Lu pour vous - 15.05.2014

L'empreinte pathogène

Il est vrai que "le malheur au malheur ressemble" et que les sources de violence sont innombrables. A lire le roman Les Gardiens de l’air, et les malheurs qui y sont égrenés, on se sent en plein accord avec son auteur, Rosa Yassin Hassan. Née à Damas en 1974,cette  romancière syriennea d’abord suivi l’architecture puis le journalisme. La tragédie que vit actuellement son pays natal l’a profondément marquée. Membre actif de l’opposition laïque de gauche, féministe engagée dans la lutte contre le pouvoir en place, elle vit aujourd’hui à l’étranger. Elle a,à son actif, un recueil de nouvelles (Samâ’unmulawwanatun bi-l-dhaw’),(2000)“Un ciel coloré de lumière“,trois romans,Abanûs (2004), “Ebène“,Hurrâs al-Hawa, (2009) “Les gardiens de l’air“ et Brova, “Epreuve“, 2011) ainsi qu’un récit (Négatif, 2008).

En  mettant en avant dans son roman, Les Gardiens de l’air,le drame strictement privé de ses personnages dans un pays soumis à une dictature féroce, et quitte à se répéter en évoquant, comme une litanie dans une tragédie grecque, l’insoutenable horreur, les souffrances et les douleurs, et par antithèse, le goût sanguinaire des bourreaux, cette romancière montre que la violence, qu'elle soit individuelle ou collective,  d'ordre politique ou religieux,  est la  véritable tare de la condition humaine.

Anat Ismaïl est une jeune femme, interprète au service des visas et de l’immigration de l’ambassade du Canada à Damas. Son travail avec le responsable qui examine les demandes d’asileenvoyées par le Haut Commissariat aux réfugiés, n’est pas de tout repos :
«Etre traductrice-interprète dans un domaine comme celui dans lequel je travaillais, rester tout à fait neutre, garder toujours une distance avec les terribles témoignages qu’on venait me faire, restituer ceux-ci dans ma langue sans en dénaturer le sens, sans jamais faire entrer en jeu mes ressentis personnels, tout cela n’était pas une mince affaire» (p.31)

Avant de travailler à l’ambassade canadienne, Anat avait passé trois ans en prison pour avoir milité au sein du parti communiste syrien. Jawad, son compagnon, arrêté avant elle, pour les mêmes raisons, ne retrouva sa liberté que quinze plus tard.

Utilisant un style sans fioritures, ni légendes, Rosa Yassin Hassan a su refléter la trajectoire tragique de ses personnages. D’abordcelle de la mère,Jamileh, qui rappelle celle de la mère Kamleh dans le beau roman intimiste de lalibanaise Hanan El-Cheikh, Touteune histoire (Hikaâyatîsharhyatûl) paru en 2009 à Beyrouth. Jouant essentiellement du regard en arrière, les deux romancières relatent, chacune à sa manière, la vie triste et mouvementée  d’une petite fille vivant au sein d’une famille profondément religieuse mais engoncéedans la sécheresse du cœur. Comme le lecteur le découvrira par la suite, dans Les Gardiens de l’air,la petite fille,ignorant la portée des événements auxquels elle assiste sans trop en comprendre le sens,grandira dans le souvenir d’un traumatisme poignant : son mariage, alors qu’elle n’avait pas encore atteint l’âge de la puberté,  avecle mari de sa sœur Saniyeh, qui venait de mourir laissant derrière elle une enfant, Sabah, en  bas âge. La brève explication de la mère en dit long sur les mœurs de cette famille de confession alaouite :
«Il serait trop dur pour (Sabah) d’être éduquée par une femme étrangère à la famille, quelle qu’elle soit. Toi, tu es comme sa mère, paix à son âme. Ma pauvre fille, c’est comme ça, les anciens ont décidé, et nous, nous ne pouvons pas allercontre leur volonté». (p.87)

