News - 05.02.2014

La constitution de Carthage: Son actualité et les leçons d'Aristote

Dans le territoire de la Tunisie, à l’histoire trois fois millénaire, plusieurs constitutions ont été élaborées. Le dernier en date de ces textes fondateurs est en gestation depuis plus de deux ans; le premier remonte à plusieurs siècles avant l’ère chrétienne: il s’agit de la constitution de la Carthage punique, rendue célèbre surtout par une évocation élogieuse d’Aristote. Cette loi fondamentale est considérée, par certains Tunisiens, comme un titre de fierté  et une preuve de l’ancienneté de la tradition étatique dans notre pays. Ce sentiment trouve un écho jusque dans nos manuels scolaires qui, abordant l’histoire ancienne de notre pays, présentent Carthage comme le premier ’’Etat national’’ tunisien.

Du déclenchement de la Révolution de janvier 2011 jusqu’à nos jours, la constitution de Carthage a été évoquée ou occultée par différents protagonistes politiques dans un contexte mouvant où l’usage politique de l’histoire est une arme qui peut être très efficace. Avant de revenir sur ce type d’argument politique, rappelons brièvement ce qui est connu de la réputation et de la consistance de la constitution de la Carthage punique.

Une constitution prestigieuse aux yeux des Anciens

Du IVe au  Ier siècle av. J.-C., des auteurs grecs n’ont pas tari d’éloges quand ils ont évoqué, à un propos ou à un autre, la constitution de la cité fondée par des Phéniciens venus de Tyr, en 814 av. J.-C., selon la tradition classique.

Dans l’un de ses discours politiques datant du début du IVè siècle av. J.-C., Isocrate a assimilé les Carthaginois aux «Grecs qui étaient les mieux gouvernés» (Nicoclès, 24). Notons que l’éloge est formulé par le maître incontesté de la rhétorique grecque judiciaire et politique du  IVè siècle av. J.-C.

Près d’une génération plus tard, Aristote, originaire de la cité de Stagire qui appartenait au royaume de Macédoine, élève de Platon à Athènes puis devenu le plus grand nom de la philosophie de son temps, a longuement réfléchi sur ’’les systèmes politiques’’. De son ouvrage, où il a fait compiler par ses élèves les données relatives à 158 constitutions contemporaines revues et mises en ordre par le Maître, ne nous est parvenue que la ’’Constitution d’Athènes’’ si précieuse pour la connaissance de l’évolution politique du berceau de la démocratie, du VIIe siècle av. J.-C. jusqu’aux environs de l’année  325 av. J.-C. Plusieurs indices font penser qu’il n’est pas exclu que le corpus de constitutions aristotélicien ait compris une étude détaillée de la constitution de Carthage. En un paragraphe qui a traversé les siècles, le Stagirite juge que  «Les Carthaginois aussi [en plus des Spartiates et des Crétois] sont réputés  avoir une bonne constitution, supérieure aux autres sur bien des points, mais surtout semblable à celle des Laconiens [les Spartiates]». Et il ajoute: «Ces trois constitutions, en effet, la crétoise, la Laconienne et en troisième lieu, celle des Carthaginois, sont, d’une certaine façon, voisines les unes des autres tout en différant beaucoup de toutes les autres. Et beaucoup des institutions qu’on rencontre chez les Carthaginois sont bonnes…». (Politique, II, 11,). Le jugement est de poids, venant de celui qui était reconnu pour être un encyclopédiste et l’analyste politique le plus qualifié de son temps, abstraction faite de ses convictions propres, en la matière. Dans la langue d’aujourd’hui, nous dirions qu’Aristote était, vers le milieu de la deuxième moitié du IVe siècle av. J.-C., le constitutionnaliste ou le politologue le plus attitré à force de compilations et d’analyses approfondies.

Du IIIè s. av. J.-C., nous vient le témoignage du géographe grec Eratosthène, rapporté, deux siècles plus tard, par Strabon, un autre pionnier de la géographie antique qui a aussi fait œuvre d’historien en rappelant les réalités antérieures au tableau qu’il a brossé du monde romain au début du Ier siècle ap. J.-C. Il s’agit d’une mise en parallèle des constitutions des deux grands états qui commençaient, du temps d’Eratosthène, une lutte à mort : «Les Romains et les Carthaginois dont les institutions sont si remarquables» (Strabon, Géographie, I, 9). Strabon, dont le grand livre d’histoire est perdu, a été un voyageur et l’auteur d’une œuvre de géographie humaine et administrative qui a glorifié, en filigrane, l’ordre nouveau établi par Auguste tout autour la Méditerranée dont les rivages étaient peuplés de Barbares et de civilisés. Sans hésitation, Strabon suivait Eratosthène en rangeant les Carthaginois dans la deuxième catégorie.  

