Lu pour vous - 03.03.2015

Bonnes feuilles : Révolution tunisienne et défis sécuritaires

Bonnes feuilles : Révolution tunisienne et défis sécuritaires

L’ouvrage mérite lecture. Réunir à la fois réflexion approfondie sur des questions aussi sensibles que celles des archives, de la protection de la vie privée sans sacrifier les principes de la transparence et le contrôle du dispositif des différents services de renseignement, et analyses comparatives n’est pas aisée. Dans Révolution tunisienne et défis sécuritaires qui vient de paraître, cinq experts ont relevé le défi avec succès. Elaboré sous la direction de Farah Hached et Wahid Ferchichi, avec la collaboration de Hana Ben Abda, Khansa Ben Tarjem et Khaled Mejri, il constitue, dans deux versions, en langues arabe et française, un document utile. Pour faciliter la lecture et la consultation, l’ouvrage a été conçu en trois tomes regroupés dans un coffret, traitant chacun d’une thématique précise :

Avec l’aimable autorisation des auteurs, Leaders en publie de bonnes feuilles.

Tome I – Les archives de la dictature, entre justice transitionnelle et sécurité (pp 82-83)
Tome II – Protection de la vie privée et transparence dans le secteur de la sécurité (pp 153-154)
Tome III - Les services de renseignements tunisiens : quel contrôle ? (pp 61-64)

 

Tome I – Les archives de la dictature, entre justice transitionnelle et sécurité (pp 82-83) (…)

Le droit d’accès aux archives de la dictature peut aller d’un droit indirect, à travers une commission spécialisée dans la justice transitionnelle, en passant par un simple droit de consultation du dossier personnel au droit de consultation et de copie d’un dossier d’un tiers. Certaines législations donnent un droit aux historiens d’accéder aux archives de la dictature, ce qui a suscité la contestation des journalistes et autres corps qui s’intéressent à l’étude du passé.
Le droit de consultation est le minimum des droits requis en matière du droit à la vérité. C’est une manière de permettre aux personnes concernées de lire les informations qui existent sur elles dans les archives de la dictature, sans leur donner le droit d’avoir une copie.
Le droit de consultation peut être étendu aux dossiers des personnes publiques ou même à tous les dossiers. Il est vrai que l’ouverture intégrale des archives de la dictature peut causer des dommages aux tiers surtout que ces archives peuvent contenir des informations erronées ou du moins non vérifiées.
C’est la raison pour laquelle, le plus souvent, il est procédé à l’ouverture des archives après évaluation et avec la possibilité d’un recours au droit de rectification.
Un autre obstacle surgit en matière de droit d’accès : les données à caractère personnel, qui sont des informations pouvant permettre l’identification des personnes. Les archives contenant ce type de données sont traitées selon des conditions et des procédures autres que celles prévues pour l’accès aux archives contenant des données non personnelles.

Le cas de l’Uruguay : l’accusé ramène un dossier des archives avec lequel il accuse le juge d’avoir été un collaborateur

« Les archives de la police politique uruguayenne ont fait l’objet d’un débat, du jour où l’un des auteurs présumés de la répression, impliqués dans les procès engagés depuis la divulgation du rapport de la Commission pour la Paix, sorte de commission vérité uruguayenne, le colonel Cordero, a utilisé, pour sa défense, un dossier constitué de documents de la police politique. Il entendait opposer au juge le fait que, conformément à l’un des documents contenus dans ce dossier, ce dernier aurait été un subordonné de l’accusé au sein du sinistre Organisme coordinateur des opérations anti-subversives (OCOA). D’après ce témoignage, le juge Balcaldi aurait fait partie, entre 1975 et 1980, d’un réseau de la Faculté de Droit chargé de savoir quels étudiants appartenaient à la Fédération des Etudiants Uruguayens. Deux questions évidentes surgirent alors : Qui contrôle les archives de l’OCOA, dont l’existence avait été niée de façon réitérée? Conserve-t-on les fiches des collaborateurs de l’OCOA ? La demande d’ouverture de ces archives et leur contrôle par les autorités démocratiques uruguayennes sont aujourd’hui beaucoup plus justifiés. »
Gonzalez Quintana (A.),
Article précité, p. 104.

