Opinions - 09.06.2014

Quelle vision pour la Tunisie?

Dans le marasme économique que vit la Tunisie depuis le début de la révolution, la question du protectionnisme s’est imposée avec vigueur dans le débat public. En effet, la tentation est grande pour certains responsables politiques de critiquer ou de remettre en question les accords de libre échange avec notre principal partenaire commercial, l'Union européenne. Il est naïf et trompeur de prétendre que l'on peut atténuer les effets de la récession en isolant la Tunisie du géant commercial européen. L'argument souvent utilisé, de fermer les frontières aux produits étrangers pour protéger les industries et les emplois domestiques de la concurrence européenne notamment, pour  répondre aux fortes demandes de soutien formulées par certaines couches de la population particulièrement touchées par la crise, est illusoire et contreproductif.

Ainsi, les mesures illégales prises pour bloquer certains produits européens comme le marbre et le granite (pour lesquels la Tunisie impose une taxe à la consommation de 75% depuis le 1er janvier 2014, en laissant les mêmes produits tunisiens exempts de cette taxe), nuisent en premier lieu aux marbriers tunisiens eux-mêmes, qui ne peuvent plus exporter leur marbre. Ces derniers transitaient par l'Italie pour exporter la majeure partie de leurs produits, et importaient le marbre et le granite italien. Cet échange de bonnes faveurs a été rompu et nos exportations de marbre ont chuté drastiquement. La tentation est de réintroduire des barrières pour protéger les entreprises nationales. Or, si cela peut se justifier dans des cas exceptionnel et dans le cadre de filières précises, pour lesquelles une exposition trop vive à la concurrence internationale pourrait être tout à fait nuisible, un retour général au protectionnisme serait sans nul doute une grave erreur.

L'Union Européenne est le premier partenaire commercial de la Tunisie. Plus de la moitié des échanges commerciaux de la Tunisie se font avec l'UE. Les exportations vers l'UE ont ainsi représenté 71.3 % du total des exportations tunisiennes, et 62.4 % du total des importations en 2012. La Tunisie est l'un des partenaires commerciaux de l'UE les plus établis dans la région méditerranéenne, et le 32ème plus grand partenaire commercial de l'UE.

En 2012, les exportations de marchandises de l'UE vers la Tunisie étaient à la hauteur de €11.1 milliards, et les importations en provenance de Tunisie de €9.5 milliards. En termes sectoriels, plus que les trois quarts des exportations totales de la Tunisie vers le marché européen se concentraient sur quatre catégories de produits, à savoir machines et équipements de transport (33.5%), vêtements (22.4%), huiles brutes de pétrole et produits miniers (18.1%) et produits agricoles et matières premières (5.2%).

Les importations en provenance de l'UE étaient dominées par les machines et équipements de transport (36.5%), énergie et produits miniers (14.9%), textiles (10.2%) et produits chimiques (11%). L'essentiel de nos importations concernent donc des intrants nécessaires pour nos industries exportatrices comme les biens d'équipement et les demi-produits, ce qui traduit en fait le développement de secteurs comme la mécanique, la métallurgie, l'électronique.

Les déficits commerciaux tant décriés représentent en fait le prix d'un dynamisme industriel auquel l'exportation sur l'UE assure un débouché essentiel, car le marché intérieur tunisien ne peut lui suffire. La problématique n'est donc pas tant de protéger les industries tunisiennes sur un marché domestique qui montrera vite ses limites, même si cela peut soulager la balance en devises à court terme, que de les pousser à l'international – à quoi les accords de libre-échange sont essentiels.

Nous comprenons mieux maintenant que l'objectif prioritaire de notre politique économique soit d'améliorer les conditions cadre régissant l'accès de nos produits sur les marches tiers. Il s'agit, d'une part, de placer nos acteurs économiques sur un pied d'égalité avec leurs principaux concurrents pour ce qui est de l'accès aux marchés étrangers et, d'autre part, de faire en sorte que cet accès soit, autant que possible, stable et libre d'entraves.

Le marché intérieur tunisien étant limité, notre économie se caractérise donc par une forte orientation internationale. C'est à dire que notre prospérité dépend en grande partie des échanges commerciaux de biens et de services ainsi que des investissements internationaux. L'amélioration constante de l'accès aux marchés étrangers est par conséquent un objectif important de la politique économique extérieure de la Tunisie.

Le meilleur moyen d'y parvenir est la voie multilatérale, dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à laquelle s'ajoute une série d'accords régionaux et bilatéraux. A travers son accord avec l'Union européenne, la Tunisie vise à garantir à ses entreprises un accès préférentiel au marché européen et donc assurer un avantage compétitif par rapport a ses principaux concurrents étrangers qui se sont eux aussi mis à renforcer leurs réseaux d'accords de libre-échange. Les accords de libre-échange constituent donc un instrument important pour maintenir et renforcer la compétitivité de la place économique tunisienne.

