Hommage à ... - 28.01.2015

Décès de la sociologue Lilia Ben Salem

Sociologue émérite, Lilia Ben Salem vient de nous quitter. Chercheur puis professeur de sociologie à la faculté desSciences humaines de Tunis, elle a travaillé essentiellement sur l’analyse du changement social en Tunisie. Depuis la fin des années 1990, ses travaux concernent tout particulièrement, les femmes, la famille et la parenté. Parmi ses publications récentes : « Pertinence de l’analyse anthropologique ? Quel(s) regard(s) sur la société tunisienne ? », in Ridha Boukraa, Lilia Ben Salem, Mohamed Kerrou (éd.), Terrains et savoirs de l’anthropologie, Cahiers du CERES, 2007 ; « Familles et changement sociaux, révolution ou reproduction», in Laroussi Amri (éd.), Les changements sociaux en Tunisie, 1950-2000, Paris, L’Harmattan, 2007.

En hommage, nous publions son entretien avec Sylvie Mazzella, paru sous le titre de « Propos sur la sociologie en Tunisie », dans la revue Genèses.

« Il n’y a pas de pays sous-développés. Il n’y a que des pays sous-analysés »
Jacques Berque
 
Lilia Ben Salem est une sociologue tunisienne de la première heure, spécialiste du changement social de la Tunisie contemporaine. Ses travaux sur la formation des cadres supérieurs et sur la famille sont parmi les plus reconnus. Après avoir obtenu une licence de sociologie, elle restera en Tunisie plutôt que de continuer ses études supérieures en France comme la plupart de ses collègues. Elle entre en tant que chercheur dans un des premiers centres de recherche en sciences sociales tunisiens, le CERES (Centre d’études et de recherches économiques et sociales), peu après sa création par le secrétariat d’État à l’Éducation nationale en 1962. Elle soutient sa thèse en 1968 sous la direction de Georges Balandier, avec Jean Duvignaud et Jacques Berque comme membres du jury. Elle a vécu l’héritage colonial de l’enseignement français, le bilinguisme de l’ère bourguibienne, l’arabisation, la « massification » de l’Université dans les années 1980, la « professionnalisation » des sociologues à un moment de saturation des débouchés dans la fonction publique.
 
Son histoire appartient-elle à l’histoire tunisienne de la sociologie française ou, au contraire, à l’histoire française de la sociologie tunisienne ? Débat sans doute byzantin. La sociologie tunisienne, créée autour de l’Indépendance dans le giron des études philosophiques et marquée par des figures de la sociologie française, Gurvitch, Berque, Duvignaud, a été l’enjeu du paradoxe intellectuel du post-colonialisme : trouver la voie de l’émancipation en utilisant les armes forgées par la tradition intellectuelle française. En un sens, on retrouve la même question dans tous les pays colonisés par la France, notamment au Maghreb. Mais les conditions particulières de l’indépendance tunisienne, les hommes – et les femmes – acteurs de cette émancipation, les événements singuliers – comme la bataille de Bizerte – les singularités tunisiennes de l’arabisation, les spécificités du courant développementaliste et de la sociologie politique en général, font de cette sociologie tunisienne un cas particulier, distinct de ses voisins marocain et algérien. La Tunisie, par exemple, n’a pas connu le climat de violence et de peur qui a régné en Algérie dans les années 1990 et affecté le travail des « intellectuels », en particulier celui des chercheurs et des universitaires des sciences sociales, comme a pu le souligner Ali El-Kenz (1998).
 
La sociologie tunisienne a été particulièrement déterminée par le contexte historique de la décolonisation, qui a mis au premier plan l’analyse des conditions du développement et des obstacles à celui-ci (en matière d’industrialisation, d’éducation, de condition féminine ou de parenté). Mais cette sociologie a aussi été portée par les acteurs intellectuels qui ont infléchi son parcours : les élèves de Georges Gurvitch qui lui ont donné son tropisme politique, les disciples de G. Balandier ou de J. Duvignaud qui l’ont ancrée dans l’enquête de terrain, et aujourd’hui Lilia Ben Salem ou Dorra Mahfoudh qui veulent lui faire prendre le virage de la professionnalisation. L’arabisation qui, depuis les années 1970, occupe l’espace politique et culturel – voire spirituel – de la Tunisie, comme elle lie les pays du Maghreb à ceux du Proche et du Moyen-Orient, pose moins la question de la « sociologie arabe » que de la sociologie en arabe. Si la question de « l’impérialisme de l’universalité occidentale » pèse sur les débats de la sociologie tunisienne, c’est pour mieux reformuler, comme ailleurs, les conditions de sortie des grands paradigmes – marxistes ou fonctionnalistes – et consolider, avec Abdelkader Zghal, la notion de spécificité culturelle. La sociologie tunisienne est, au fond, à l’image de sa société, tendue entre tropisme francophone et identité arabe, contrôle autoritaire et liberté interstitielle de parole, égalitarisme et libéralisme, culture rurale et développement urbain.
 
Il existe bien une sociologie proprement tunisienne qui se caractérise dans cette passion politique, indépendantiste jadis, militante naguère, experte aujourd’hui, dont L. Ben Salem témoigne dans cet entretien.
 
Sylvie MAZZELLA. – Dans quel contexte l’enseignement de sociologie a-t-il été créé en Tunisie ?
 
Lilia BEN SALEM. – La licence de sociologie a été créée à Tunis en 1959, en même temps qu’à la Sorbonne, dans le cadre de l’Institut des hautes études. Il importe d’évoquer les circonstances de ce choix. L’université de Tunis ne verra le jour qu’en 1960[1] Loi n° 60-2 du 31 mars 1960. [1] mais, dès 1945, avait été créé l’Institut des hautes études, qui regroupait des enseignements universitaires dans diverses disciplines. Il ne s’agissait pas, au début, de proposer des cursus universitaires complets. Généralement des enseignements de première année étaient dispensés comme, en lettres, la propédeutique ou certificat d’études littéraires générales. Les étudiants qui avaient réussi devaient ensuite poursuivre leurs études dans une université française. Au fur et à mesure, et surtout après l’indépendance du pays, certaines licences d’enseignement ont vu le jour, notamment en sciences et en lettres (licence d’arabe, d’histoire et géographie) avec la création de l’École normale supérieure en 1956. C’est dans cet esprit qu’a été mis en place un premier certificat de la licence en philosophie, le certificat de morale et sociologie. Cette initiative correspondait moins à une volonté de donner aux étudiants la possibilité de faire une licence de philosophie à Tunis qu’à un souci de satisfaire des professeurs agrégés qui, depuis plusieurs années, enseignaient cette discipline dans le secondaire et à l’Institut des hautes études. Deux d’entre eux avaient entamé une thèse de doctorat, Jean Cuisenier (1971) et Carmel Camilleri (1971). Georges Granai, qui avait été l’élève de Gurvitch, y enseignait la sociologie. La sociologie suscitait un intérêt en Tunisie dans le contexte de la politique de développement. Il importe de rappeler que l’Institut des hautes études avait déjà initié, depuis le printemps 1951, un cercle d’études sociologiques, ethnologiques et géographiques qui s’était donné pour objectif d’entreprendre un certain nombre d’études. En octobre 1955, l’Institut avait organisé un colloque sur les niveaux de vie en Tunisie auquel avait participé Paul Sebag qui enseignait alors au lycée Carnot. Nommé, peu après, chargé de recherche à L’Institut des hautes études, il entreprendra avec quelques collègues un certain nombre de monographies sur les salariés de la région de Tunis et sur les quartiers périphériques de la capitale [2] Paul Sebag (1919-2004) a publié en 1951, en pleine... [2] .
 