Historien grec proromain qui a été témoin de la prise de Carthage et sa destruction par Scipion Emilien en 146 av. J.-C., Polybe, qui se voulait le continuateur du grand  Thucydide en matière d’analyse historique, a classé, vers le milieu du IIe siècle av. J.-C., la constitution de Carthage parmi les meilleures. Pour lui, «Certaines constitutions ont une réputation d’excellence dont presque tous les historiens se font l’écho: la constitution des Lacédémoniens, celle des Mantinéens et celle des Carthaginois».  Et il ajoute: «Quant à l’Etat carthaginois, il me semble que ses institutions politiques ont été, dans leurs caractéristiques essentielles bien conçues» (Histoires, VI, 43, 51). Les mots de Polybe étaient certainement bien pesés; l’historien était un général et homme d’Etat grec, emmené en otage par les Romains après la défaite de sa cité, Mégalopolis. Devenu membre influent du fameux cercle des Scipions, il a meublé sa quinzaine d’années d’exil, à Rome, en faisant œuvre d’historien et de théoricien politique. En ces deux domaines, il a réussi à se positionner au premier rang.

Les contours imprécis de la constitution de Carthage

Il faut rappeler que, pour l’histoire politique de Carthage, nous dépendons, presque totalement, des auteurs grecs et latins très souvent partiaux, entre autres raisons, à cause de leur manque d’information. Mis à part les éloges et les critiques argumentées déjà évoqués pour certains auteurs, la partialité peut-être relevée dans les écrits d’une demi-douzaine d’auteurs qui ont écrit entre le IIe siècle av. J.- C. et le IIIe s. ap. J.-C. (Polybe, Appien Trogue Pompée, Diodore de Sicile, Cornélius Népos et Athénée). Notre dépendance vis-à-vis de ces auteurs est accentuée par la disparition des archives et des bibliothèques de Carthage lors de sa destruction par les Romains en 146 av. J.-C., et par le fait que certains ouvrages tels que les traités attribués par Athénée, auteur grec du IIe –IIIe siècles ap. J.-C., à Hippagoras et à l’érudit byzantin du XIVe siècle, Théododros Métochiltes, ne nous sont pas parvenus. Par bonheur, un complément précieux vient de la documentation locale constituée par les inscriptions puniques.

Depuis plus d’un siècle, des interprétations différentes ont été données de la  documentation relative à la constitution de Carthage. Leurs auteurs se classent, pour l’essentiel, en deux camps principaux.: celui qui défend la thèse de la constitution immuable décrite par Aristote au IVe siècle av. J.-C. et celui qui soutient l’idée  d’une évolution qui aurait fait passer l’Etat Carthaginois de la royauté au régime aristocratique ponctué de tyrannies épisodiques puis à la démocratie. La lecture la plus prudente et la plus admise, aujourd’hui, est celle qui s’en tient au repérage des organes institutionnels fondamentaux et aux mutations politiques dûment attestées.

Rien ne prouve l’existence d’une royauté à Carthage. L’existence de la royauté dans des cités phéniciennes, y compris Tyr d’où sont venus les fondateurs de Carthage, n’est pas un argument suffisant et l’usage fait par des auteurs grecs et latins du terme ’’roi’’ pour désigner la fonction des premiers responsables de l’Etat carthaginois se révèle dû à la non compréhension de la nature de cette dignité. Il devait, en fait, s’agir du suffétat aux racines très anciennes dans le monde ouest-sémitique. Les suffètes semblent avoir été à la tête de Carthage au plus tard vers 400 av. J.-C. Le double suffétat ainsi que son caractère annuel et éponyme datent au moins du milieu du IIIe siècle av. J.-C. comme le prouve le récit de la première guerre entre Rome et Carthage (264-241 av. J.-C.). Si le commandement militaire n’est plus attesté pour les suffètes dès la fin du IVe siècle av. J.-C., deux prérogatives politiques ont été les leurs sans discontinuer : la présidence du Sénat et de l’Assemblée du Peuple avec le pouvoir de convoquer les deux instances et de leur soumettre tout type d’affaire, d’une part et un large pouvoir judiciaire, d’autre part.

