News - 02.03.2015

Les formations d’ingénieur entre polémiques et réalités - Première partie : prépas ou prépas ?

Les formations d’ingénieur, entre polémiques et réalités - Première partie : prépas ou prépas ?

Les mouvements engendrés par les élèves ingénieurs dans les écoles publiques depuis quelques semaines ont laissé transparaître un profond malaise et des dysfonctionnements patents dans notre système national de formation d’ingénieurs.
Alors qu’il s’agissait au départ d’une simple réaction à un accord de passerelle entre les systèmes de formation professionnelle et d’enseignement supérieur, la protestation s’est vite transformée, via des communiqués émanant des représentants des élèves, du conseil de l’ordre des ingénieurs et de quelques syndicats, en un réquisitoire contre les établissements privés de formation d’ingénieurs, comme si ces derniers étaient à l’origine de tous les maux.
Si les inquiétudes soulevées sont tout à fait légitimes pour ce qui est de la qualité de la formation d’ingénieurs dans les établissements, publics comme privés, et des perspectives d’emploides ingénieurs en aval, il en va tout autrement de certaines revendications qui dénotent une méconnaissance de la réalité de notre système national de formation des ingénieurs, ainsi que d’une rupture avec ce qui se passe dans le monde et notamment dans les pays développés.
Ainsi, est-il bien raisonnable de revendiquer l’unification des voies à l’admission et des concours nationaux, et d’instaurer des quotaspublic/privé dans les formations d’ingénieurs, si l’objet est de remédier au déficit de qualité?
Afin de nous éclairer sur ce sujet, nous avons interrogé trois experts qui ont accompagné depuis plus de 35 ans l’évolution de notre système national de formation d’ingénieurs et ses différentes réformes. Il s’agit des professeurs Mohamed Naceur AMMAR (M-N.A.), Tahar BEN LAKHDAR (T.B-L.) et Mohamed JAOUA (M.J.), auxquelsnotre système public de formation des ingénieurs doit notamment la création des IPEI, de l’IPEST, du réseau des ISET, ainsi que celle de l’Ecole Polytechnique de Tunisie et de Sup’Com.

Lesprépas sont-elles donc l’unique modèle de formation de qualité des ingénieurs ?

T.B-L. : Le système tunisien des prépas et des concours, mis en place au début des années 1990, est fortement inspiré du système français des classes préparatoires aux grandes écoles ou « CPGE ». Alors qu’en France, ce système forme actuellement moins de 40% des ingénieurs, nous en avons paradoxalement fait le système dominant en Tunisie, 75% de nos ingénieurs diplômés sont issus de ce système chaque année. En Francecomme partout ailleurs dans le monde (Amérique du nord, Amérique latine, Europe, Asie, etc.), d’autres modèles sont mis en œuvre. D’inspiration anglo-saxonne, ces modèles sont basés sur des cursus progressifs de 4 à 5 années d’études post-baccalauréat, et conduisent à la délivrance d’un Bachelor of Science, suivi d’un Master of Engineering ou d’un Master of Science. La diversité des modèles de formation d’ingénieurs de par le monde tient d’ailleurs tant à la diversité des profils des étudiants à l’admission, qu’à la diversité des qualifications et des fonctions de l’ingénieur attendues dans un marché de travail de plus en plus mondialisé.

Mais alors où est le mal si les élèves issus des prépas et des concours affirment être les plus qualifiés pour mériter le diplôme d’ingénieur ?

T.B-L. : Nous venons d’évoquer un système inspiré des CPGE françaises. Sauf que la comparaison s’arrête là hélas. L’évolution du système des instituts préparatoires aux études d’ingénieurs IPEI et des fameux concours nationaux a en effet connu une telle dérive, tant au niveau de la forme que du fond, que ce système – mis à part l’IPEST - ne ressemble plus en rien aux CPGE françaises.Et bien sûr, la qualité de la formation a suivi.

Pouvez-vous nous dire en quoi notre système des prépas ou IPEI est différent du système français des CPGE ?