S. MAZZELLA. – C’est donc dans ce contexte des années 1950 que la licence de sociologie est créée ?
 
Lilia BEN SALEM. – Oui, c’est dans ce contexte et avec l’appui de J. Berque que fut décidée, en 1959, la création du Centre d’études sociales et de la licence de sociologie au sein de l’Institut des hautes études. G. Granai fut le premier directeur du Centre d’études sociales et le premier chef du département de sociologie. Les étudiants de la première promotion étaient peu nombreux. C’étaient des étudiants qui avaient suivi les enseignements du certificat de morale et sociologie et décidé de renoncer à la philosophie, ainsi que quelques nouveaux bacheliers tunisiens, algériens, français et d’autres nationalités qui, pour la plupart, étaient déjà entrés dans la vie active. C’était l’époque de la guerre d’Algérie et Tunis accueillait des réfugiés et nombre de militants de la cause algérienne. Les cours avaient lieu, en raison de ce public, en fin de journée, entre 17 h et 20 h et parfois jusqu’à 23 h 30. L’ambiance était très conviviale. Il y avait un petit café à côté de l’annexe de l’Institut des hautes études – qui abritait le Centre d’études sociales – où étudiants et professeurs se retrouvaient entre les cours.
 
S. MAZZELLA. – Quelle a été la première génération des sociologues tunisiens ?
 
Lilia BEN SALEM. – Nous n’étions pas plus d’une quinzaine d’étudiants en sociologie. Seuls quelques-uns d’entre nous ont été jusqu’au bout de la licence : Abdelkader Zghal qui sera plus tard, comme moi, chercheur au CERES, Fredj Stambouli et Khlil Zamiti qui seront, après la soutenance de leur thèse de 3ecycle, recrutés comme assistants dans le département de sociologie, et Mokhtar Chouikha qui s’orientera ensuite vers les sciences politiques et sera plus tard diplomate. Nous avions également avec nous Claude Tapia qui poursuivra sa carrière à l’université de Tours, Monique Laks qui partira à Bordeaux… Outre Georges Granai, nous avions comme professeurs René Duchac qui enseignait la psychologie sociale, Paul Sebag qui nous initiait à l’enquête de terrain et Hassouna Ben Amor qui assurait l’enseignement des statistiques. G. Granai, nommé à Aix-en-Provence, sera remplacé dès 1960 par J. Duvignaud. Duvignaud était un personnage assez hors du commun, sociologue [3]  Jean Duvignaud (1921-2007), qui a écrit plusieurs ouvrages... [3] mais aussi journaliste et écrivain. Il était venu pour la première fois à Tunis après le bombardement de Sakiet Sidi Youssef [4]  Le 8 février 1958, le village de Sakiet Sidi Youssef,... [4] . Il avait découvert Tunis et Sidi Bou Saïd où il s’installera pendant son séjour en Tunisie. Il avait été séduit par l’effervescence qui régnait à Tunis, autour des débats sur la politique de développement et la décolonisation de l’Algérie. C’est avec enthousiasme qu’il avait accepté de succéder à G. Granai. Il préparait alors sa thèse de doctorat sur la sociologie du théâtre. Il recevait beaucoup de monde dans son bureau, des responsables du développement, des hommes politiques, des journalistes, Tunisiens ou gens de passage. Un jeune agrégé de philosophie avait rejoint l’équipe, Abdelwahab Bouhdiba qui sera, après le départ de Duvignaud, chef du département de sociologie [5]  Abdelwahab Bouhdiba est surtout connu par la thèse... [5] .
 
Le docteur Frantz Fanon, psychiatre, écrivain et militant de la cause algérienne a donné durant une année des cours de psychopathologie sociale dans le cadre du certificat de psychologie sociale. J. Duvignaud organisait des séminaires qui étaient de formidables rencontres entre intellectuels, chercheurs et militants du développement. Y participaient ces figures emblématiques du développement qu’étaient Mustapha Filali, qui avait été ministre de l’Agriculture et qui sera le premier directeur du CERES, Ahmed Ben Salah, alors secrétaire d’État à la Santé publique et aux Affaires sociales [6]  Ahmed Ben Salah et Mustapha Filali ont eu une part... [6]  et qui sera ministre du Plan et des Finances entre 1961 et 1969, Mohamed Ben Smaïl qui fera partie de l’équipe du journal L’Action devenue plus tard Jeune Afrique, Chadly Klibi, professeur d’arabe à l’Institut des hautes études [7]  Chadly Klibi sera, plus tard, nommé ministre des Affaires... [7] , Habib Boularès [8]  Habib Boularès, journaliste, écrivain, a occupé au... [8] , des Algériens proches du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), des Français et autres Européens sympathisants de la cause algérienne. Je me souviens des rencontres avec Jacques Berque, Edgar Morin, Georges Balandier, Henri Lefebvre, Jean Rouch, Jean Daniel et bien d’autres, plus illustres les uns que les autres.
 
S. MAZZELLA. – Dans le bouillonnement de la vie intellectuelle de ces années 1960, comment l’œuvre de Frantz Fanon, en particulier, et avec elle des notions comme celles d’aliénation culturelle, de dépersonnalisation, d’image du colonisé, sont-elles reçues par les étudiants tunisiens dont vous faites partie ?
 
Lilia BEN SALEM. – Frantz Fanon nous a enseigné la psychopathologie sociale. Il nous parlait de son expérience de psychiatre à l’hôpital de Blida en Algérie, de ses conflits avec ses collègues quant aux méthodes d’intervention psychiatrique. Il défendait les nouvelles méthodes qu’il préconisait, sociothérapie et psychothérapie institutionnelle, ce qui à cette époque était révolutionnaire dans ce domaine. Il avait ouvert un centre de psychiatrie de jour à l’hôpital Charles Nicolle à Tunis et il nous faisait assister à ses consultations. Il évoquait aussi dans ses cours les relations entre Noirs et Blancs. Il avait publié Peau noire et masques blancs (1952). Il nous parlait aussi de l’oppression coloniale et de la violence. Ses analyses et la passion qui l’animait nous impressionnaient. Il était en train d’écrire L’An V de la révolution algérienne (1959). Nous admirions en lui le militant de la décolonisation et de l’indépendance de l’Algérie, son refus de toutes formes de soumission et d’inégalité. Il nous a beaucoup appris, cela correspondait à nos interrogations du moment.
 
S. MAZZELLA. – À l’époque, quels étaient les liens avec la Sorbonne ?
 
Lilia BEN SALEM. – L’Institut des hautes études dépendait de la Sorbonne. Les cours et les examens avaient lieu à Tunis, mais le jury des examens était présidé par un professeur de la Sorbonne, Georges Gurvitch, Jean Maisonneuve puis Georges Balandier pour les certificats de sociologie. La licence de sociologie comprenait, comme à Paris, quatre certificats : les certificats de sociologie générale, de psychologie sociale, d’économie politique et sociale (dont le programme était les enseignements d’économie politique de la licence en droit). Le quatrième certificat était au choix. La plupart des étudiants partaient à Paris pour y faire un certificat d’ethnologie après l’obtention des trois premiers certificats. Quelques-uns, dont je faisais partie, sont restés à Tunis et ont préparé le certificat de géographie humaine dans le département de géographie de l’université de Tunis.
 