En seize ans, la Tunisie a su tirer le maximum des préférences accordées par l'UE

L'accord avec l'UE contient pour l'essentiel des dispositions sur la circulation des marchandises (plus particulièrement la suppression des droits de douane et autres restrictions). Les différents rapports du FMI montrent que la Tunisie a réussi sa transition fiscale. Ainsi les revenus tunisiens de la taxation se portent bien malgré la baisse des droits de douanes suite au démantèlement tarifaires. Les revenues de la TVA ont beaucoup augmentés, surtout sur les produits importés (estimées à 3% du PIB en 2013), qui ont eux mêmes augmentes, ainsi que les accises (2.5% du PIB en 2013) et "autres taxes" (2.6% du PIB en 2013).

L'industrie tunisienne d'exportation n'est pas la seule à tirer parti de l'accord avec l'UE. Les consommateurs et les producteurs installés en Tunisie en profitent aussi. Grâce aux accords, les consommateurs bénéficient de produits meilleur marché et d'un choix de produits plus étoffé; et les fabricants, de prix plus avantageux pour les produits semi-finis et d'un accès facilité aux matières premières non disponibles en Tunisie. Par ailleurs, les entreprises indigènes sont en mesure d'importer des biens d'investissement (par exemple. des machines ou des appareils électroniques) à des conditions plus favorables.

Quoi qu’il en soit, au bout de seize ans (entrée en vigueur le 1er mars 1998), le constat est assez clair : la Tunisie a su tirer le maximum des préférences accordées par l'UE, mais avec toutefois une nuance, notre industrie n'a pas su se diversifier, et augmenter la valeur ajoutée produite localement. Elle est restée dépendante de la bonne santé économique de quelques pays de la zone euro. Il faut donc songer sérieusement à l'étape d'après qui doit prendre en compte l'importance du secteur des services, en raison notamment du rôle croissant de ceux-ci dans le commerce mondial.

Nos entreprises industrielles ont amorcé un réel, quoique timide, décollage, qu’il s’agit d’encourager. La prochaine série de reformes doit faire jouer au secteur des services un rôle plus important. Cela aura pour effet non seulement de débloquer l'énorme potentiel de croissance du secteur, mais aussi de stimuler l'emploi et la consommation, et de rehausser le niveau de vie.

Au moment où la Tunisie s'apprête à entamer son dialogue national économique et social, il est crucial de faire les bons choix et adopter une vision qui nous guidera pour le moyen long terme.
Nous savons que pour créer des emplois, améliorer le niveau de vie des Tunisiens et développer nos régions, nous devons entreprendre un certain nombre de réformes douloureuses. On n'y échappera pas. Et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle le gouvernement de compétences nationales a été mis en place. Or, le contexte socio-économique délicat que connaît la Tunisie en ce moment nécessite une "facilitation" qui ne peut venir que de l'Union Européenne principalement.

Les pays d'Europe centrale et de l'est ont grandement bénéficié de cette "facilitation" durant leur transition vers la démocratie. L'objectif de l'adhésion à l'Union européenne a été certainement un stimulus de réforme très puissant. Ce qui leur a permis d'adopter l'acquis communautaire et d'opérer un rattrapage économique spectaculaire.
Ce puissant levier ne s'offre pas à la Tunisie et nous devons donc le remplacer par une vision claire et suffisamment puissante pour supporter des réformes indispensables et douloureuses pour notre économie et notre développement inclusif.

Notre vision est triple, ainsi que je l'explique dans le premier chapitre du livre "Nouveau paradigme, Méditerranée élargie" qui a été présenté le 20 Mai 2014 à la Chambre des Lords du Royaume Uni, sous la présidence de Lord Soley de Hammersmith. La vision trilatérale est celle d'une Tunisie intégrée vers le sud dans sa région nord africaine, et vers le nord avec l'Europe dans un schéma Euro-méditerranéen revigoré et offrant à long terme les quatre libertés de circulation des biens, services, capitaux et personnes, et avec des relations privilégiées avec les États Unis, dont le leadership au sein de la région est vital et peut être modelé et influencé par une alliance stratégique.

En effet, la nouvelle Tunisie post révolution, avec sa nouvelle constitution, ses élections plurielles et démocratiques, sa culture de tolérance et de consensus national est en passe de devenir un modèle pour tous les pays arabes. Les occidentaux en sont conscients et accordent à la Tunisie une importance stratégique.
Pour cela, nous devons redéfinir nos relations avec nos partenaires occidentaux. Nous ne sollicitons pas leur aide pour combler le gap budgétaire mais pour développer un bloc Euro-méditerranéen compétitif, créateur d'emplois et au sein duquel on partage les mêmes valeurs de paix et de démocratie.

Notre développement durable ne pourra se faire qu'en ancrant notre économie à celle de l'Union européenne. De même que le salut de l'Europe ne pourra se faire qu'en intégrant l'Afrique du nord dans le schéma "tout sauf les institutions" énoncé par Romano Prodi en Décembre 2002.