L’ancienneté du Sénat Carthaginois semble se confondre avec celle de l’Etat romain. Deux données sont certaines: l’appartenance des membres du Sénat aux grandes familles et la toute-puissance de ce conseil de type aristocratique appelé à statuer, avec les suffètes sur toutes les affaires qui lui étaient soumises par ces derniers. Sauf conflit, les suffètes et les sénateurs décidaient de tout ce qui touchait à la guerre, à la paix, à la diplomatie, aux finances …Des commissions pouvaient être chargées de questions précises. Un Conseil des Cent ou des Cent quatre était constitué de juges choisis parmi les sénateurs. Les auteurs anciens nous le décrivent comme étant très craint par les généraux qui devaient lui rendre compte au retour de leurs campagnes militaires.

L’Assemblée du peuple qui aurait existé depuis le VIe siècle av. J.-C.  était un arbitre souverain en toute affaire pour laquelle les suffètes et le Sénat ne se seraient pas mis d’accord. Elle a vu ses prérogatives s’accroître aux IIIe et IIe siècles av. J.-C., ce qui n’était pas sans toucher au pouvoir des suffètes ou du moins à leur poids dans la vie politique. L’extension des pouvoirs de l’Assemblée du Peuple semble être attestée au moins à partir de la deuxième moitié du IIIe siècle avant J.-C., période à partir de laquelle les citoyens de Carthage ont commencé à élire les généraux de leur armée. Un tournant capital  a eu lieu à la fin du IIe siècle av. J.-C. avec l’élection annuelle des suffètes. L’illustration nous en est donnée par Tite-Live (XXXIII, 46) quand il rapporte l’élection d’Hannibal, en 196 av. J.-C. en tant que l’un des deux suffètes de l’année. La prééminence d’Hannibal par rapport à son collègue de l’année nous rappelle ce qui est bien connu de la démocratie grecque quand l’un des dix stratèges de l’année prenait la figure du chef de l’Etat, comme ce fut, pendant très longtemps, le cas de Périclès.

Nul doute que du commencement de la première guerre entre Rome et Carthage jusqu’à la destruction de cette dernière par Rome, soit pendant un siècle environ, les citoyens de Carthage, qui avaient une constitution jugée, dans l’Antiquité ’’mixte’’ et ’’équilibrée’’, capitalisaient des acquis démocratiques dont on peut imaginer qu’ils avaient  été les fruits de revendications multiples sans oublier tout ce que l’abondante documentation relative à la démocratie athénienne nous apprend sur des avatars aussi variés que l’incompétence, la démagogie, la corruption et l’allégeance aux puissances étrangères. Polybe, certes proromain, n’a-t-il pas écrit que «A Carthage, c’est par la corruption ouvertement pratiquée qu’on obtient la magistrature» (Histoire, VI, 56, 4) ? La gangrène de l’argent avait, en fait, été relevée, pour Carthage par Aristote, près de deux siècles plus tôt. Hannibal, suffète réformateur, n’a-t-il pas été contraint à l’exil volontaire sous la pression d’une partie de ses compatriotes soumis à la volonté de Rome qui réclamait la tête de son ancien ennemi qui l’avait terrifiée jusque devant ses portes?

Tout n’est pas connu des détails de la constitution de Carthage, de son évolution et de son fonctionnement, mais la communauté scientifique pourrait vivre, un jour,  le bonheur, rare, de la découverte d’une source littéraire capitale, comparable à celle qui a défrayé la chronique, il y a un siècle et quart. En janvier 1891, Sir Frederic Kenyon publiait, pour la première fois, le texte de la ’’Constitution d’Athènes’’ d’Aristote, qui venait d’être découvert au verso de quatre rouleaux de papyrus provenant d’Egypte et dont le recto comprenait des comptes d’un fermier, datés de la dernière année du règne de l’empereur Vespasien (69-79 ap. J.-C.). La découverte de l’œuvre, incomplète au début à cause d’une mutilation de l’archétype, a profondément renouvelé les connaissances acquises jusque-là. Aura-t-on un jour une découverte similaire concernant la constitution de Carthage, très probablement analysée dans la fameuse compilation de constitutions d’Aristote?

Les leçons d’Aristote

Tout en étant bien convaincu de l’excellence de la constitution de Carthage, comparée à celles des autres cités, Aristote n’en a pas moins relevé des défauts dans la loi fondamentale de la métropole punique. Les critiques du philosophe prennent l’allure de leçons qu’il donne au législateur en vue de dépasser ce qu’il considère comme négatif. Les griefs d’Aristote sont, pour l’essentiel, consignés dans le onzième chapitre du livre II de la Politique, précédé par deux chapitres consacrés successivement à la constitution spartiate et à la constitution crétoise, classées toutes deux avec celles de Carthage comme étant les meilleures de leur temps.