S. MAZZELLA. – Revenons à votre parcours de sociologue.
 
Lilia BEN SALEM. – À l’époque, comme je viens de le dire, la plupart des étudiants partaient à Paris pour y terminer leur licence et commencer des études de 3ecycle. Pour ma part, des responsabilités à l’UGET (Union générale des étudiants tunisiens), le syndicat étudiant, et des raisons familiales m’ont retenue à Tunis. Avant même la fin de ma licence, dès octobre 1961, j’ai enseigné le français dans un lycée de jeunes filles. En 1961, la Tunisie avait connu une crise grave dans ses relations avec la France, ce qu’on évoque souvent sous le nom des « événements de Bizerte » : l’armée française avait attaqué la ville de Bizerte, les dégâts avaient été énormes. Les coopérants français avaient été remerciés. Le secrétariat d’État à l’Éducation nationale avait fait appel à des volontaires comme moi pour pouvoir assurer la rentrée scolaire. Puis, par la suite, de nombreux enseignants français sont revenus. La licence de sociologie n’étant pas une licence d’enseignement, je ne pouvais être recrutée dans l’enseignement qu’en tant que professeur adjoint. Si bien que j’ai renoncé. Il est vrai que je pensais à cette époque continuer mes études pour faire une carrière universitaire. Mais, encore fallait-il que je m’inscrive en 3e cycle en France. À cette époque, la licence de sociologie, comme n’importe quelle licence, permettait d’entrer dans la fonction publique.
 
J’ai très vite été recrutée comme attachée de direction dans une société nationale et perdis l’espoir de continuer mes études. J. Berque étant de passage à Tunis, quelques mois plus tard, je reçus un coup de téléphone de J. Duvignaud qui me suggéra de le rencontrer pour envisager une inscription en thèse sous sa direction. Cette entrevue fut une déception. J. Berque ne voulait accepter de diriger mes travaux qu’à la condition que je suive, au moins pendant une année, ses cours. Quelque temps après, G. Balandier acceptera que je m’inscrive avec lui à condition de faire mes preuves : un premier travail de recherche dont le texte soit publiable. C’est ainsi que j’ai entrepris une enquête sur les étudiants tunisiens. Je présenterai les résultats de mon travail quelques mois plus tard devant G. Balandier et J. Duvignaud ; il sera publié après ma soutenance de thèse (Ben Salem 1969). G. Balandier acceptera de me compter parmi ses étudiants en thèse. J’ai été suivie par J. Duvignaud et G. Balandier. Je soutiendrai ma thèse en janvier 1968 avec, dans mon jury, J. Berque, G. Balandier et J. Duvignaud (Ben Salem 1976). Entre temps, le CERES avait été créé et j’ai eu la chance de faire partie des premiers chercheurs à plein temps de ce centre de recherche, et cela dès le début de l’année 1963.
 
S. MAZZELLA. – Qu’est-ce qui motive la création du CERES à ce moment-là ?
 
Lilia BEN SALEM. – J’ai mentionné tout à l’heure les débats qui avaient lieu dans le cadre du Centre d’études sociales. La question du développement était sans cesse évoquée. J. Duvignaud rappelait souvent la remarque de J. Berque : « il n’y a pas de pays sous-développés, il n’y a que des pays sous-analysés » et mettait l’accent sur les responsabilités de la sociologie. Selon lui, il incombait au sociologue de « répondre au défi que lui lancent les changements de structure globale, les métamorphoses de la mentalité collective à tous les niveaux »[9]  Ces quelques mots introduisent un texte inédit, écrit... [9] . L’idée de créer un centre de recherche en sciences sociales a dû naître dans ce contexte. Le CERES a été créé, en avril 1962, par une commission nationale présidée par le secrétaire d’État à l’Éducation nationale, Mahmoud Messadi, avec la participation de Mustafa Filali et de jeunes universitaires, enseignant dans la nouvelle université de Tunis, tels que Salah Guermadi, Habib Attia, Hafedh Sethom, Abdelwahab Bouhdiba… M. Filali en sera le premier directeur.
 
Le CERES, dépendant du Secrétariat à l’Éducation nationale [10], comme l’a rappelé Moncer Rouissi, chercheur au CERES,... [10] , comprenait à ses débuts trois départements : sociologie, économie et géographie. D’autres départements ont été créés par la suite, notamment les départements de démographie, de linguistique, de psychologie et de sciences de l’éducation. Il a eu dès le début deux types de chercheurs : des chercheurs à plein temps et des chercheurs associés. Les chercheurs à plein temps étaient surtout des jeunes qui n’avaient pour la plupart qu’une licence et qui s’étaient engagés dans un travail de thèse. Quant aux chercheurs associés, ils étaient recrutés parmi les assistants des facultés. Plusieurs d’entre eux avaient une agrégation ou un doctorat de 3ecycle. Comme les chercheurs à plein temps, ils étaient aidés par les moyens du CERES à poursuivre leur thèse de 3e cycle ou d’État et avaient l’obligation de participer aux recherches initiées par le CERES ou commandées, parfois, par différentes administrations.
 
S. MAZZELLA. – Que sont devenus ces sociologues associés au CERES, qui produisent alors des travaux d’expertise ?
 
Lilia BEN SALEM. – Les sociologues qui avaient le statut d’associés enseignaient à la faculté des lettres et sciences humaines. Ils y ont fait l’essentiel de leur carrière, voire toute leur carrière. Deux des sociologues de ma génération qui ont été respectivement chercheur à plein temps ou chercheur associé au CERES se sont engagés plus tard, au terme d’une longue carrière universitaire, dans une carrière politique : Abdelbaki Hermassi a été ambassadeur auprès de l’Unesco, puis ministre des Affaires culturelles et ministre des Affaires étrangères ; Moncer Rouissi a été ministre des Affaires culturelles, ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, puis ambassadeur à Paris.
 
S. MAZZELLA. – Pour en revenir aux activités du CERES, quels étaient les principaux thèmes de recherche de ces années 1960 ?
 
Lilia BEN SALEM. – La préoccupation centrale de tous était les questions de la décolonisation, du changement social, du développement, de la construction nationale [11]. Dans la préface du premier numéro de la revue du CERES,... [11] . Il s’agissait de rendre compte des mutations les plus significatives que connaissait la société tunisienne. Ainsi, les sujets de thèses de 3e cycle des sociologues (voir encadré 1), toutes soutenues à Paris, portaient sur le monde rural (Zghal 1967 et Rouissi 1973), l’organisation de la pêche (Zamiti 1966), les mineurs du sud tunisien (Hamzaoui 1970), le développement d’une communauté rurale en cours d’industrialisation (Stambouli 1964), une entreprise industrielle installée en milieu rural (Boukrâa 1968), ou encore sur la formation des cadres supérieurs (Ben Salem 1968), la condition des femmes (Karoui 1976), la scolarisation (Baffoun 1969), la Tunisie précoloniale (Karoui 1973).
 