Le fichier de Ben Ali a l’institut de la mémoire à Varsovie

En octobre 2012, lors d'une visite à l'Institut de la Mémoire Nationale polonais, nous avons été surpris de pouvoir accéder au dossier de l'ex-président Zine el Abidine Ben Ali. En effet, lors de son passage par Varsovie en tant qu'ambassadeur, Ben Ali était surveillé et toutes les données qui ont été collectées, et les photos prises à son insu ont été mises sur la base de données de l'institut, dans un document de 89 pages. Ne maîtrisant pas la langue polonaise, nous avons demandé à notre interprète de nous traduire certains passages. Et, là, surprise: les passages contiennent des données relatives à la vie privée de l'ex-président. Les dîners qu'il organisait, les personnes qu'il invitait, ses sorties, les restaurants qu'il fréquentait et les hôtels où il passait certains de ses week-ends et avec qui... Nous avons été choqués et surpris par le nombre de données personnelles accessibles au public.
Wahid Ferchichi
Visite de l'Institut de la mémoire nationale,  Varsovie le 10 octobre 2012

(…)

 

Tome II – Protection de la vie privée et transparence dans le secteur de la sécurité (pp 153-154)

L’étude comparée des plusieurs expériences étrangères nous a permis de comprendre la complexité de cet équilibre précaire. Ces principes sont consacrés  à  travers  un  large  panel  d’instruments  juridiques  et institutionnels, mais leurs limites varient d’un pays à un autre. Pour des raisons de sécurité, les intrusions dans la vie privée des citoyens sont permises,  mais  elles  sont  encadrées  par  la  loi.

De  même,  l’accès  aux informations qui constitueraient une menace à la sécurité est restreint.

Dès lors, c’est bien la définition des menaces à la sécurité de l’État et des individus  qui  est  déterminante.  Plus  elle  est  floue,  plus  elle  laisse  un pouvoir  d’appréciation  à  l’exécutif  et  menace  de  limiter  les  principes invoqués. D’où la nécessité d’encadrer les différentes restrictions et de définir  de  manière  précise  les  différentes  notions  en  cause  dans  la protection de la vie privée et de l’accès à l’information.

L’étude de ces expériences nous a par ailleurs montré que les pays les plus  démocratiques  et  les  plus  protecteurs  des  droits  humains s’interrogent  actuellement  sur  les  réformes  à  mettre  en  œuvre  pour prendre en compte l’utilisation des nouvelles technologies.

La concrétisation des acquis de la nouvelle Constitution tunisienne exige  une  compréhension  et  une  vision  claire  des  enjeux  qu’ils représentent, et des expériences qui pourraient être adaptées au contexte tunisien.   Cela  nécessite  du  temps,  des  moyens,  un  changement  des mentalités et une évolution de la culture démocratique.  Cela nécessite également  une  prise  de  conscience  concernant  les  nouveaux  défis  du XXIe siècle.

En premier lieu, le facteur temps est très important : l’entrée en vigueur de la Constitution le 10 février 2014, ne signifie pas sa mise en application immédiate pour ce qui est des institutions et des principes qu’elle évoque.

En effet, nous avons besoin de quelques années pour pouvoir adapter le droit  en  vigueur  aux  dispositions  de  la  nouvelle  Constitution  et  pour adopter de nouveaux textes juridiques. Entre temps, le rôle des instances juridictionnelles est déterminant. Le juge est tenu de respecter les droits et libertés et n’est pas obligé d’attendre les nouveaux textes juridiques pour le faire. Le juge applique le droit, tout le droit y compris et surtout le texte fondamental : la Constitution.

En deuxième lieu, des moyens institutionnels sont nécessaires pour établir cet équilibre entre libertés et sécurité. Une instance relative aux droits humains a été constitutionnalisée. Il s’agit de l’Instance des Droits de l’Homme(154) . Mais cette instance, globale et générale n’est pas suffisante. Il serait primordial de renforcer l’instance de protection des données à caractère personnel et de créer une instance spécialisée dans l’accès à l’information.  En  outre,  il  est  nécessaire  de  mettre  en  place  des mécanismes de contrôle démocratique des services de renseignements.

