Opinions - 21.10.2014

Etude probabiliste : A qui profite le mode de scrutin aux plus forts restes ?

Faut-il voter utile ? Est-ce qu’un grand parti profite du mode de scrutin aux plus forts restes? Une étude probabiliste de l’avantage comparatif des grands partis nous apprend qu’en moyenne, un grand parti profite dans l’écrasante majorité des cas du mode de scrutin aux plus forts restes. Démonstration.

Commençons d’abord par définir quelques notions:

- Comment définir « profiter » ? Que veut-on dire par « un parti profite d’un mode de scrutin » ?

  • Un parti profite d’un mode de scrutin quand le pourcentage des sièges qu’il obtient est supérieur au pourcentage de voix exprimées dans son sens.
    Exemple : lors des élections constituantes de 2011, Ennahdha a obtenu 41% des sièges avec 37% des voix. Ce parti a donc « profité du mode de scrutin aux plus forts restes » au niveau national.

- Comment définir un « grand parti » dans un scrutin aux plus forts restes?

  • Un grand parti est une formation politique avec un poids assez important pour être représentée dans toutes les circonscriptions et pouvoir obtenir au moins un siège dans une majorité d’entre elles.

Les calculs exposés ci-dessous nous permettent de parvenir à la réponse suivante :

Un grand partiprofite, en moyenne, du mode de scrutin aux plus forts restes dans la grande majorité des cas

Les enseignements à tirer de ce calcul sont les suivants:

  • Un grand parti est avantagé en moyenne par le mode de scrutin aux plus forts restes dans la totalité des cas réalistes (qui se sont produits lors de l’élection constitutionnelle de 2011).
  • Les voix qui vont dans le sens des petits partis auront une chance importante d’être perdues. En moyenne, dans une circonscription avec 45 listes et 5 sièges à accorder aux plus forts restes, 82% des voix pour les petits partis seront perdues, contre seulement 10% pour les grands partis.
  • La stratégie optimale pour un courant d’idées est donc de présenter une liste commune. Réciproquement, la stratégie optimale pour un électeur afin de faire compter son vote est de voter pour le plus grand parti de son courant d’idées. 

Démonstration (nécessite des connaissances en probabilités)

Nous supposons queN listes se présentent à une élection aux plus forts restes. Ces listes sont numérotées dei=1?N. Nous supposons que la liste numéroNreprésente un grand parti comme défini précédemment.

Chaque liste recueille un nombre de voix. Ce nombre de voix, rapporté au nombre de voix par siège, nous permet de définir les restes Ri des listesi.

Exemple : une liste i recueille 34000 voix. Il faut 10000 voix pour obtenir un siège. Son reste est donc Ri=0.4

On note X le nombre de sièges à répartir grâce aux restes, le reste des sièges ayant déjà été réparti.

Nous avons l’égalité « comptable » suivante :

Première hypothèse:

On suppose que le reste du grand parti est, en moyenne,RN=0.5

Le réalisme de cette hypothèse découle de la définition d’un grand parti. En effet, celui-ci ayant un nombre de voix significatif dans chaque circonscription, il est réaliste de supposer que le reste obtenu dans chaque circonscription est indépendant de la circonscription. La moyenne du reste dans chaque circonscription est donc égale à la moyenne statistique de ce reste, c’est-à-dire 0.5.

Les élections constitutionnelles de 2011 situent le reste moyen RN du parti Ennahda (seul « grand parti » de cette élection) à 0.58

Seconde hypothèse:

On suppose que pour tout i=1 ?(N-1), les Ri sont indépendant et identiquement distribués uniformément sur

[0 ; E[Ri ] ]  et [E[Ri ]  ; 1] .

Cette hypothèse est introduite pour simplifier les calculs. Elle introduit un biais asymptotiquement nul avec N.

Ces hypothèses et l’équation (1) nous permettent de calculer l’espérance (ou moyenne) des Ri :

La seconde hypothèse et l’équation (2) nous permettent de calculer la distribution des Ri dans [0 ;1] :

 

Notons PN la probabilité que le grand parti N obtienne un siège grâce aux restes.

C’est donc la probabilité qu’il au plusX-1 listes dont le reste soit supérieur à RN=0.5.

On a alors

Deux cas se présentent en fonction de la valeur de X par rapport à N.

Ainsi, un grand parti profite du scrutin aux plus forts restes si la probabilité PN qu’il obtienne un siège supplémentaire grâce aux restes est supérieure à son reste moyenRN=0.5 (50%).

Exemple: Soit un grand parti qui obtiendrait en moyenne 35000 voix dans une circonscription où il faut 10000 voix pour avoir un siège. Ce grand parti obtient alors 3 sièges directement et il a une probabilité PN d’obtenir un siège supplémentaire avec les 5000 voix restantes (qui correspondent à un reste RN=0.5).
Ainsi, si PN≥0.5, alors ce grand parti profite en moyenne du mode de scrutin, sinon, il n’en profite pas.

Pour pouvoir apprécier de manière claire dans quel cas un grand parti profite d’une élection aux plus forts restes, nous présentons un tableau qui expose la probabilité pour ce grand parti d’obtenir un siège supplémentaire grâces aux restes dans une circonscription moyenne. Nous rappelons que si cette probabilité est supérieure à 50%, alors le parti profite du mode de scrutin, sinon non.

  • Nous pouvons donc conclure que, en moyenne, un grand parti profite dans l’écrasante majorité des cas du mode de scrutin aux plus forts restes.

Un certain nombre de remarques restent à faire:

  • Dans le cas de l’élection constituante de 2011, les cas où un grand parti ne serait pas en moyenne gagnant ne se sont jamais présentés. En effet, selon les circonscriptions, 17 à 95 listes se sont présentées avec un total de 1 à 6 sièges accordés aux plus forts restes.
  • De plus, le reste moyen R_N observé en pratique pour le parti Ennahda était de 0.58. Ceci indique que ce grand parti a été encore plus avantagé par ce mode de scrutin que le grand parti moyen considéré dans cet article.
  • Les résultats présentés dans cet article sont des résultats moyens. Il importe de garder ceci à l’esprit. Nous démontrons donc qu’un grand parti est en moyenne gagnant dans un mode de scrutin aux plus forts restes, et non pas qu’il est gagnant dans toutes les situations et configurations possibles.
  • Les élections aux plus forts restes étant un jeu de somme nulle, ce que gagne un parti est perdu par les autres. Dans ce contexte, voter pour un petit parti est un jeu risqué avec une espérance négative. En conséquence, malgré des gains ponctuels, les votes pour les petits partis seront en moyenne moins «utiles» que les votes pour les grands partis.

Anis Marrakchi
Diplômé de l’Ecole Polytechnique ParisTech,
Administrateur de l’INSEE