Sur quarante articles publiés dans la Revue tunisienne des sciences sociales par les sociologues entre 1964 et 1974, vingt-sept avaient pour thème l’expérience dans le domaine de l’éducation et la formation professionnelle, la modernisation de l’agriculture et l’expérience coopérative, la décolonisation et la construction nationale, la croissance des villes et l’urbanisation. Le CERES organisait périodiquement des colloques qui permettaient aux chercheurs d’exposer leurs travaux et qui étaient autant d’occasions de discussion avec des hommes de terrain travaillant sur des questions similaires. Des universitaires étrangers étaient également invités pour exposer leurs travaux. Mentionnons notamment un séminaire de sociologie rurale (l’exode rural ayant fait l’objet de nombreux travaux) et un séminaire sur les mutations de la famille au Maghreb. La plupart des programmes de recherche concernaient les questions de développement, la planification, le système coopératif. Les sujets de recherche étaient généralement choisis par les chercheurs en accord avec le conseil scientifique du CERES. C’est ainsi que les travaux des sociologues, mais aussi des économistes et des géographes ont porté principalement dans les années 1960 sur le développement des coopératives agricoles. Ont été également abordés par les sociologues et les économistes les problèmes de l’éducation et de la formation professionnelle. Certaines administrations ou institutions adressaient des demandes d’études au CERES. Je me souviens de travaux de recherche effectués par les sociologues à la demande du ministère des Affaires sociales ; personnellement j’ai contribué à une étude sur le tourisme qui commençait à se développer dans les années 1960. Le département de sociologie a participé au cours des années 1960 à une étude comparative de la Tunisie et de l’Iran, initiée par l’Unesco, sur les préconditions sociales de l’industrialisation (Sebag et al.1968).
 
S. MAZZELLA. – S’agissait-il d’identifier les acteurs porteurs du changement social ?
 
Lilia BEN SALEM. – Pas exactement. Ce que nous voulions, c’était essentiellement rendre compte du réel et tenter d’expliquer et d’interpréter ce qui se passait, dans une perspective développementaliste. Nous étions particulièrement attentifs à la situation coloniale et à l’exploitation économique qui l’avait caractérisée, aux séquelles de cette situation et aux obstacles au développement d’une manière générale.
 
Nous avions peu de références théoriques, si ce n’est une approche positiviste avec le recours à des concepts et modes d’analyse empruntés à l’approche marxiste. Nous étions, par exemple, attentifs au repérage des classes sociales et des déterminations sociales. C’est en ce sens que nous avons accueilli avec intérêt la théorie de la dépendance des sociologues sud-américains, énoncée dans le contexte du monde arabe par Samir Amin [12] La théorie de la dépendance a été initiée, notamment,... [12] .
 
Ce qui ne nous empêchait pas de tenter de déceler les potentialités dynamiques des acteurs sociaux. L’acteur social avait, dans la plupart de nos travaux, un statut beaucoup plus virtuel que réel (Ben Salem 1998). L’essentiel des analyses portait sur les contraintes du système. Mais, ce n’est que plus tard que, davantage attentifs aux travaux récents des sociologues européens et américains, nous nous intéresserons aux acteurs sociaux et à leurs stratégies. Notre sociologie se voulait « engagée » (Zeghidi 1976), « militante » au sens où, comme le disait A. Bouhdiba, « tout approfondissement de la connaissance de soi est un atout supplémentaire dans la lutte contre le sous-développement » (1968 : 7).
 
S. MAZZELLA. – Le paradigme développementaliste était très présent dans les années 1960. Est-ce qu’on peut dire qu’il sera supplanté dans les années 1970 par celui des « spécificités culturelles » ?
 
Lilia BEN SALEM. – Vous faites allusion aux actes du colloque organisé par le CERES et l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), en septembre 1971, sur « Spécificités culturelles et industrialisation » (Revue tunisienne de sciences sociales 1974). Un autre colloque, organisé par le CERES en 1974, aura pour thème « Identité culturelle et conscience nationale en Tunisie » (CERES 1975).
 
Je voudrais mentionner les interrogations des sociologues au terme de près d’une décennie de travaux portant sur l’analyse des obstacles au développement. Au début des années 1970, deux paradigmes étaient dominants sur la scène scientifique, le paradigme fonctionnaliste et le paradigme marxiste. Nous refusions alors de souscrire à l’un ou à l’autre. Il s’agissait plutôt de prendre nos distances, d’affirmer le refus de ce que d’aucuns interprétaient comme une dépendance scientifique, en approfondissant la réflexion à partir d’une critique des travaux existants. Surtout, nous prenions conscience du fait qu’à de très rares exceptions près, nous n’avions pas tenu compte de la culture, au sens anthropologique du terme, de notre société. J’ai dit tout à l’heure que l’acteur social avait dans nos travaux un statut plus virtuel que réel. Nous nous interrogions sur ce qu’il pourrait ou devrait faire, sans analyser ses pratiques et ses représentations sociales, sans nous demander dans quelle mesure, elles constituaient autant d’obstacles aux actions de développement mais aussi autant de ressources pour des actions de développement qui s’appuieraient sur la compréhension de la rationalité des acteurs sociaux. Je prends l’exemple des actions de développement en milieu rural et du projet de généralisation des coopératives de production agricole. Nous avions été incapables de comprendre les réticences des paysans. Nous n’avions pas analysé les spécificités culturelles que sont les relations sociales dans le contexte de la tribu, l’importance des structures de parenté dans les sociétés maghrébines, le type particulier d’attachement à la possession de la terre, la conception de l’honneur des acteurs sociaux. Rendre compte de la culture d’une société, c’est ne pas oublier que la culture d’une société n’est pas un modèle qui se transmet à l’identique de génération en génération, mais qu’elle est « le produit d’une lente accumulation historique » (Zghal 1974 : 17).
 
S. MAZZELLA. – Êtes-vous d’accord avec Addelkader Zghal lorsqu’il écrit que « les défenseurs du paradigme développementaliste ont – sans le vouloir – préparé le terrain à la diffusion du mot d’ordre d’une sociologie arabe, c’est-à-dire d’une sociologie soumise aux critères de la spécificité culturelle arabe, selon les décisions arbitraires et changements des porte-parole du nationalisme arabe » (2000 : 107).
 
Lilia BEN SALEM. – Je pense qu’il faut dissocier les deux projets : un projet scientifique qui est une critique des résultats des travaux de recherche qui se sont référés à la perspective développementaliste dont nous avons parlé, avec un effort pour introduire un nouveau paradigme ou un nouveau type d’approche qui s’appuie sur l’analyse de la culture des sociétés comprise aux sens anthropologique et historique ; et un projet d’arabisation qui n’est pas particulier aux sociologues, mais qui concerne l’enseignement et la recherche. Les sociologues ont surtout débattu de leurs choix paradigmatiques et méthodologiques, le mot d’ordre d’arabisation est venu du ministère de l’Éducation nationale.
 
J’ai évoqué tout à l’heure les questions épistémologiques. Je n’y reviendrai pas mais je voudrais rappeler, puisque vous vous référez à l’intervention de Abdelkader Zghal qui a eu lieu beaucoup plus tard, en 1999, que ce débat sur la spécificité culturelle a animé les rencontres entre sociologues maghrébins et entre sociologues des pays arabes de la fin des années 1960 aux années 1980-1990. Les deux colloques qui avaient réuni les sociologues des pays du Maghreb à Tunis en 1966 et à Rabat en 1967 avaient affirmé la volonté d’autonomie scientifique des sociologues maghrébins en préconisant une recherche qui prenne ses distances avec les paradigmes fonctionnalistes ou marxistes et soit capable de passer au crible de la critique nos travaux, et de réfléchir à de nouvelles approches à partir d’une meilleure connaissance de la sociologie dans le monde et en particulier dans le Tiers Monde. Il ne s’agissait pas, alors, de refuser le patrimoine scientifique accumulé par la communauté scientifique internationale ; il s’agissait de l’approfondir et de faire des choix théoriques et méthodologiques susceptibles de nous permettre de donner une meilleure interprétation des sociétés du Maghreb. Tout autres ont été les débats qui ont animé les rencontres organisées par les sociologues du Machrek et le colloque au cours duquel a été créée l’Association arabe de sociologie, en 1985, à Tunis.
 
