Opinions - 17.04.2014

Carthage, bientôt sur la liste du Patrimoine mondial en péril de l'UNESCO ?

L’incompétence, l’incurie et l’autisme des intervenants ne font-ils pas courir au site archéologique de Carthage le gros risque d’être classé par l’UNESCO sur la Liste du Patrimoine mondial en péril?

L’ICOMOS (Conseil mondial des Monuments et des Sites) qui a, depuis longtemps, un Comité en Tunisie, a choisi le thème du «Patrimoine de la commémoration» pour célébrer la Journée internationale des Monuments et des Sites 2014, fêtée le 18 avril de chaque année. En Tunisie, la médiatisation de l’évènement n’est ni visible ni audible dans les médias à commencer par les sites officiels des structures qui sont censées la prendre en charge. Peu de gens savent que l’idée de l’institution de cette Journée internationale a germé en Tunisie, précisément à Hammamet, en 1982, lors d’une rencontre officielle organisée par l’ICOMOS. Cette proposition a été rapidement avalisée par la Conférence générale de l’UNESCO tenue  l’année suivante.

La finalité de la Journée était hautement significative ; il s’agissait d’offrir, «une opportunité pour tous les Comités nationaux de l’ICOMOS de  défendre ensemble leur cause commune le même jour» sans tenir compte du caractère national  ou continental de ces célébrations comme c’est le cas des superbes Journées européennes du Patrimoine.

L’intervention décisive de l’UNESCO, au profit de Carthage, il y a une quarantaine d’années

Carthage a été le premier des sites et monuments tunisiens archéologiques, historiques ou naturels à être inscrit, le 26 octobre 1979, sur la Liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO. Depuis, sept autres sites, dont le site naturel du Lac Ichkeul, font partie de la prestigieuse Liste qui regroupe actuellement, à l’échelle mondiale,  près d’un millier de sites dont les trois quarts environ consistent en biens culturels alors que le reste est composé de sites naturels ou mixtes. Ainsi, notre petit pays dont  l’histoire est trois fois millénaire et dont les milieux naturels sont très diversifiés concentre, déjà, près d’un centième des monuments et sites culturels, naturels ou mixtes jouissant du label de l’UNESCO. A juste titre, plusieurs demandes tunisiennes sont en cours de formulation ou d’instruction avancée ; tels sont les cas de l’île de Jerba et de la ville de Sfax. De tous les sites tunisiens classés ou à classer dans la Liste du Patrimoine mondial, Carthage  gardera certainement des particularités rares ou uniques : le nombre très élevé des monuments ou ensemble de monuments classés depuis 1895 ; la superposition de couches archéologiques antiques qui s’étendent sur une quinzaine de siècles et aussi (peut-être surtout) un aspect mythique qui a charmé les Anciens et qui se fait encore sentir auprès des touristes contemporains  toutes catégories confondues. Son attrait reste fort malgré la complexité du site du point de vue pédagogique, son éclatement en plusieurs parcelles du fait de l’emprise urbaine qui remonte au XIXème siècle et des limites des fouilles.

Site archéologique mais aussi historique, chargé d’évènements se rapportant à diverses époques antiques mais à d’autres aussi, Carthage n’a pas seulement été le champ d’action de plusieurs générations d’archéologues et historiens. Elle a inspiré, depuis plusieurs siècles, des romanciers et des poètes (il suffirait de rappeler l’Èneide de Virgile qui a raconté, en vers, les amours de Didon, la fondatrice de Carthage avec Enée, le Troyen, fondateur de Rome et le Salammbô de Flaubert) ainsi que des cinéastes, des dramaturges et des peintres. Les menaces qui ont pesé sur le site, depuis le XIXème  siècle, ont motivé l’appel lancé par le Ministre tunisien de la Culture, Chedly Kelibi, le 19 mai 1972 et repris par le Directeur génal de l’UNESCO, René Maheu, urbi et orbi, en vue de sauvegarder le site  classé sur la Liste du Patrimoine mondial  et de mieux connaître son histoire.  Il s’en est suivi une campagne internationale de fouilles archéologiques à laquelle a pris part, pendant de longues années, un grand nombre de nations européennes et américaines (et trop peu de Tunisiens par la volonté des décideurs de l’époque) et qui a donné lieu à des fouilles qui ont apporté des connaissances nouvelles, et pour certaines  parmi elles, décisives pour la connaissance de la Carthage antique et médiévale. Le fruit de ces travaux a été publié en des milliers de pages ; de nombreux périmètres de fouilles ont été mis en valeur d’une manière moderne; le vieux Musée national de Carthage a été doté de nouveaux espaces dédiées aux découvertes récentes, de petits musées et antiquariums dont le Musée paléochrétien ont été installés ici et là.