M.J. : Les CPGE en France datent de plus de deux siècles. Elles ont connu de nombreuses réformes au fil du temps, toutes menées dans une logique de maintenir leur cohérence et leur originalité au sein d’un système de plus en plus diversifié des formations d’ingénieurs. Ces réformes sont initiées par la commission amont de la conférence des grandes écoles. Elles sont ensuite pilotées et mises en œuvre par l’inspection générale relevant de l’éducation nationale.
Les IPEI ont évolué chez nous en électrons libres, de façon déconnectée en particulier des écoles d’ingénieurs qui sont censées en impulser les orientations et les programmes, mais aussi de l’éducation nationale.
En second lieu, un bachelier français ne s’inscrit pas dans une CPGE par hasard. Cela passe par une sélection rigoureuse bien avant le baccalauréat, sur la base de tout le parcours secondaire, et surtout d’une forte motivation. Aussi bien les exigences de niveau que les conditions de travail dans les CPGE font qu’il n’y a pas de places pour tout le monde. De plus l’internat offert dans la plupart des lycées donne un sens à l’attrait des meilleurs qui y trouvent l’encadrement et le confort nécessaires à un rythme de travail très soutenu durant deux voire trois années.
En Tunisie, les quelques 18 IPEI répartis sur tout le pays recrutent à partir du concours d’orientation, et à l’exception de 4 ou 5 IPEI qui écrèment les bons bacheliers motivés, les autres se remplissent par des bacheliers très moyens et la plupart du temps démotivés.

Pourtant d’aucuns affirment que les élèves bénéficient d’une bonne formation au sein des IPEI, est-ce le cas ?

M-N.A. : Là encore on est loin des conditions de travail des CPGE françaises et dans une certaine mesure de l’IPEST. Ces dernières sont prises en charge par des professeurs agrégés, bien rompus aux exigences d’une préparation rigoureuse aux différents concours. Les élèves y sont répartis en petites classes avec un seul professeur en mathématiques, et un autre en sciences physiques, pour les filières scientifiques. Les activités d’enseignement y sont menées dans une logique de décloisonnement entre cours, travaux dirigés, devoirs de maison, devoirs surveillés, colles orales, travaux d’initiative personnelle encadrés, etc. La dernière réforme des programmes dans les filières scientifiques (MP, PC, PSI, PT), mise en œuvre depuis la rentrée 2013, a modernisé par ailleurs les contenus des mathématiques et des sciences physiques par l’introduction des probabilités et de la physique quantique notamment. De plus l’introduction des sciences industrielles et de l’informatique dans les programmes a conforté une bonne préparation aux sciences de l’ingénieur d’une part et aux enjeux du numérique d’autre part. Enfin le poids du français en tant qu’épreuve de littérature et de philosophie avec un thème à étudier et 3 œuvres à lire chaque année, et l’importance accordée aux langues étrangères au premier rang desquelles il y a bien sûr l’anglais, font qu’on ne peut réussir un concours sans avoir une tête bien faite et bien équilibrée.

En Tunisie, les IPEI, faute d’avoir des professeurs agrégés en nombre suffisant, se sont vite transformés en avatars de premiers cycles scientifiques universitaires où les petites classes ont cédé la place à des mini amphis, et où l’enseignement des disciplines de base a été saucissonné en modules. Tout cela pour satisfaire les contraintes de charges d’un corps enseignant la plupart du temps inapproprié voire inexpérimenté, constitué en majorité d’enseignants chercheurs et de contractuels, et qui de plus est déconnecté des attentes des écoles d’ingénieurs. De plus, le faible poids accordé aux langues dans les concours nationaux a fait que les élèves s’y intéressent de moins en moins. Quand on sait par ailleurs qu’il n’y pas de colles orales dans les IPEI, ni d’épreuves orales aux concours, on comprend mieux l’origine du déficit culturel et linguistique des élèves à l’admission dans les écoles d’ingénieurs. Vous imaginez un peu la difficulté de l’exercice consistantà inculquer en trois ans à des élèves ingénieurs qui n’ont jamais connu une situation d’oral auparavant, toutes les compétences transversales - les « soft skills »- nécessaires à l’exercice de leur métier. Pas étonnant que très peu y parviennent !