Plusieurs colloques ont eu lieu au début des années 1980 (au Koweit, aux Émirats arabes unis, au Caire) au cours desquels les débats ont porté non seulement sur la nécessité de « coller aux réalités sociales », mais surtout sur le non recours aux « théories importées » conçues sur la base de la connaissance de sociétés européennes ou américaines, et sur la nécessité de se référer à Ibn Khaldoun pour « arabiser la sociologie ». A. Zghal a évoqué, dans le texte que vous mentionnez, les clivages qui ont marqué les débats de l’Association arabe de sociologie entre ceux qui, comme beaucoup de sociologues du Maghreb considéraient que la sociologie est une science universelle mais qu’il convient de rendre compte des spécificités des sociétés, et ceux qui tendaient à refuser ce qu’ils considéraient comme « l’impérialisme occidental » et à préconiser une sociologie arabe ou encore islamique, en récusant toute référence à la sociologie occidentale (Kerrou 1991). Autant d’orientations qui cachent des choix militants et idéologiques et qui sont « à ranger dans le domaine des jugements de valeur plutôt que dans le champ scientifique » (ibid. : 260).
 
Cela dit, je voudrais ajouter quelques mots sur ce qu’on a appelé, en Tunisie, l’arabisation de la sociologie, c’est-à-dire l’enseignement de la sociologie et la diffusion des travaux de recherche en langue arabe. Jusqu’au milieu des années 1970, la sociologie, comme la plupart des disciplines, était enseignée en langue française. Cela ne devait pas poser de problème dans la mesure où, après l’indépendance, le ministère de l’Éducation nationale avait opté pour un enseignement de l’arabe et du français aux fins de donner aux jeunes générations une formation parfaitement bilingue, le modèle étant l’enseignement sadikien qui avait formé les élites du pays [13]  En référence au collège Sadiki fondé à Tunis en 1875... [13] . Mais ce choix a été confronté à deux types de réactions. La première peut être définie comme idéologique : dans la constitution tunisienne, il est clairement indiqué que l’arabe est la langue officielle du pays, ce qui devrait entraîner l’arabisation de l’administration et des principaux vecteurs de communication, l’enseignement notamment. La deuxième est inhérente à la formation des élèves : le français est une langue qui ne fait pas partie, ou de moins en moins, de leur environnement ; de plus, la formation bilingue est très exigeante. Si bien que d’année en année, avec le développement de l’éducation dans tous les milieux et couches sociales, le niveau de langue en français n’a cessé de se dégrader.
 
La situation, par rapport aux sciences sociales, est devenue particulièrement préoccupante dès lors que le secondaire a arabisé, en 1976, l’enseignement de l’histoire, de la géographie et de la philosophie. C’est à partir de là qu’il y a eu des demandes du ministère de l’Éducation mais surtout des pressions des étudiants pour arabiser l’enseignement de la philosophie et des sciences sociales. À l’université, les professeurs, sans être convaincus, compte tenu des difficultés à former des étudiants dans des disciplines dont les référents bibliographiques sont essentiellement en langues française et anglaise, ont opté, dans la mesure où ils maîtrisaient suffisamment la langue arabe, pour l’arabisation de leurs cours. Quelques-uns, dont moi-même, avons continué à donner nos cours en langue française.
 
S. MAZZELLA. – Une sociologie arabe n’était donc pas officiellement imposée à l’enseignant ?
 
Lilia BEN SALEM. – Absolument pas. Les enseignants ont toujours été libres et responsables du choix des contenus de l’enseignement. Nous avons toujours tenu à ce que les étudiants aient une bonne connaissance des classiques de la sociologie, Durkheim, Marx, Weber, sans oublier Ibn Khaldoun, et qu’ils soient informés des grands débats théoriques et méthodologiques actuels. Quand nous évoquions une sociologie arabe, nous nous référions aux travaux scientifiques effectués sur le terrain de sociétés du monde arabe, sans exclure les chercheurs de ces pays ou les chercheurs européens ou américains. Comme je l’ai dit, nous utilisions le concept de spécificité culturelle, essentiellement pour attirer l’attention sur la culture et l’histoire de ces sociétés, en respectant une démarche identique à celle du sociologue qui aborde les campagnes du sud de la France ou les villes américaines. A. Zghal a préconisé le recours à une approche comparative, essentielle pour comprendre ce qui est universel et ce qui est particulier à tel ou tel contexte social. Lorsque, avec quelques collègues, nous serons amenés, en 1996-1997, à revoir les contenus de la maîtrise de sociologie, pour mettre en œuvre la réforme des programmes[14]  Dans le cadre de la réforme de l’éducation de 1991,... [14] , nous mettrons l’accent sur la culture scientifique à acquérir et sur une connaissance intime du terrain. J’ajouterais que nous avions insisté, afin que les étudiants puissent prendre connaissance des textes de sociologie en langue étrangère, sur la nécessité du bilinguisme en demandant aux départements de sociologie de dispenser en langue française au moins le tiers des enseignements avec l’obligation pour les étudiants de rédiger leurs examens dans la langue utilisée par le professeur.
 
L’Université n’a pas, comme en Algérie, demandé aux quelques enseignants qui n’ont pas choisi, pour des raisons de compétence linguistique ou par conviction, d’arabiser leur cours, de faire l’effort d’enseigner en arabe ou de renoncer à leur enseignement. Ce qui a été fait, en revanche, pour des raisons évidentes, dans l’enseignement secondaire de la philosophie et de disciplines comme la géographie et l’histoire. Il n’y a pas eu, non plus, de recrutement d’enseignants venus d’autres pays arabes. Ce n’est que quelques années plus tard, dans les années 1980-1990 que sont venus nous rejoindre deux enseignants qui, après des études à la faculté de théologie, ont poursuivi leurs études au Moyen-Orient, en Syrie et en Irak, l’un d’entre eux ayant, ensuite, obtenu un PhD aux États-Unis. Ils ont introduit dans leur enseignement des références nouvelles et ont eu tendance à mettre l’accent sur « l’arabisation », voire « l’islamisation » de la sociologie, tendances que j’ai évoquées tout à l’heure, dans une perspective plus idéologique que scientifique.
 
Cela dit, on peut regretter que l’arabisation de l’enseignement supérieur n’ait pas été suffisamment préparée, notamment par le choix des textes à traduire, par la publication de manuels. Les étudiants ont peu de références en arabe ; les traductions qui nous viennent du Machrek (Égypte, Liban, Syrie…) sont, dans beaucoup cas, peu fiables et les manuels, publiés dans des pays qui, utilisant plus la langue anglaise que la langue française, ont des références différentes des nôtres, sont difficilement accessibles.
 