La dette envers l’UNESCO n’a pas été honorée par les Tunisiens

Le classement du site de Carthage sur la Liste du Patrimoine mondial ne s’est pas faite par la petite porte. Grâce à ses grands atouts, le site a pu répondre à trois (le 2è, le 3è et le 6è) parmi les dix critères de classement dont un seul peut suffire pour avoir droit au label de l’UNESCO.  A l’occasion du 20ème anniversaire de l’Appel de l’UNESCO, une plaque en marbre, apposée le 4 juillet 1992, à côté du portail d’entrée au Musée National de Carthage, indique que l’espace sur lequel donne cette entrée a été baptisé « Place de l’UNESCO ». Bien avant cette date, un Parc archéologique de Carthage-Sidi Bou Saïd a été créé, des zones non aedificandi ont été délimitées. Quelques projets de mise en valeur ont été initiés mais, au total, le bilan est bien maigre et dans certains domaines très négatif.  Contentons-nous de quelques exemples.

Le Projet des citernes de la Mâalga dont la  restauration et la mise en valeur ont été prises en charge par les deux institutions phares du Patrimoine culturel, l’Institut national du Patrimoine (INP) et l’Agence de Mise en valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC) qui recueille la recette de l’ensemble des sites, monuments et musées relevant du Ministère de la Culture, a été mis en route en 2006. Il devait constituer la dernière étape de « La route  de l’eau » qui part du nymphée de Zaghouan, source principale de l’aqueduc qui alimentait à l’époque romaine les grandes citernes de la Mâalga. Mais il n’a jamais été achevé  et il est, aujourd’hui, abandonné ; les vestiges des citernes offrent un spectacle aussi désolant qu’énigmatique pour les non initiés.

Séparées du complexe des citernes  seulement de quelques dizaines de mètres, les ruines de l’amphithéâtre de Carthage n’ont pas été jugées dignes de mériter une clôture. Le petit bois qui les entoure a, vu de loin, un air bucolique mais il sert aussi de refuge à des malfrats qui ont donné des frayeurs à plus d’un touriste. Il s’agit là, pourtant, d’un monument qui a participé à la grandeur de la Carthage romaine. Au XIème  siècle, le géographe arabe Abou Ubaidallah Al Bekri décrivait les vestiges qui en restaient dans des termes qui mêlaient l’éloge à l’extase. L’auteur considérait l’amphithéâtre comme étant le monument le plus merveilleux de la ville. Mais l’abandon, la mauvaise ou l’absence même d’une signalisation convenable concerne aussi des monuments qui figurent dans des périmètres très fréquentés par les touristes. Tel est le cas de l’Odéon de Carthage, monument insigne, fouillé au cours des premières années du XXème par le deuxième (et véritable premier) patron de la Direction des Antiquités et Arts de Tunisie (ancêtre de l’INP) et fouillé, de nouveau, dans le cadre de la campagne internationale de l’UNESCO, sans donner lieu à une publication véritable. Ce « théâtre couvert » réservé aux auditions musicales n’existait que dans les villes très riches. Celui de Carthage était, de par ses dimensions, le deuxième du monde romain après celui de Rome!

Ne parlons pas des empiètements et des pillages connus par le site depuis des décennies et que la Révolution du 14 janvier n’a fait que faire connaître au grand public sans pouvoir ni y remédier ni même y mettre fin. Mais revenons à la Place de l’UNESCO qui, à elle seule, résume l’état dans lequel se trouve le site de Carthage. D’une facture plutôt médiocre et mal placée, la plaque, qui baptise  la place, ne met pas suffisamment en exergue l’ appellation qui  échappe, en fait, même aux assidus du site. Le drapeau international du Patrimoine mondial,  qui devrait l’accompagner, n’existe pas.

Avant d’y arriver, le visiteur est accueilli, dès le début de la petite route qui fait accéder à la colline de Byrsa, par une plaque indiquant qu’il s’agit  du « Museum Carthago ». Cette appellation est reprise au début de la rue Pasteur qui mène à la Place de l’UNESCO puis à l’entrée même du Musée National de Carthage. Utiliser le latin  pour signaler un musée à Carthage, n’est pas saugrenu,  tant que les termes restent accessibles au commun des mortels. Le problème est que l’appellation est incorrecte. Un débutant en latin le constaterait du premier coup d’œil. Il faut rappeler que nous sommes dans ville où s’est fait connaître l’éloquence d’Apulée, de Tertullien et de Saint Augustin, quelques uns des plus grands noms de la latinité de l’Occident romain.