La première leçon à tirer de l’analyse d’Aristote est le fait qu’il ait classé la constitution Carthaginoise parmi les meilleures que l’esprit humain de son temps ait inventé. Dans la loi fondamentale de la métropole africaine, le philosophe a certes trouvé des caractéristiques qui étaient partagées avec d’autres constitutions, particulièrement celle de Sparte, mais une certaine supériorité de l’œuvre des législateurs carthaginois est fortement suggérée.

Une deuxième leçon consiste en une qualité qui fonde largement la première leçon d’Aristote. Il s’agit de l’équilibre qui caractérisait la constitution dans la mesure où elle avait des composantes oligarchiques et d’autres démocratiques concrétisées respectivement dans le Conseil des Anciens et l’Assemblée du Peuple. De l’équilibre institutionnel découle, aux yeux d’Aristote, la stabilité sociale: «Un signe que cette constitution est bien organisée, c’est que la classe populaire qu’elle renferme demeure à sa place dans l’ordre institutionnel, et que la cité n’a connu, chose digne d’être mentionnée ni sédition ni tyran». Plus loin dans la Politique, Aristote nuance le degré de stabilité de l’Etat carthaginois. Cette stabilité risque d’être remise en cause  «Si quelqu’un d’important et capable de prendre encore plus d’importance fomente une sédition pour devenir monarque, comme semble l’avoir fait, à Lacédémone Pausanias le commandant en chef pendant les guerres Médiques, et à Carthage Hannon.» (Politique, V, 7, 5).

Pour Aristote, une tare importante de la constitution de Carthage  réside dans les déviations qui découlent de l’une de ses deux composantes et contre lesquelles le Stagirite met en garde. Ainsi par exemple, la mise à l’écart du peuple de Carthage de toute décision sur laquelle s’entendraient les suffètes et le Conseil des Anciens. De même en est-il de la souveraineté du peuple en toute affaire à propos de laquelle les deux autres centres du pouvoir seraient en désaccord, car il y aurait une souveraineté populaire excessive et non rassurante aux yeux du philosophe très méfiant de l’ignorance et de l’emportement du peuple.

Le poids de l’argent est aux yeux du philosophe une tare qui fait courir de grands risques à la gestion des affaires de l’Etat. L’analyste politique relève qu’à Carthage, «la masse des gens pense (…) que c’est non seulement par ordre de mérite mais aussi par ordre de richesse qu’il faut choisir les magistrats» ; il ajoute «qu’il faut considérer cette déviation par rapport à l’aristocratie comme une faute du législateur»  et « le fait que les plus importantes magistratures soient vénales est chose  mauvaise car une loi de ce genre donne plus de prix à la richesse qu’à la vertu, et rend la cité entière avide de richesse».

Dans le cumul des fonctions, le Stagirite voit un double danger. En la matière, sa leçon est claire : la monopolisation du pouvoir par une minorité et la médiocrité du rendement des responsables chargés de plusieurs fonctions à la fois. La leçon est formulée d’une manière aussi pédagogique que lapidaire: «Il peut aussi sembler que plusieurs magistratures reviennent au même magistrat, pratique à l‘honneur chez les Carthaginois. Car c’est quand elle est accomplie par un seul individu qu’une tâche l’est le mieux. Il faut que le législateur veille à ce qu’il en soit ainsi, et à ne pas assigner au même individu les tâches de joueur de flûte et de cordonnier».

De l’exemple de Carthage, Aristote tire une ultime leçon où il milite pour l’élargissement de la participation du plus grand nombre  au pouvoir de tout genre. Lui qui n’appréciait guère le radicalisme de la démocratie athénienne et qui avait des penchants plutôt aristocratiques  admet que «Là où il y a une cité qui n’est pas trop petite, il est plus conforme à l’esprit d’un gouvernement constitutionnel et d’un régime populaire de faire participer plus de gens aux magistratures», pour le raffermissement des liens sociaux  et pour des raisons d’efficacité: «Car, comme nous l’avons vu, c’est plus favorable au renforcement de la communauté, et chaque tâche est mieux et plus promptement accomplie». Aristote savait que les Carthaginois dont la constitution est finalement classée par lui comme étant «oligarchique», compte tenu du poids de l’argent, avaient fini par mettre au point des systèmes d’autorégulation comparables à ceux d’Athènes dans le cadre de la Ligue de Délos. Ainsi la création des richesses grâce au commerce maritime et à l’établissement des Carthaginois dans les colonies était de nature à multiplier le nombre des riches censés avoir accès au pouvoir et éviter au pays les séditions. Mais il s’agissait là, aux yeux du philosophe d’une correction et d’une stabilisation de la constitution faites «au petit bonheur». Il aurait souhaité «que ce [ fût] du fait du législateur qu’il n’y [eût] pas de révolte», en mettant en exergue, en raison des carences de la constitution, l’impuissance du législateur en cas de rébellion populaire: «Mais en fait, s’il survient quelque revers de fortune et que la masse des gouvernés se révolte, aucun remède n’est à attendre de la loi pour ramener la tranquillité» (Politique, II, 11, 2).

