçus.

Un relais essentiel peut être pris par les associations qui œuvrent dans le domaine du Patrimoine. Rompues aux travaux de proximité et animées par l’amour désintéressé du Patrimoine, ces structures peuvent être d’une efficacité hors pair. La conjugaison de leur effort avec celui des collectivités locales, des Maisons de la Culture et Maisons de Jeunes  si nombreuses peut conduire à l’excellence.
Ces propositions qui ne demandent pas des investissements  de l’ordre des centaines de millions de dinars peuvent être mises en exécution avec les moyens propres de l’Etat tunisien mais aussi dans le cadre de la coopération internationale. Il est notoire que de nombreux états, organisations internationales et fondations spécialisées ont apporté, dans de nombreux pays, leur assistance efficace à ce genre de projets.

Les nombreux emplois qui découleraient de la réalisation de tels projets pourraient intéresser en bonne partie des diplômés de l’Enseignement Supérieur (éducateurs, techniciens de l’audio-visuel, infographes…). Il s’agira d’emplois dans des domaines innovants et très porteurs en matière de développement durable. L’effet sera d’autant plus apprécié dans les régions déshéritées de l’intérieur du pays, matériellement pauvres par la faute des gouvernants et exceptionnellement riches en plus d’un domaine, y compris celui du Patrimoine culturel. A titre d’exemples, Bulla Regia et Chemtou dans le gouvernorat de Jendouba, Althiburos et la Table de Jugurtha, dans le gouvernorat du Kef, Haïdra et Thelepte dans le gouvernorat de Kasserine n’attendent que les visiteurs et les retombées économiques et sociales  de leur heureuse venue. Certains parmi ces sites mériteraient d’être classés sur la Liste du Patrimoine mondial. Or il n’existe pas encore de guides qui serviraient à les présenter aux amis du Patrimoine…

Nul doute que la protection multiforme du Patrimoine culturel, cible mondiale de la stratégie des groupes terroristes, constitue une composante incontournable de la lutte contre le terrorisme. Elle participe aussi de la lutte contre l’ignorance et la marginalisation qui, associées, constituent le terreau le plus fertile du grand fléau.
Ouvrer dans ces directions demandera surtout une volonté politique et un travail collectif associant les responsables de nombreux domaines. Plusieurs départements ministériels sont concernés. Mais un gouvernement n’est-il pas une équipe censée travailler en synergie ?

Houcine Jaïdi
   Professeur d’Histoire ancienne à l’Université de Tunis