S. MAZZELLA. – En tant que chef du département dans les années 1980, comment avez-vous vécu cette période ?
 
Lilia BEN SALEM. – J’ai été élue chef de département en 1987. Je l’ai été dans une période relativement difficile ; les étudiants étaient revendicatifs, polarisés par des questions très mobilisatrices comme la question palestinienne et la guerre du Golfe. Les mots d’ordre de grève étaient très fréquents. Il y avait à cette époque-là deux syndicats étudiants, l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET) qui regroupait des étudiants aux sensibilités de gauche et l’Union générale tunisienne des étudiants (UGTE), qui rassemblait les nouvelles sensibilités islamiques. J’ai toujours tenu à maintenir des contacts avec les uns et les autres en essayant de faire passer le message de la réussite dans les études comme essentielle. Je discutais avec eux des programmes et de pédagogie et je me suis rendu compte que leurs positions sur ces questions étaient peu différentes les unes des autres.
 
Je me suis retrouvée avec des étudiants qui maîtrisaient peu la langue française ; certains même avaient tendance à refuser les enseignements en français. J’étais presque la seule à continuer à enseigner en français.
 
S. MAZZELLA. – Pouvez-vous expliquer le choix que vous faites alors de continuer un enseignement en français ?
 
Lilia BEN SALEM. – Je dirais que les femmes de ma génération n’ont reçu qu’une formation « élémentaire » en arabe littéraire. Les femmes ont eu plus de difficultés à arabiser leur enseignement dans la mesure où, pendant la période coloniale, l’arabe était enseigné comme langue étrangère dans les lycées de jeunes filles. Nous n’avons pas reçu un enseignement bilingue, à la différence des garçons des établissements de section sadikienne ou tunisienne. Ce n’est qu’après l’indépendance que tous les établissements, pour la plupart mixtes, ont généralisé le bilinguisme. Ceci dit, mes collègues ont toujours respecté mon choix et les étudiants ne m’ont pas découragée, d’autant plus que j’en ai toujours explicité les raisons : ma formation de base; la nécessité de s’exprimer dans une langue que l’on maîtrise bien ; la nécessité pour les étudiants de ne pas perdre pied avec une langue qu’ils ont apprise pendant leur scolarité primaire et secondaire, et dont la connaissance est importante pour avoir accès à la production scientifique et poursuivre des études au-delà de la licence. Ils connaissaient d’autre part mon point de vue sur une arabisation qui soit maîtrisée et débouche sur une littérature sociologique en arabe de qualité.
 
Beaucoup d’étudiants suivaient mes cours avec attention. Il est vrai que nous avions de plus en plus d’étudiants qui ne faisaient pas l’effort de lecture indispensable, mais je suis arrivée à en intéresser un certain nombre. D’autres utilisaient les traductions de mon cours que des étudiants, militants de l’arabisation mais suffisamment bons en français, écrivaient pour leurs camarades. Je m’imposais d’expliquer de manière simple les expressions qu’ils avaient du mal à comprendre. J’ai souvent tenu à faire avec eux les travaux dirigés et ai accepté qu’ils fassent leurs exposés et leurs interventions en langue arabe. Dans la mesure où ils n’arrivaient pas à le faire en français, je leur demandais d’expliquer en arabe les textes qu’ils lisaient en français. J’ai eu des groupes de TD (travaux dirigés) qui ont très bien fonctionné ainsi. Mais j’ai toujours été, avec eux, vigilante afin qu’ils acquièrent une culture scientifique sans dérive idéologique et, je pense, qu’ils l’ont généralement très bien compris. La plupart de mes collègues qui enseignaient en arabe avaient, d’ailleurs, la même exigence.
 
S. MAZZELLA. – Dès le début des années 1980, un autre phénomène fait son apparition dans le cours de l’évolution de l’Université tunisienne et de l’enseignement de la sociologie en particulier, c’est celui de la « massification » du nombre d’étudiants dans cette filière.
 
Lilia BEN SALEM. – Comme partout ailleurs. C’est un des effets pervers de la démocratisation de l’enseignement. En 1946, moins de 10 % des enfants étaient scolarisés, 29 % seulement encore en 1955-1956. La réforme de l’enseignement de 1958 a eu pour objectif la généralisation de l’enseignement primaire. Ce qui constituait un pari très ambitieux dans une société encore profondément rurale. Les taux de scolarisation, dès lors, ont progressé régulièrement dans le primaire puis dans le secondaire et le supérieur. La réforme de 1991 rendra obligatoire l’école jusqu’à l’âge de seize ans. Le taux de scolarisation des six-quatorze ans est de 97,77 % en 2007. Le nombre d’étudiants tunisiens ne cesse d’augmenter avec le développement des enseignements primaire et secondaire : en 1978, il y avait environ 27 000 étudiants ; ils étaient au nombre de 152 000 vingt ans plus tard. On en compte aujourd’hui plus de 350 000.
 
Jusqu’au milieu des années 1970, les bacheliers qui s’inscrivaient à l’Université pouvaient choisir librement leur filière. Certaines filières étaient « survalorisées » ; c’est ainsi qu’en 1976, on a enregistré quelque 3 000 demandes d’inscription en médecine, pharmacie et chirurgie dentaire pour 600 places disponibles dans ces trois disciplines. C’est à cette date qu’a été institué le système d’orientation universitaire [15]  Avant de s’inscrire, chaque futur étudiant doit remplir... [15] . Les meilleurs élèves ont évidemment une plus grande chance d’obtenir l’orientation qu’ils désirent : des filières comme les études médicales, les écoles d’ingénieurs, l’École des hautes études commerciales accueillent les élèves qui ont obtenu les scores les plus élevés. À noter que, déjà, à la fin du secondaire, les meilleurs élèves sont orientés vers les sections scientifiques, ce qui a eu pour effet pervers une dévalorisation des sections de lettres et de sciences humaines. C’est particulièrement le cas pour la sociologie. Les premières promotions étaient peu nombreuses et accueillaient des étudiants qui avaient choisi délibérément la discipline. Ce n’est plus le cas depuis la fin des années 1970, les départements de sociologie reçoivent des étudiants qui n’ont pu, en raison de leur score, être affectés là où ils auraient aimé être. À de rares exceptions près, ils n’ont pas une maîtrise suffisante des langues d’enseignement (l’arabe et le français) et sont surtout très peu motivés. Les promotions sont trop nombreuses et il ne s’est pas révélé possible de développer des travaux dirigés sur le terrain qui, à mon avis, auraient pu les intéresser à la discipline. Une fois leur diplôme en poche, ils ont énormément de difficultés à s’insérer sur le marché du travail.
 
S. MAZZELLA. – On aborde ici le constat unanimement partagé dans le milieu scientifique et politique d’une saturation de l’emploi dans l’administration publique tunisienne dès les années 1980. En tant que chef du département de sociologie, de quelle manière avez-vous été confrontée aux difficultés d’insertion professionnelle des étudiants ?
 
Lilia BEN SALEM. – À la fin des années 1980, nous étions confrontés à des manifestations d’étudiants qui ne trouvaient pas de travail. Dans les années précédentes, certains licenciés de sociologie avaient pu être recrutés comme professeurs de français dans l’enseignement secondaire. Mais, avec le développement de l’arabisation, le niveau de langue des étudiants avait considérablement baissé et le ministère de l’Éducation nationale ne voulait plus faire appel aux diplômés de sociologie pour enseigner le français. Devenue chef du département, j’ai cherché à faire quelque chose pour que les sociologues puissent trouver du travail. Compte tenu du déficit d’enseignants en langue arabe, j’ai pris contact avec le ministère de l’Éducation qui, après avoir testé le niveau de langue des diplômés du département de sociologie, a permis à un certain nombre d’entre eux d’enseigner dans le premier cycle du secondaire. C’est ainsi que des sociologues ont pu être recrutés et ce, jusqu’à ce que les départements d’arabe aient pu former suffisamment de futurs enseignants. À la même époque, j’ai pu obtenir que les diplômés de sociologie soient admis à passer certains concours de recrutement dans l’administration. Les résultats ont été très bons à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Lorsqu’au lendemain de la réforme de 1991, l’enseignement de l’éducation civique a été introduit dans les programmes du secondaire, le ministère a recruté un certain nombre de sociologues et leur a donné un complément de formation.
 