Lors de sa critique de la constitution de Carthage, Aristote était dans la posture du philosophe formateur de législateurs. En ce domaine, l’œuvre de l’Ecole péripatéticienne, basée sur la documentation et la réflexion était diamétralement opposée à la figure du philosophe roi prônée par Platon.

Tendre en matière de constitution à la meilleure œuvre possible, veiller à l’équilibre des pouvoirs, éviter autant que possible les déviations, proscrire l’argent en tant que facteur de choix des responsables, éviter le cumul des pouvoirs et veiller à l’élargissement de la participation à la gestion des affaires de la cité ne sont-elles pas des leçons d’une actualité brûlante?

Pourquoi invoquer la constitution de Carthage dans la Tunisie d’aujourd’hui?

Au lendemain du 14 janvier 2011, des voix révolutionnaires se sont élevées, en Tunisie, pour réclamer l’abolition de la constitution existante et l’élaboration d’une nouvelle constitution qui sera à même de répondre aux nouvelles aspirations. Quand ce choix a prévalu, après moult soubresauts, l’élection des membres de l’Assemblée nationale constituante (ANC) a été programmée. Se sont alors invités au débat, massivement, les islamistes qui ont rapidement vu dans la mise en place d’une constitution à leur mesure, une manière d’asseoir ’’légitimement’’ et durablement leur pouvoir. Chemin faisant, ils ont donné libre cours aux vœux les plus enfouis dans leur conscience et leur subconscient: le califat, l’application de la charia, la réhabilitation de l’enseignement zeitounien traditionnel…Dans cette remontée aussi infernale que cynique dans le temps qui correspondait, pour beaucoup de Tunisiens à une descente dans les ténèbres, l’histoire ancienne de la Tunisie a été appelée au secours par l’une et l’autre des deux parties en conflit : les islamo-conservateurs et les modernistes de tout bord. Parmi les premiers, certaines voix n’ont pas hésité à nier l’existence même d’une histoire  ancienne, c’est-à-dire préislamique, pour notre pays; le discours était accompagné de gestes qui ont porté atteinte à certains monuments qui étaient censés rattacher les gens à des croyances impies et répréhensibles. N’étaient pas seulement concernés les vestiges antiques; des monuments très représentatifs de l’Islam traditionnel tunisien tels que les zaouias ont été ciblés par des attaques d’une rare violence. Dans l’autre  bord, les phases et les figures lumineuses  de l’histoire de notre pays étaient mises en exergue ; l’identification de la femme tunisienne ne s’arrêtait pas à Essaïda El Manoubia et à Aziza Othmana; la revendication remontait jusqu’à El Kahéna et à Elyssa. Pour ce qui concerne l’organisation de l’Etat, étaient cités les noms de Habib Bourguiba et Kheireddine Pacha mais la référence la plus lointaine était la constitution de la Carthage punique.

La crise connue par le ’’processus démocratique’’, depuis près de trois mois a fait de la Troïka au pouvoir le plus grand défenseur de l’Assemblée nationale constituante (ANC) à cause de tout l’enjeu que représente l’achèvement de ses travaux, posé comme une condition indiscutable pour la participation au ’’Dialogue national’’. Faisant feu de tout bois, le chef du parti au pouvoir, n’a-t-il pas déclaré récemment, sur un plateau de télévision, que notre pays, civilisé et ancré dans l’histoire comme en témoigne la constitution de Carthage, mérite, par conséquent, qu’on lui offre, au plus vite, sa constitution en gestation afin qu’il échappe au chaos?
Utiliser l’argument historique dans une bataille politique est un art consumé depuis des siècles.  Isocrate, le premier laudateur de la constitution de Carthage,  en a usé à merveille dans ses discours politiques. Dans le Panégyrique, rédigé vers 380 av. J.-C., il a usé des ressources incommensurables de sa rhétorique pour justifier le retour de l’hégémonie exercée par Athènes sur des dizaines de cités grecques de la mer Egée, dans le cadre de la Ligue de Délos (478-404 av. J.-C.), en ayant pour argument essentiel les hauts faits du passé de sa cité, remontant jusqu’aux sacrifices faits par la capitale de l’Attique à l’occasion des menaces perses ayant été à l’origine des guerres Médiques.