Mais alors il y a bel et bien un concours au terme des études préparatoires. Ce concours ne devrait-il paslogiquement permettre la sélection des meilleurs pour les écoles d’ingénieurs ?

M.J. : En toute logique, qui dit concours dit sélection -parmi une masse de candidats - des meilleurs au regard d’une capacité d’accueil d’une part, et de critères de performance d’autre part. Les épreuves du concours doivent être conçues pour permettre de classer les candidats de manière progressive. Il est essentiel de rappeler le sens donné à concours pour éviter toute confusion avec examen.
En France, il n’y a pas un concours unique, mais une bonne dizaine de concours. Pour ne citer que les plus connus, on peut mentionner le concours des écoles normales supérieures (Ulm, Lyon, Cachan), celui de l’école polytechnique et de l’ESPCI (X), le concours commun Mines-Ponts, le concours Centrale-Supélec, le concours commun polytechnique (accès aux ENSI), le concours INT-Télécom, le concours des mines, le concours E3A, etc. Tous ces concours n’ont pas la même sélectivité. Les candidats issus des CPGE ne se présentent d’ailleurs pas à tous les concours, mais seulement à ceux où ils estiment avoir une chance réelle d’être admis, au regard de leur potentiel, de leur ambition et des conseils de leurs professeurs. De plus, chaque concours en France est composé d’un premier filtrage opéré à partir d’épreuves écrites et sanctionné par une admissibilité, et d’un second plus important composé d’épreuves orales et sanctionné par une admission.
En Tunisie nous avons opté pour un concours unique par filière, basé exclusivement sur des épreuves écrites. On classe ainsi tous les candidats d’une filière donnée sur la base de leur moyenne générale aux mêmes épreuves écrites.Ces épreuves sont-elles conçues pour juger des qualités permettant l’accès à l’Ecole Polytechnique de Tunisie ou celui à des écoles de rang plus modeste ? Car les compétences et les qualités requises diffèrent bien entendu d’une catégorie d’école à l’autre, et un concours unique ne permet qu’une sélection négative, par l’échec. Les « meilleures écoles » prennent le haut du panier, et les autres ce qui reste !

Quel est le problème, puisqu’on parvient quand même à une sélection au bout du processus ?

M-N.A. : C’est là où le bât blesse ! Notre concours unique s’est transformé au fil des années en un instrument de remplissage d’une capacité, à défaut de pouvoir être un instrument efficace de sélection.
Prenons, à titre d’exemple, les résultats au dernier concours national MP (2014). Pour les 3000 candidats à ce concours, on avait déclaré 1800 admis correspondant aux places ouvertes dans les différentes écoles d’ingénieurs. De prime abord, cela donnerait un taux de sélection de 60%, ce qui n’est pas mal. Mais à y regarder de près, on trouve dans les résultats que 80% des candidats admis ont une moyenne générale comprise entre 5 et 8, les 20% premiers ayant une moyenne entre 8 et 15. Cela voudrait dire qu’il y a un écart de 5 points sur la moyenne générale entre le lot des 20% premiers admis (11.5 de moyenne) et les autres (6.5 de moyenne), et un écart de 10 points entre le premier et le dernier admis. De plus si l’on rapporte ces résultats à la masse des candidats, on se trouve dans une situation ubuesque où seulement 15% des candidats ont une moyenne supérieure à 8.
Il faut préciser que la situation n’est guère plus reluisante pour les autres concours nationaux des filières (PC, T, BG). De plus cette situation n’est pas spécifique à l’année 2014 et elle ne fait que perdurer depuis plusieurs années.

Est-ce l’effet de l’unicité du concours et devrions-nous multiplier les concours pour pallier cette situation ?

T.B-L. : L’unicité du concours y est certes pour quelque chose. On se trouverait dans la même situation si, en France, on envisageait par exemple un concours commun unique pour toutes les écoles et tous les candidats.
On serait tenté de dire alors : Qu’à cela ne tienne, multiplions donc les concours ! Sauf que le niveau scientifique des épreuves de notre concours national est juste comparable à celui des derniers des concours français. Donc les chantres de l’unification des concours d’accès aux écoles d’ingénieurs devraient plutôt chercher ailleurs la solution pour remédier définitivement au nivellement par le bas qui ronge notre système national de formation d’ingénieurs.