L’ironie tragique est que ce mariage insolite n’aura pas empêché le suicide de Sabah dans la fleur de l’âge. Il l’aura, au contraire, provoqué. L’insertion habile de cette tragique ironie court en filigrane dans tout le roman.Grâce à ce procédé l’œuvre devient plus qu’une réflexion sur les interactions de la vie moderne, ou comme le titre le suggère, une subtile référence au ‘karma’ et à ses cartes ésotériques. Elle suit en effetun processus qui rappelle  en quelque sorte ‘l’événementialité’ psychique chère aux freudiens, dans le sillage de James Joyce et Virginia Woolf. Sauf que dans ce roman, c’est la violence qui prime. Rosa Yassin Hassannarre à travers les réflexions et les souvenirs de ses personnages, en particulier Anat, sa mère Jamileh, son père Hassan et Mayyasa, une amie d’infortune, ce qui s’est produit depuis «l’actualité» des faits à l’origine de ces traumatismes et de ces dérives jusqu’à «l’inactualité» de ce qui se passe dans leur inconscient, c’est-à-dire l’action «posthume» ou encore «l’empreinte pathogène ».

«L’actualité» des faits commence avec l’histoire parallèle d’Anat et Mayyasa, deux camarades de faculté, qui ont subi la même infortune et la même désillusion. Toutes les deux ont connu les affres des geôles, les souffrances et les frustrations, et assisté à la lente déchéance de leurs compagnons, croupissant en prison sans jugement durant de longues années. Et comme on le devine, la virulence de cette ‘empreintepathogène’ résultant de ce processus, finira par atteindre son paroxysme, et tel un agent infectieux,ellearrivera à terrasser toutes ses victimes. Ainsi, dans le cas de Anat, de Mayyasa et de leurs compagnons respectifs, Jawad et Iyad, c’est l’expérience carcérale qui se révèlera hautement pathogène, secrétant ses toxines et infectant lesdeux couples,  même après leur libération:

“Tu sais… Quand tu étais là-bas, que je ne te voyais qu’une fois tous les mois, ou tous les deux mois au parloir, j’étais plus heureuse que maintenant ! beaucoup plus ! peut-être parce que je vivais dans la perspective d’un amour qui restait à vivre, pour lequel je me préparais ; parce qu’il y avait l’attente de ton retour, de ce jour où je pourrais jeter à tes pieds le poids de mes années, toutes les promesses de bonheur, ma jeunesse que j’avais laissée filer. Que d’espoirs je nourrissais!

Et puis tu as été libéré. Sauf que tu es revenu complètement au bout du rouleau, Jawad. Encore plus que moi ! Quel réconfort pouvais-je attendre de ta part ? dis-moi… “(p.174)

Son conjoint, Jawad connaitra le même désarroi :

“Pourquoi Jawad voyait-il dans tout ce que disait Anat une allusion aux quinze années qu’elle avait passées à l’attendre ? pourquoi chaque mot qu’elle prononçait soulevait en lui la tourmente ? une tourmente qui ouvrait tout grand des portes qu’il n’arrivait pas à refermermalgré tous ses efforts.“ (p.177)

Les Gardiens de l’air est un travail de dentelle finement ciselé. Sa structure se base sur une narration subtile sous forme d’une évocation du  passé et du présent en un va-et-vient  entre plusieurs voix, le tout formant un entrelacs  ingénieux  qui tient le lecteur en haleine. Publié deux ans avant le déclenchement de la révolution syrienne, il transgresse les tabous et, comme le récent Automobile Club d’Egypte de l’Egyptien Alaa El Aswany,, il est hautement prémonitoire. Un beau roman à lire.

Rosa Yassin Hassan, Les Gardiens de l’air, roman traduit de l’arabe (Syrie) par Emmanuel Varlet, Editions Sindbad /Actes Sud, 256 pages.

Rafik Darragi

 

Tags : Beyrouth  
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