L’argument d’ordre historique est dangereux à partir du moment où il est assimilé, par les profanes, à une vérité devant laquelle, il faut se rendre à l’évidence. Mais dans ce jeu, la manipulation n’est pas exclue: un argument tiré de l’histoire peut-être brandi, par enchantement, quand il est de bon secours, puis oublié d’autant plus vite que sa teneur n’a pas été assimilée par les auditeurs. Ce risque, dans le cas de figure de la Tunisie d’aujourd’hui, n’est pas une simple vue de l’esprit car l’invocation par certaines parties de la constitution de la Carthage punique se situe dans un contexte général où toute l’histoire du pays est dans le collimateur : époques et personnages occultés, vestiges supprimés ou défigurés, lectures refusées. Pour certains, la Tunisie n’a pas de véritable histoire ; son histoire est à écrire par ceux qui vont le faire d’autorité… légitime. Les historiens professionnels n’auront plus qu’à se taire ou se mettre à la solde de ceux qui veulent s’installer durablement comme  nouveaux maîtres du pays.

L’une des leçons d’Aristote semble être bien assimilée par les juristes tunisiens d’aujourd’hui qui ne se laissent pas prendre au jeu de la légitimité douteuse et à tout prix. Cela n’est pas, en fait, étonnant, dans un pays où la loi a été, depuis la haute Antiquité, élaboré et défendue par les juristes aussi nombreux que compétents. Juvénal n’a-t-il pas écrit, au début du IIe siècle ap. J.-C., que l’Afrique (romaine qui correspondait, dans sa partie la plus vitale, pour une grande partie, au territoire de la Tunisie d’aujourd’hui) était « la terre nourricière des avocats » (Satires, VII, 150). Une source crédible, de l’époque romaine, attribue une origine africaine à Publius Salvius Iulianus, le grand juriste qui, à la demande de l’empereur romain Hadrien, a mis à jour, en 131 ap. J.-C., l’Edit perpétuel qui était la compilation de tous les édits rendus par les préteurs romain. Cette œuvre immense a servi de vade-mecum pour les fonctionnaires et les juges romains jusqu’au règne de l’empereur byzantin Justinien, soit pendant quatre siècles. Aux siècles suivants, les relais ne manquent pas en Tunisie.

Quelques jours après l’adoption de la nouvelle constitution tunisienne et le début de la campagne publicitaire qui lui a été consacrée par certains partis, et à quelques jours avant sa promulgation au Journal officiel de la Tunisie, il est toujours bon de rappeler ce que le Doyen Iadh Ben Achour, le grand constitutionnaliste tunisien, a déclaré, il y a près de trois mois, à un journal de la place, et qui est toujours valable pour l’après-Constitution: «l’ANC ne s’en sortira pas toute seule; il faut la mettre sous curatelle». Béchir Ben Yahmed a rappelé, il y a quelques jours, entre autres recommandations louables, que les constitutions aussi bonnes soient-elles, écrites ou pas, sont sujettes à des modifications, à tout moment, et que leurs qualités, qui ne doivent aucunement occulter leurs lacunes, peuvent être mises en danger par la volonté des politiques prépondérants. Ces deux points de vue très avisés ne nous rappellent-ils pas que le législateur, aussi louable soit-il, ne peut pas se passer de l’avis de l’expert? Ne nous rappellent-ils pas aussi que les décideurs politiques sont à surveiller en tout ce qui entre dans leurs pouvoirs?

Il n’est pas hasardeux d’affirmer que la situation politique de la Tunisie est aujourd’hui, du point de vue constitutionnel, mutatis mutandis, celle qui a été diagnostiquée par Aristote en ce qui concerne la constitution de Carthage, il y a vingt-trois siècles. Cela ne veut nullement dire que l’Histoire se répète mais l’Histoire enseigne.    

Houcine Jaïdi
Maître de conférences à l’Université de Tunis

A lire aussi
 
 




 

Tags : B   carthage   Constitution   r   Tunisie