Les résultats du concours national 2014 que vous évoquiez sont-ils publiés, et ont-ils fait l’objet d’une analyse, d’un suivi ou d’un quelconque rapport ?

M.J. : Là encore vous mettez le doigt sur un autre dysfonctionnement de notre système de concours. Les résultats aux concours français sont traités et consignés dans des rapports des jurys chaque année.Il ne s’agit pas seulement d’une exigence de transparence, encore que ce ne soit pas anodin. Dans ces rapports, aussi bien la qualité des épreuves que les performances des candidats sont analysées, l’accent étant mis sur les faiblesses etles lacunes, telles qu’elles transparaissent dans les épreuves écrites et orales. De sortequ’au-delà de leur fonction sélective, les concours servent surtout d’outils efficaces pour l’amélioration des performances globales du système, professeurs et futurs candidats, grâce à la richesse des informations mises à leur disposition dans les rapports des jurys.
Chez nous en dehors d’un fichier faisant état du rang des candidats au concours, de leur score à l’écrit, et de leur statut (admis ou pas), aucune information n’est disponible sur l’analyse des performances des candidats. Donc pas de feedback aux candidats, aux professeurs et aux IPEI ! C’est un système qui fonctionne en somme sans mémoire et qui reproduit d’une année à l’autre les mêmes tares.

Quelles seraient selon vous les pistes pour engager une réforme dans les formations d’ingénieurs ?

M-N.A. : A notre humble avis, le système des IPEI et des concours est bien adapté à un profil particulier d’ingénieur. Ce modèle, inspiré du système dit français ne devrait concerner que 1000 à 1500 ingénieurs par an toutes filières confondues, et il est grand temps de se pencher sur les conditions susceptibles de l’aider à décoller (sélection des bacheliers, programmes, enseignants, ressources matérielles et immatérielles, concours, etc.).
Par ailleurs il faudrait penser la réforme des formations d’ingénieurs dans le cadre d’une diversité de modèles, s’inspirant de ce qui se passe dans le monde, intégrant les enjeux et les défis d’une économie globalisée, régulé à l’amont par un système d’accréditation au diapason des standards et des référentiels internationaux, et à l’aval par un marché de travail mondialisé.
Enfin, il faut cesser de croire et de faire croire que la qualité serait garantie par un modèle unique, quel que soit celui-ci. Il y a de bonnes et de mauvaises prépas, comme il y a des bonnes et des mauvaises formations d’ingénieur en 5 ans (type INSAT). Sauf à prétendre que les systèmes anglo-saxons, Stanford et le MIT notamment - qui ignorent totalement la prépa - formeraient de ingénieurs de bas niveau! La qualité a ses normes, qui diffèrent au sein d’un même pays et d’un même système, selon la diversité des profils à former. Et l’adéquation à ces normes est jugée par des organismes aptes à les juger, comme c’est le cas des normes industrielles ISO 9000.

 

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1 Commentaire
Les Commentaires
y@s - 03-03-2015 12:14

Certes Mr.T.B-L/M.J./M-N.A. en leur qualité d'universitaires nationalement connus ont bien détaillés les lacunes que connait la formations prépa puis école d'ingé mais ils ont été moins pertinents concernant les solutions à apporter pour améliorer notre système éducatif. Partant de mon propre cursus, je pense pour que concernant les classes préparatoires il faudra alléger le bourrage de crane intensif des matières scientifiques et plutôt s'orienter vers une formation métier permettant aux étudiants de mieux s'orienter. En ce qui concerne le cycle d'ingénieur qui est le fil conducteur de l'insertion dans la vie professionnelle, je pense qu'il y a plus d'efforts à fournir, à savoir: - S'éloigner des cours académiques et préviligier la commnication des étudiants - Les matières techniques doivent être enseignées par des professionnels du secteur et non par des professeurs universitaires -Des TP qui permettent aux élèves-ingénieurs de donner libre court à leur esprit doivent mettre mis en place et plannifié pour chaque début d'année universitaire - Les écoles d'ingénieurs doivent être à l'écoute des attentes du marché du travail. Et la liste est longue....

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