En troisième lieu, un travail sur les mentalités et les habitudes demeure une condition sine qua non pour garantir le respect des principes de transparence et de droit à la protection de la vie privée. Ce travail doit se faire au niveau des administrations publiques, mais aussi des citoyens.

Si la société civile maintient la pression afin de garantir l’application du  principe  de  transparence  et  du  droit  d’accès à l’information,  les contours, les enjeux et les limites de ce droit ne sont pas encore bien définis. Par ailleurs, la conscience de l’importance du droit à la protection de la vie privée n’est pas aussi généralisée. Or, la collecte et le traitement des données personnelles est un enjeu sécuritaire, mais aussi commercial et économique considérable.  Dans un monde en pleine  mutation, l’intégration dans la conscience collective de l’importance de ce droit et de son étendue est dès lors primordiale pour enraciner une démocratie adaptée au XXIe siècle.

(154) Article 128 de la Constitution.

 

Tome III - Les services de renseignements tunisiens : quel contrôle ? (pp 61-64

Le 29 octobre 1984, Ben Ali fut promu secrétaire d’Etat à la Sûreté Nationale . La même année, une réforme du ministère de l'Intérieur fut amorcée , posant ainsi les jalons de ce qui allait constituer la base du système policier de l’ère Ben Ali, qui devint ministre de la Sûreté Nationale le 23 octobre 1985, puis ministre de l’Intérieur le 28 avril 1986.

Le retour de Ben Ali fut l’occasion de quelques règlements de comptes, qui démontrent encore une fois la grande fragilité des postes clés des services de renseignements, soumis à l’arbitraire des changements de décideurs et des batailles personnelles entre clans.

Ainsi, Abdelhamid Skhiri, Directeur des services de renseignements, dits affaires générales, ne se trouva pas uniquement limogé avec le retour de Ben Ali à la Direction générale de la sûreté nationale. Il fut également traduit devant la justice et condamné à cinq ans de prison pour Haute Trahison . Il semblerait que Ben Ali lui en voulait personnellement pour des faits datant des années 1980 .

Par ailleurs, quelque mois après la nomination de Ben Ali au poste de ministre de l’Intérieur, au mois de juillet 1986, Mzali fut limogé de ses fonctions de Premier ministre et remplacé par Rachid Sfar. Mzali dut fuir le pays et son gendre, Rifaat Dali, le maître d’œuvre du système d’écoute personnel de Mzali, fut arrêté et torturé. Il fut accusé d’avoir organisé une police privée au service de son beau-père .
Le 2 octobre 1987, Ben Ali cumula les postes de Premier ministre et ministre de l’Intérieur ; celui de secrétaire d’Etat à l’Intérieur disparut pour un temps. Il accèdera à la magistrature suprême le 7 novembre 1987 par un « coup d’Etat médical » contre Bourguiba . Le Colonel Habib Ammar, qui était alors Directeur général de la garde nationale et un de ses principaux soutiens lors du coup d’Etat, fut nommé ministre de l’Intérieur mais il fut limogé une année plus tard en octobre 1988.

De 1987 à 1992, le poste de ministre de l’Intérieur fut particulièrement instable. En moins de quatre ans, se succèderont quatre ministres de l’Intérieur : le Colonel Habib Ammar, Chedli Neffati, le Général Abdelhamid Echeikh et Abdallah Kallel  qui, lui, restera en poste jusqu’en 1995. Au ministère de la Défense, après Abdallah Kallel et Habib Boularès, c’est Abdellaziz Ben Dhia  qui allait occuper le poste de 1991 à 1996.

Dès 1984, une grande réforme du ministère de l’Intérieur fut mise en œuvre. On assista notamment à une amplification et une promotion des différents services de la Direction générale de la sûreté nationale et, plus particulièrement, des services de renseignements : chaque direction chapeautait entre deux et trois sous-directions et entre trois et six services. De plus, un mouvement de promotion important des agents de la sûreté fut lancé pour, semble-t-il, s'assurer de leur fidélité.