Pour cela nous devons entamer les négociations d'un accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) dans le cadre du Partenariat Privilégié entre l'Union Européenne (UE) et la Tunisie agréé le 19 Novembre 2012, et qui fixe les axes prioritaires pour renforcer les relations bilatérales.

L'objectif de l'ALECA est l'intégration progressive de l'économie tunisienne dans le marché unique de l'Union Européenne afin d'augmenter et de diversifier nos exportations, améliorer notre climat d'investissement et faciliter les réformes économiques entreprises par la Tunisie. Une priorité particulière devrait être accordée aux mesures qui permettraient de favoriser les investissements européens, de faciliter l'intégration au sein du marché unique européen, d'améliorer la gouvernance économique et lutter contre la corruption, et de renforcer l'intégration économique régionale entre la Tunisie et ses voisins de la rive sud de la Méditerranée.

L'ALECA s'appuiera sur les engagements existant dans le cadre de l'Accord d'Association euro-méditerranéen conclu entre la Tunisie et l'UE en 1995, et sera un accord complet sur les relations commerciales et économiques entre l'UE et la Tunisie couvrant une gamme complète de domaines d'accès au marché et réglementaires d'intérêt commun.

Le commerce réciproque des produits industriels étant déjà libéralisé en vertu de l'Accord d'Association, l'ALECA devrait inclure des dispositions concernant le commerce des services. L'objectif des négociations sur les services est d'améliorer l'accès mutuel aux marchés européen et tunisien, ainsi que d'incorporer des dispositions sur le rapprochement progressif de la législation tunisienne en matière de services avec le droit communautaire. Ce rapprochement serait ciblé dans les domaines où la convergence réglementaire serait la plus susceptible de faciliter le commerce réciproque. Il est à noter que la Tunisie n'a pas encore effectué une étude d'impact qui permettrait d'identifier les domaines sensibles, les priorités pour le rapprochement réglementaire avec l'acquis communautaire sur la base des intérêts nationaux, ainsi que les domaines dans lesquels des mesures supplémentaires devraient être développées pour assurer la bonne mise en œuvre de l'ALECA. Plusieurs sources de financement sont disponibles pour cette étude, dont l'Union européenne elle même, qui a d'ailleurs déjà effectué sa propre étude, disponible en ligne.

Les périodes de transition vers la démocratie imposent des responsabilités plus importantes, et en ce moment, les responsabilités du gouvernement de compétences nationales ne pourraient guère être plus lourdes. En effet, ils ont été désignés pour adopter des réformes nécessaires, douloureuses et ambitieuses, sans se laisser influencer par des partis politiques qui sont déjà en campagne électorale; et sans perdre de temps. Différer l'élaboration et la mise en œuvre de ces réformes équivaut à se laisser distancer par un monde en perpétuel changement, qui ouvre de nouvelles perspectives mais fait également peser de nouvelles menaces.

Pour conclure, la pierre angulaire de notre vision serait un marché commun regroupant l'Union européenne, ses partenaires de l'Accord Européen de Libre Echange (AELE) et la Tunisie, et reposant sur un marché unique, un espace de libre-échange, un régime d'investissements ouvert, le rapprochement des législations, et une coopération accrue notamment un accès aux différentes plateformes technologique et de recherche.

Un espace économique européen commun pourrait fournir le cadre dans lequel nous pourrions partager tout sauf les institutions. Il ne pourra naturellement pas être établi en un jour. Toutefois, cela aiderait la Tunisie à réaliser les réformes nécessaires et à prendre les mesures économique adéquates, car elle aurait un objectif stratégique à atteindre. En outre, cela comporterait manifestement des avantages mutuels, et donc des incitations mutuelles, tant pour l'Union européenne que pour la Tunisie.
 

Ghazi Ben Ahmed
Directeur Exécutif de l'Initiative
pour le Développement Méditerranéen

Tags : ALECA   Italie   Tunisie   Union europ  
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2 Commentaires
Les Commentaires
BEN AMMAR - 11-06-2014 10:58

Effectivement, il ne faut pas inverser le problème; faciliter le commerce en premier en reformant en profondeur notre code d'investissements et nos procédures d'exportations entravées par une douane d'un autre temps. A titre d'exemple, comment un artisan doit-il faire pour exporter un tapis à un client européen? s'il rempli ses déclarations et paie son transitaire, la facture du transitaire en fait un associé majeur dans la transaction! Autre exemple: comment créer des centrales de stockage par exemple de vêtements en Europe sans bon de ocmmande préalable? impossible, parce qu'il faut une facture visée par la douane préalablement à l'export et la banque central veille au rapatriement des devises. Tout notre édifice institutionnel est à révisé en profondeur pour libérer les énergies perdues à trouver des tours de passe-passe pour contourner un cadre inadéquat. En définitive, penser résoudre le problème de nos réserves en devises fondantes en limitant nos exportations est une solution de contournement du véritable problème: celui des réformes nécessaires.

Citoyen–TN - 13-06-2014 22:12

Très bon article!!

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