Cependant, malgré les revendications de l’Association tunisienne de sociologie [16]  L’Association tunisienne de sociologie a été créée...[16] , les sociologues n’ont toujours pas de statut, et le recrutement des sociologues dans la fonction publique (dans des ministères comme les Affaires culturelles, les Affaires sociales, la Jeunesse et Sports, l’Agriculture, le ministère de l’Intérieur, le ministère de la Femme et de la Famille) s’avère de plus en plus difficile, d’autant plus que leur niveau de formation a baissé.
 
S. MAZZELLA. – Est-ce que la voie de l’expertise, qui lie sociologie, politiques publiques et travail de gouvernement, reste ouverte aux jeunes diplômés de sociologie ?
 
Lilia BEN SALEM. – La plupart des experts sont aujourd’hui des sociologues qui ont, par ailleurs, un statut d’enseignant-chercheur. Ils répondent à des commandes d’études qui viennent de l’administration, du ministère de l’Agriculture, du ministère de la Femme et de la Famille, du Crédif (Centre de recherche, d’études, de documentation et d’information sur les femmes), de l’Office national de la population plus rarement d’entreprises ou d’ONG (Organisations non gouvernementales). Aujourd’hui, les jeunes sociologues sont invités à participer à des équipes pluridisciplinaires sur des questions de développement régional ou local ; ils font du travail de terrain et participent à des enquêtes, moins souvent à des animations de groupes. Ces dernières années, c’est la question du genre (la condition des femmes dans la société, leur scolarisation, leur accès au marché du travail) qui a fait l’objet de nombreux travaux d’expertise. La sociologue Dorra Mahfoudh a particulièrement encouragé les études sur la question du genre auprès des étudiants tunisiens. Le Crédif a ainsi recruté quelques chercheurs avec un statut d’universitaire ou de contractuel.
 
S. MAZZELLA. – En conclusion quel constat peut-on tirer de la place qu’occupe aujourd’hui la sociologie en Tunisie ?
 
Lilia BEN SALEM. – Aussi paradoxale que cela puisse paraître, nous avons à la fois une affluence de diplômés en sociologie qui ne sont pas en mesure de participer au développement de la production scientifique et une société qui reste largement sous-analysée. La demande potentielle de travaux de recherche, d’études est très forte. Mais, peut-être à l’exception des travaux que j’ai évoqués sur le genre, peu de travaux de qualité, susceptibles d’armer les décideurs de données fiables et scientifiques, sont mis en chantier. Aujourd’hui, la recherche universitaire en sciences sociales se limite à des travaux individuels dont l’objectif essentiel est de faire acquérir à leurs auteurs des titres universitaires ou de permettre la promotion des enseignants du supérieur. Il n’y a pas un seul laboratoire de sociologie et les unités de recherche pluridisciplinaires auxquelles participent des sociologues sont peu nombreuses dans les universités. Il existe aujourd’hui trois départements de sociologie, deux à Tunis et un à l’université de Sfax ; la sociologie est également enseignée dans certains établissements de sciences juridiques, d’architecture, de formation des cadres de la Jeunesse et de l’Enfance, à l’Institut supérieur du travail et à l’Institut de presse. Certains des enseignants de ces départements sont engagés dans des travaux de recherche, publient, et participent en Tunisie ou à l’étranger à des séminaires, à des rencontres entre chercheurs. Il s’agit de travaux individuels. Il y a, certes, parmi eux, quelques très bons travaux mais ils ne s’insèrent pas dans un programme de recherche qui ait la vocation d’informer les grandes décisions en matière de politique de développement. Le CERES quant à lui ne recrute plus de chercheurs ; il accueille seulement quelques unités de recherche, continue à organiser des colloques, poursuit ses activités de publication, mais n’a plus les capacités de promouvoir une recherche de pointe en sciences sociales.
 
Il y a, à l’évidence, toute une réflexion à entreprendre sur ce que pourrait être une sociologie professionnelle. C’est ce que D. Mahfoudh et moi-même avons commencé à initier en organisant en 2000 avec l’AISLF, le colloque sur le thèmeModernité et pratiques sociologiques (Ben Salem et Mahfoudh-Draoui 2000). La réflexion en reste toujours à ses débuts. Il me semble indispensable, aujourd’hui, de promouvoir des filières d’excellence dans notre discipline, comme cela existe pour la formation des ingénieurs ou des cadres de la finance et du secteur commercial.
 

Principales publications de Lilia Ben Salem

1982. « Intérêt des analyses en termes de segmentarité pour l’étude des sociétés du Maghreb », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n° 33 : 113-135.
1983. « Approches théoriques et analyses des sociétés rurales du Maghreb »,in Actes du IIIe Congrès d’histoire et de civilisation du Maghreb (Oran, 26-27-28 nov. 1983), Le monde rural maghrébin, communautés et stratification sociale, vol 1. Alger, Office des publications universitaires : 221-236.
1991. « La profession d’ingénieur en Tunisie. Approche historique », inÉlisabeth Longuenesse (éd.), Bâtisseurs et bureaucrates. Ingénieurs et société au Maghreb et Moyen-Orient. Lyon, Maison de l’Orient (Études sur le monde arabe) : 81-94.
1991. « Questions méthodologiques posées par l’étude des formes de pouvoir : articulation du politique et du culturel, du national et du local », inRahma Bourqia et Nicholas S. Hopkins (éd.), Le Maghreb : approches des mécanismes d’articulation. Casablanca, Al Kalam : 187-199.
1992. « Introduction à l’analyse de la parenté et de l’alliance dans les sociétés arabo-musulmannes », in Sophie Ferchiou (éd.), Hasab wa nasab. Parenté, alliance et patrimoine en Tunisie. Paris, CNRS (Sociétés arabes et musulmanes) : 79-104.
1993. « Dynamique des rapports sociaux et changement social en milieu rural au Maghreb, l’exemple des rapports de propriété », in Actes du séminaire du Département de sociologie de la faculté des sciences humaines et sociales de l’université de Tunis, Les transformations actuelles des sociétés rurales du Maghreb, vol. 5. Tunis, Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis : 300-316.
1995. « Ibn Khaldoun, père de la Sociologie ? », in Hassen Annabi, Mounira Chapoutot-Remadi et Samia Kamarti (éd.), Itinéraire du savoir en Tunisie. Les temps forts de l’histoire. Tunis, Alif ; Paris, CNRS-Institut du monde arabe : 72-77.
1997. « Recherches sociologiques et anthropologiques sur les Femmes en Tunisie depuis l’Indépendance », in Centre de recherche, de documentation et d’information sur la femme, Femmes tunisiennes et production scientifique.Tunis, Crédif : 212-274.
2001. « Les transformations du mariage et de la famille » (en coll. avec Thérèse Locoh), in Jacques Vallin et Thérèse Locoh (éd.), Population et Développement en Tunisie. La métamorphose. Tunis, Cérès : 143-170.
2004. « Le dilemme de la construction de la Sociologie au Maghreb. Pluralité référentielle et projet scientifique », in Alain Mahé et Kmar Bendana (éd.), Savoirs du lointain et sciences Sociales. Saint-Denis, Bouchene : 81-98.
2007. « Pertinence de l’analyse anthropologique ? Quel(s) regard(s) sur la société tunisienne ? », in Ridha Boukraa, Lilia Ben Salem et Mohamed Kerrou (éd.), Terrains et savoirs de l’anthropologie. Tunis, Cahiers du CERES (Série anthropologie-ethnologie, n° 1) : 31-46.
2007. « Familles et changements sociaux, révolution ou reproduction ? », inLaroussi Amri (éd.), Les changements sociaux en Tunisie, 1950-2000. Paris, L’Harmattan (Logiques sociales) : 49-60.
 