L’ancienne direction des affaires générales qui regroupait en son sein les services de renseignements du ministère de l’Intérieur allait désormais s’appeler « Direction de coordination des services spéciaux », sous la hiérarchie de la Direction générale de la sûreté nationale, comprenant toujours en son sein la Direction de la sûreté de l’Etat et les Renseignements généraux. Le décret n° 84-515 précisait qu’elle « emploie des brigades opérationnelles et actives ainsi que des cellules et réseaux extérieurs dont la mission et l’organisation sont fixées par décision du ministre de l’Intérieur ».

Le passage de la dénomination « Direction des affaires générales » à celle de « Direction des services spéciaux » dans les années 1980 signale une plus grande transparence concernant l’existence de ces services. Le terrorisme ainsi que la criminalité transnationale s’installaient, ce qui nécessitait une coopération bilatérale et multilatérale.

 

(71) Annuaire de l'Afrique du Nord, Tome XXIII, 1986, p. 979.

(72) Décret 84-1244 du 20 octobre 1984, portant organisation du Ministère de l’intérieur, JORT n°62 du 26 octobre 1984, pp. 2419-2425.

(73) Condenado por alta traición el antiguo ministro del Interior de Túnez, El Pais, 17 juin 1984 (outre Abdelhamid Skhiri, furent également condamnés Driss Guiga, ministre de l’Intérieur, à cinq ans de travaux forcés) : http://elpais.com/diario/1984/06/17/internacional/456271217_850215.html (consulté en janvier 2014).

(74) En avril 1980, après avoir appris son limogeage, Ben Ali « rentre chez lui au quartier du Belvédère avec la voiture de fonction, fonction dont il venait d’être déchargé. Cette voiture est équipée d’un radio-téléphone et d’une installation complexe permettant au directeur de la Sûreté nationale de suivre les opérations en cours. Abdelhamid Skhiri, directeur des Services spéciaux, s’étant rendu compte de la méprise, téléphone de suite au chauffeur et lui intime l’ordre de débarquer son hôte et de rejoindre le ministère. A cet instant, la voiture se trouvait à hauteur du kiosque Agil au bout de l’Avenue Mohamed V. Ben Ali rejoint son domicile à pied, à la rue du 1er juin, au quartier du Belvédère à la lisière du centre-ville de Tunis. Moins de quatre ans plus tard, Ben Ali réintègre pour la seconde fois la direction de la Sûreté nationale, à la suite des «émeutes du pain». Abdelahamid Skhiri est aussitôt traduit devant un tribunal pour des futilités et jeté en prison » dans ZMERLY (A.), Ben Ali le ripou : http://fr.slideshare.net/forchita/benaliripou (consulté en janvier 2014).

(75) BESSIS (J.), Maghreb : La traversée du siècle, Editions L’Harmattan, 1997, p. 465.

(76) Dans la nuit du  6 novembre 1987, Zine el Abidine Ben Ali, Premier ministre et ministre de l’Intérieur, fait certifier par sept médecins que le président Habib Bourguiba est dans l’incapacité de gouverner.  Il s’appuie sur l’article 57 de la Constitution qui prévoit, en cas de vacance de la présidence, que le Premier ministre lui succède. Ce coup d’Etat médical porte Ben Ali au pouvoir pour 23 ans jusqu’à la chute de la dictature le 14 janvier 2011.

(77) Abdallah Kallel fut plusieurs fois ministre sous Ben Ali, notamment à l’Intérieur et à la Défense Nationale, puis président de la Chambre des Conseillers. Il était trésorier du RCD depuis 1988, puis membre de son bureau politique et de son comité central. Après le 14 janvier 2011, il fut condamné dans l’affaire Baraket Essahel à quatre ans de prison, ramenés à deux ans par la cour d’Appel, puis libéré au terme de sa peine.

(78)Abdelaziz Ben Dhia fut plusieurs fois ministre sous Bourguiba. Sous Ben Ali, après le poste de ministre de la Défense Nationale, il devint le secrétaire général du RDC. A partir de 1999, il fut nommé ministre d’Etat, conseiller spécial auprès du Président de la République. Après le 14 janvier 2011, il fut mis en détention, puis libéré sous caution trois ans plus tard.

(79)Entretien de Rafik Chelly, 14 et 16 novembre 2013.






 

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