En face de la cathédrale Saint-Louis, une rue aménagée en un grand escalier comprenant plusieurs paliers, rejoint, en pente forte, la rue Pasteur qu’empruntent les voitures voulant accéder à la place de l’UNESCO. Une arche, qui peut sembler énigmatique, se situe au début de la rue, du côté de la place. Mais aucune indication n’explique qu’il s’agit là d’un tronçon, du Decumanus Maximus, l’axe Est-Ouest dont le croisement avec le Cardo Maximus (axe nord-sud) a constitué le point cardinal de l’aménagement urbain de la colonie romaine fondée à Carthage, plus d’un siècle après la destruction de la métropole punique. De part et d’autre de l’arche, gisent deux épaves de voitures calcinées pendant la révolution du 14 janvier, repeintes par des artistes et installées sur des supports portant une pancarte qui présente les parties qui ont pris part à l’entreprise. Les herbes folles, les détritus de toutes sortes participent au décor de ces installations comme à celui de la rue d’époque romaine. Sur le côté de la place où se trouvent ces installations, une rangée de baraques destinées à la vente de souvenirs et de faux objets antiques donne à la place une allure de bidonville. Existant depuis une dizaine d’années, ces échoppes très rustiques de couleur blanche, bien salie, viennent de subir la rivalité d’un stand aux allures plus modernes et qui, pour marquer sa distinction, est peint en rouge. Cette couleur n’est pas l’excentricité unique en son genre. Les marches de la cathédrale (rebaptisée « Acropolium », depuis une vingtaine d’années et ayant réussi à se faire passer pour un haut lieu de la culture et de l’art) viennent d’être peintes en rouge. Avant cette initiative, les vitraux de la cathédrale et les briques nues qui en remplacent quelques uns ont été cachés, de l’extérieur par des plaques de verres qui peuvent paraître énigmatiques mais qui ne sont en fait que des cache-misère.

Un déclassement du site de Carthage ne pourrait-il pas lui être salutaire?

L’UNESCO est avant tout une autorité morale. Elle a accompagné l’action de l’Etat tunisien, depuis l’Indépendance,  dans de nombreux domaines de l’éducation, de la science et de la culture. En témoigne bien la campagne  internationale en faveur de Carthage. Mais l’organisation internationale est aussi dans son rôle quand elle tire la sonnette d’alarme, une fois constaté un danger quelconque qui menace le Patrimoine. Elle l’a fait, haut et fort,  pour la Tunisie, il n’y a pas longtemps, quand des zaouia ont fait l’objet d’attaques incendiaires de la part des salafistes zélés. Plus discrètement, elle a fait savoir qu’elle ressentait des inquiétudes pour le site de Carthage.

Pour susciter la prise de conscience des Etats et des individus, l’UNESCO use d’une arme redoutable : la Liste du patrimoine mondial en Péril arrêtée par le Comité du Patrimoine mondial. Cette prérogative est donnée au Comité par l’article 11a de la convention du Patrimoine mondial, ratifiée, depuis septembre 2002,  par 190 états dont la Tunisie. A ce jour, 44  biens sont inscrits sur la « Liste noire » du Patrimoine.

En Tunisie, les manquements graves en matière de gestion du Patrimoine sont de plus en plus signalés depuis la révolution du 14 janvier. Différentes parties dont la société civile ont crié haut et fort combien le Patrimoine culturel, dans ses volets matériel et immatériel, était un marqueur essentiel de l’identité, un domaine très prometteur en  potentialités d’emplois et d’enrichissement pour les individus, les collectivités locales, les régions et l’Etat. L’autisme des décideurs institutionnels a objectivement couvert des incompétences ahurissantes, une incurie désastreuse et un attentisme calculateur. L’inscription du site de Carthage sur la Liste du Patrimoine mondial en péril, qui n’est pas souhaitable en soi, mais qui serait pleinement justifiée, si elle advenait, pousserait, peut-être, le Ministère de la Culture et d’autres ministères encore à prendre leurs responsabilités. Ils comprendraient, grâce à cet électrochoc, que la question ne peut pas être réduite, par démagogie, à une question de moyens, matériels ou autres, mais qu’elle relève tout simplement de la volonté politique appuyée par la compétence. D’ici-là, osons poser une question simple mais lourde de significations : pourquoi la Tunisie, qui a réussi à inscrire entre 1979 et 1997, soit en moins de vingt ans, sept sites archéologiques et historiques sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO, n’a réussi à en inscrire aucun, depuis, en une période d’une durée équivalente ?

Houcine Jaïdi
Maître de conférences à l’Université de Tunis
 
 

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