Notes

 
SYLVIE MAZZELLA est sociologue au Laboratoire méditerranéen de sociologie-CNRS. Ses récents travaux, qui portent sur la mobilité étudiante et les processus d’internationalisation de l’enseignement supérieur au Maghreb, croisent une approche historique des systèmes éducatifs étudiés et une attention anthropologique aux acteurs du changement. Parmi ses publications récentes : « Une “libéralisation d’État” de l’enseignement supérieur ? Mutations internationales et évolutions maghrébines », Alfa, Maghreb et Sciences sociales 2007, Paris, Maisonneuve & Larose, 2008 ; La mondialisation étudiante. Le Maghreb entre Nord et Sud, Paris, Karthala/IRMC 2009.
 
[1]
Loi n° 60-2 du 31 mars 1960.
[2]
Paul Sebag (1919-2004) a publié en 1951, en pleine lutte nationale, aux Éditions sociales, une monographie de la Tunisie, premier ouvrage qui portait un regard critique sur la colonisation. Il avait émis, avant sa mort, l’intention de léguer à la faculté des lettres, des arts et des humanités de l’Université de la Manouba, une partie de sa bibliothèque, notamment les ouvrages sur la Tunisie. Une cérémonie a eu lieu en mars 2006 pour l’inauguration de ce fonds remis à la faculté par sa fille. Ses anciens élèves tunisiens devenus enseignants ont participé à cet hommage et ont évoqué les travaux d’histoire de la Tunisie publiés par P. Sebag, notamment ceux sur l’histoire des juifs de Tunisie. Ils ont rappelé le travail de Sebag dans les dernières années de son séjour en Tunisie comme directeur de la revue universitaire Les Cahiers de Tunisie.
[3]
Jean Duvignaud (1921-2007), qui a écrit plusieurs ouvrages sur la Tunisie et les peintres tunisiens, a publié en 1968 une étude d’un village du sud tunisien, Chebika (1968). Cette recherche a été entreprise au milieu des années 1960 avec ses étudiants du Centre d’études sociales qu’il initiait au travail de terrain. Jean Louis Bertuccelli en réalisera un film sous le titre de Remparts d’argile (1970).
[4]
Le 8 février 1958, le village de Sakiet Sidi Youssef, situé près de la frontière algérienne, est bombardé par l’armée française en plein jour de marché : nombreux seront les morts et les blessés, Tunisiens et Algériens, dont de jeunes enfants.
[5]
Abdelwahab Bouhdiba est surtout connu par la thèse traduite en plusieurs langues qu’il a soutenue en 1972 sur la sexualité en islam (1973). Il a été le premier directeur des départements de sociologie, de psychologie et philosophie de l’Université tunisienne ; il sera plusieurs années directeur du CERES et est aujourd’hui président de l’Académie des sciences, des lettres et des arts Beït El Hikma, à Carthage.
[6]
Ahmed Ben Salah et Mustapha Filali ont eu une part active à la rédaction des motions des congrès du Néo-Destour (Sfax, 1955) et de l’Union générale des travailleurs tunisiens (1956) qui inspireront la politique de développement des années 1960.
[7]
Chadly Klibi sera, plus tard, nommé ministre des Affaires culturelles, fonction qu’il exercera entre 1960 et 1978. Il sera secrétaire général de la Ligue arabe de 1979 à 1990.
[8]
Habib Boularès, journaliste, écrivain, a occupé au cours de sa carrière plusieurs postes politiques (député, président de la Chambre des députés) ; entre 2002 et 2006, il sera secrétaire général de l’Union du Maghreb arabe. Fin des années 1970, il a publié avec J. Duvignaud une monographie sur la Tunisie (1978).
[9]
Ces quelques mots introduisent un texte inédit, écrit en novembre 1962, avec pour titre : « La pratique sociologique dans un pays en voie de développement », dans lequel J. Duvignaud proposait une méthode pour saisir la société dans toute sa complexité.
[10]
Comme l’a rappelé Moncer Rouissi, chercheur au CERES, dans un rapport de 1976 commandité par le Centre et intitulé « Le CERES et la recherche en sciences sociales en Tunisie (bilan et perspectives) », les chercheurs ont toujours tenu à affirmer leur statut d’universitaire.
[11]
Dans la préface du premier numéro de la revue du CERES, paru en septembre 1964, laRevue tunisienne de sciences sociales, Mustapha Filali, directeur du Centre, estimait la recherche en sciences sociales comme « le support indispensable de la politique d’intervention systématique où s’engagent les planificateurs du Développement ». Et, d’ajouter, que la mission principale du CERES était de « former des chercheurs » (1964 : 5).
[12]
La théorie de la dépendance a été initiée, notamment, par André Gunder Frank. Économiste allemand, réfugié aux États-Unis puis en Amérique latine. Frank est parti d’une critique de la théorie de la modernisation qui tendait à expliquer le sous-développement en termes de retard culturel. Selon lui, le sous-développement est indissociable de la colonisation puis du néocolonialisme et de l’impérialisme. C’est dans le même esprit que Samir Amin a analysé, dans sa thèse soutenue en 1957, les effets structurels de l’intégration internationale des économies précapitalistes à partir d’une étude théorique des mécanismes du sous-développement. Il reprendra cette analyse dans ses travaux sur les sociétés arabes et africaines (1964, 1965, 1966).
[13]
En référence au collège Sadiki fondé à Tunis en 1875 qui combinait enseignements religieux et juridiques avec langues étrangères et sciences profanes. Le collège est nommé en hommage au souverain réformateur Muhammad al-Sadiq Bey (1813-1882).
[14]
Dans le cadre de la réforme de l’éducation de 1991, un décret du 22 novembre 1993 avait défini le régime des études dans les disciplines littéraires et artistiques ainsi que dans les sciences humaines, sociales, fondamentales et techniques. Pour parachever et approfondir la réforme, le ministère de l’Enseignement supérieur a décidé fin 1996 d’engager une réflexion sur les contenus des enseignements avec l’intention d’adapter les formations aux besoins de l’économie et de la société et de rénover les programmes.
[15]
Avant de s’inscrire, chaque futur étudiant doit remplir un dossier où sont consignés ses résultats scolaires du secondaire et du baccalauréat ainsi que ses vœux d’orientation par ordre de préférence. Sur la base de ces renseignements, le service d’orientation établit un classement qui permet d’affecter le candidat à telle ou telle filière.
[16]
L’Association tunisienne de sociologie a été créée en 1989 par un petit groupe d’enseignants et de chercheurs, dont Lilia Ben Salem. Elle regroupe les sociologues qui ont au moins une maîtrise de sociologie.
 
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