Opinions - 25.02.2015

L’assurance maladie: la réforme de la réforme

L’assurance maladie: la réforme de la réforme
  Ecrit par
Habib Touhami
Tunisie -

La réforme de l’assurance maladie figurait parmi les réformes de structure énoncées par la « note d’orientation de la III ème décennie de développement » publiée en 1980.  Ce dont il s’agissait à l’époque était de contraindre la Sécurité sociale à prendre une part plus importante dans le financement des dépenses totales de santé (DTS) dont le poids essentiel reposait jusqu’alors sur les ménages et le budget de l’Etat. C’est ainsi que la Sécurité sociale, la Cnss en particulier, fut « convaincue » d’augmenter assez sensiblement sa dotation à l’Etat et de financer des programmes d’équipement en faveur des hôpitaux publics dont le montant global s’était élevé à près de 200 millions de dinars en 2004. Dans une étude exhaustive publiée cette année-là, cette « dépendance » financière de la santé publique par rapport aux Caisses avait été soulignée afin qu’elle soit prise en considération par le projet de réforme de l’assurance maladie. Mais c’est très exactement la décision inverse qui fut prise, ce qui donna lieu aux deux conséquences négatives que nous connaissons aujourd’hui: mise à mal du secteur public de santé, accélération du rythme d’augmentation des DTS.

En 2013, la Sécurité sociale (Cnam et autres dépenses des caisses) a financé l’ensemble des dépenses totales de santé à hauteur de 34,9% ; contre 26,3% pour le ministère de la Santé publique ; 0,8% pour les autres ministères ; 0,4% pour les mutuelles et assurances privées; la part la plus importante des dépenses (37,5%)  demeurant à la charge des ménages (42,5% en 2005). Ce schéma tranche évidemment avec les situations antérieures. Dans une certaine mesure, les ménages en profitent, mais la baisse de la part des ménages dans le financement des DTS révèle plus une forme de renonciation aux soins de la part de ménages manquant de moyens financiers qu’une amélioration globale de leur accessibilité aux soins de santé. En 2013, 91% des paiements directs des ménages ont intéressé les prestataires du secteur privé contre 9% seulement allant au secteur public. Ces paiements se décomposent comme suit : officines 37% ; cliniques 30% ; honoraires des médecins et des dentistes 10% ; laboratoire et radiologie 8% ; autres 15%.

En 2013, les dépenses totales de santé ont atteint 5 362,7 millions de dinars. Entre 2005 et 2013, ce montant a été multiplié par 2,5. Certes, l’analyse des données chiffrées de 2013 doit tenir compte de l’impact des dépenses des malades libyens dans les cliniques privées (estimées à 400 millions de dinars en 2013). Certes, elle doit tenir compte aussi de l’impact de la croissance démographique d’une part, du vieillissement de la population d’autre part. Il n’en demeure pas moins évident que dans les 7,1% du PIB alloués aux dépenses nationales de santé en 2013, un certain pourcentage doit revenir à l’impact de la réforme de l’assurance maladie elle-même.  Quoi qu’il en soit, les 7,1% du PIB consacrés aux DTS placent la Tunisie au premier rang des pays maghrébins (6,4% du PIB au Maroc et en Mauritanie, 5,2% en Algérie et 3,8% comme moyenne dans le monde arabe). Mais ce pourcentage ne prouve aucunement l’amélioration de la santé dans un pays. On sait ce qu’il est aux USA avec plus de 17% du PIB consacrés aux dépenses nationales de santé.
Au-delà des querelles classiques sur les chiffres et leur interprétation, il y a lieu de prendre en considération les faits incontestables suivants:

  1. Les dépenses de la Cnam en 2013 ont bénéficié au secteur privé  à hauteur de 45% alors que 35% seulement des bénéficiaires de la Cnam sont inscrits dans les filières privées. Le secteur public qui couvre 65% de la population ne perçoit que 28% seulement des dépenses de la Cnam. Cet état de fait pose le problème du sens de la solidarité qui doit prévaloir dans tout système de sécurité sociale, des plus forts aux plus faibles, et non l’inverse. Dans le cas présent, cette anomalie est d’autant plus insupportable qu’il n’existe qu’un taux unique de cotisation à l’assurance maladie.
  2. Le financement de la première ligne du système public (HC+ GSB) reste entièrement  à la charge du ministère de la Santé public (un peu plus de 80%) et des ménages (un peu moins de 20%). Et si la Cnam prend en charge 40% des dépenses des EPS (troisième ligne) et près de 30% des dépenses des HR, cette prise en charge reste insuffisante. Autrement dit, la prévention et l’éducation sanitaire, domaine réservé de la première ligne, auraient à manquer de moyens par toute autre allocation des ressources au sein du secteur public qui bénéficierait  davantage aux EPS et aux HR.
  3. L’augmentation des dépenses totales de santé constitue une incidence naturelle de la croissance démographique et du vieillissement de la population, mais leur dérapage est bien la conséquence directe de la réforme de l’assurance maladie telle qu’elle est. De 5,5% du PIB en 2000, les dépenses totales de santé sont passées à 5,9% en 2005 (avant la mise en place de la Cnam) à 6,3% en 2010 et à 7,1% en 2013. La raison fondamentale  de cette évolution est simple : tout système de remboursement génère des abus et des détournements, un accroissement des dépenses et un surcoût des prix des soins.
  4. Lors de la période  2007-2010, les dépenses de la Cnam dans le secteur public ont augmenté de 52,5% (passant de 452 à 689 MD) alors que dans le secteur privé, cette augmentation s’est élevée à 194% (passant de 175 à 514 MD). Cette « distorsion » peut être expliquée par le fait que la mise en concurrence des secteurs public et privé sans une mise à niveau préalable du secteur public détourne obligatoirement les malades et les dépenses de santé de l’assurance maladie vers le secteur privé.  C’est ce que l’ancien régime n’a pas voulu voir ou retenir.     

La situation financière de la Cnam pourrait être améliorée momentanément par des mesures comptables ou techniques relatives, notamment, à une augmentation du taux de cotisation ou à un contrôle plus strict des Apci et des coûts de soins et de médicaments, mais de telles mesures ne règleront pas le fond du problème. Si on entend maîtriser le rythme de croissance des dépenses nationales de santé et si on veut donner plus de moyens à la santé publique qui souffre à l’heure actuelle d’une déchéance matérielle et morale jamais connue auparavant, le pays n’aura d’autre choix que celui de réformer en profondeur « la réforme de l’assurance maladie » elle-même. Toute autre solution ne serait que provisoire, démagogique et coûteuse.

Habib Touhami

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