Lu pour vous - 12.02.2014

Adania Shibli, Nous sommes tous à égale distance de l'amour

Adania Shibli, romancière et scénariste, née en Galilée en 1974, a été considérée comme une nouvelle étoile dans le firmament de la littérature palestinienne contemporaine dès la parution de son premier roman, Reflets sur un mur blanc,en 2001. Ce roman avait obtenu le prix de la fondation Abdel-Mohsen Qattan (Londres). Actes Sud l’a publié en 2005. Adania Shibli est l’auteure de plusieurs nouvelles et textes courts traduits en français et en anglais.

Son nouveau roman, Nous sommes tous à égale distance de l’amour, paru à Beyrouth en 2012 sous le titre original ‘Kullunâ ba’îd bidhât al-miqdâr an elhub’, vient  d’être publié à Paris par Actes Sud, dans une traduction de Sarah Saligaris. Contrairement au premier roman, cet ouvrage est formé de huit ‘nouvelles’ ou ‘mesures’ en apparence indépendantes, mais qui, à la fin, frappent par leur  contrainte interprétante.  

En effet les détails qui guident l’attention du lecteur vers le thème central du texte - la métaphore de l’existence, avec les nuances et la vérité des sentiments, les certitudes et les rancoeurs - foisonnent et convergent de la première  à la dernière ‘nouvelle’. Au fur et à mesure du déploiement de l’épigraphe,à chaque ‘nouvelle’, Adania Shibli parvient à mettre à nu, peu à peu, les états d’âme et les ressorts du comportement humain.

Il faut admettre que la nouvelle, à cause de sa concision, se prête avec bonheur à ce genre d’exercice. Bien que d’aucuns la considèrent comme une forme relevant de la sous-littérature, et donc vouée aux marges, la nouvelle reste un genre littéraire toujours en vogue. En effet qu’elle soit cataloguée «nouvelle-histoire» ou «nouvelle-instant», invariablement affublée d’un titre racoleur- un ‘apéritif ‘, dit Barthes -, elle continue à séduire  dans le monde arabe, un grand nombre d’écrivains jeunes comme, par exemple, l’égyptien, Khaled Al Khamissi  avec Taxi (2007), et moins jeunes, comme le compatriote d’Adania Shibli,  Mahmoud Shukair, avec Ma cousine Condoleezza et autres Nouvelles (2008).

Le début de Nous sommes tous à égale distance de l’amour rappelle étrangement La Voix ailée, de Jabran Khalil Jabran, (Editions Sindbad,1982), un ouvrage qui contient vingt huit  lettres, présentées par ordre chronologique, que le poète, alors établi à New York,  avait écrites à Marie Ziyada, femme de lettres libanaise établie au Caire. A travers cette correspondance, à  sens unique pour le lecteur puisque aucune lettre de Marie ne figure dans ce recueil, on perçoit un phénomène de cristallisation des sentiments qui se crée au fur et à mesure que les années passent, et cela en dépit de la distance et de l’absence.

Adania Shibli, elle également,  commence son livre avec l’étrange histoire d’une femme solitaire qui, depuis deux ans, entretient une correspondance avec un homme qu’elle n’a jamais vu:

«…Malgré tout, je ne me sentais moi-même que lorsque je lui écrivais et que je lisais ses lettres, bien que je n’avais (sic) jamais entendu sa voix et que je ne l’avais ni vu ni touché. Le seul fait de penser à lui me donnait le goût de vivre».(p.10)

Ainsi donc, la frontière qui sépare le réel de l’imaginaire dans l’esprit de cette femme  s’effrite peu à peu. Cet amour purement platonique qu’elle voue à cet inconnu qu’elle n’a jamais rencontré, et dont la principale vertu est précisément de rendre tangible l’absence même, ne cessera qu’avec la mort ou la folie :

«Je pensais à lui chaque jour. Où était l’erreur? De l’avoir aimé? De le lui avoir avoué? De ne pas le connaître? J’étais épuisée. Même le bruit du sac en plastique entre les doigts de ma voisine m’irritait.

Mais je finis par lui écrire encore et encore. Je n’avais plus peur de rien. Tout se précipitait, sans obstacle, vers la mort».(p.12)

Et c’est là tout l’art de Adania Shibli. Avec subtilité, sans dérision, elle transforme cet état de manque d’amour et cette passivité chez ses personnages en une ténacité apparente, une prise de conscience lucide et positive. Les histoires qui suivront, lèveront peu à peu le voile sur cette créativité imaginative et cette propension à décrire  des personnages solitaires et névrosés, pour devenir ensuite, tout simplement, un plaidoyer en faveur de tous ceux et celles qui, en manque d’amour et d’affection, tentent de survivre aux naufrages de la vie.

Ces histoires ou ‘mesures’ se suivent, avec en commun, en filigrane, l’épigraphe et le thème de la correspondance et des relations épistolaires. Annoncée par le premiervers de l’épigraphe, «Comme si chaque début était une fin», ‘La Première mesure’ concerne une jeune fille tourmentée,  ‘Afâf,  desservie par la chance, en butte aux sarcasmes et aux insultes de son père. Ce dernier est un personnage non seulement ‘paresseux’ , ‘apathique’  et  ‘lourdaud’, mais également informateur zélé de l’occupant. A la suite de son renvoi de l’école, ‘Afâf fut chargée de le remplacer à son bureau de poste. Ce travail n’ébranla en rien sa décision de vivre sa vie; au contraire il décupla son animosité et sa haine  vis-à-vis de son père et de sa belle-mère.

 En effet, ‘Afâf était obligée de suivre les directives paternelles, c’est-à-dire, décacheter et vérifier le contenu de toutes les lettres qui transitaient par le bureau de poste, puis remplacersur les enveloppesle mot ‘Palestine’ par le mot ‘Israël’,  avant de les remettre  à leurs destinataires. Mais peu à peu, poussée par la monotonie de sa vie quotidienne, ‘Afâf prit l’habitude de lire les lettres de plus en plus avidement:  

«Ce n’est pas seulement parce que c’étaient des lettres d’amour, mais aussi parce qu’elles permettaient à ‘Afaf  de gagner de l’argent. En effet, dès que les filles du quartier apprirent que ‘Afâf disposait de correspondances amoureuses, les moins habiles d’entre elles se précipitèrent pour les copier.»  (p.25)

Cette première ‘mesure’ donne le ton. Les suivantes, adroitement reliées entre elles par l’épigraphe, sont de plus en plus structurées autour des rapports humains et les conflits familiaux par le biais des soucis et menus plaisirs de la vie quotidienne qui les sous-tendent.Evidemment, nous laissons au lecteur le soin de les découvrir. Contrainte interprétante oblige :écrit souvent au passé simple, le livre se lit d’une traite.

Rafik Darragi

 

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