News - 25.01.2014

Monia Ben Jémia: Ce n'est ni la constitution dont je rêvais, ni celle que je redoutais

Je rêvais d’une constitution qui élimine toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, c'est-à-dire toutes les distinctions, exclusions ou restrictions fondées sur le sexe qui ont «pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quelque soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine»
Je rêvais d’une constitution qui le proclame haut et fort, sans ambiguïté aucune. Je rêvais d’une constitution démocratique où aucun tunisien ne puisse plus imposer son point de vue à l’autre, ni le dominer pour quelque raison que soit, encore moins parce que l’autre est né de sexe féminin.

Mes rêves n’ont pas été exaucés. J’en veux pour preuve, l’accueil du vote de ces dispositions, comme celui de l’article 45, au sein même de l’ANC. Certains députés lui font un «standing ovation», ils applaudissent à l’amendement du texte arraché après d’âpres discussions. Il n’est plus seulement question de protéger les acquis des femmes comme c’était le cas dans le projet de constitution du premier juin 2013, mais d’en protéger les droits acquis, de les consolider et  les développer. Une opportunité des chances d’accéder à tous les postes de responsabilité est accordée aux femmes, renforcée au moyen de la parité avait elle aussi été arrachée. D’autres députés soit gardent le silence, soit fustigent la parité et menacent de refuser de voter la constitution lors de sa dernière lecture. J’en veux pour preuve aussi, les interprétations divergentes de l’ensemble des dispositions qui garantissent l’égalité des hommes et des femmes dans la presse nationale et internationale.Des dispositions du préambule qui garantissent l’égalité en droits et en devoirs des citoyens et des citoyennes, à celles de l’article 20 qui proclame que «les citoyens et citoyennes sont égaux en droits et en devoirs, ils sont égaux devant la loi». Si certains saluent la victoire de l’égalité sur la complémentarité des avants projets de constitution, d’autres estiment que cette égalité n’est que poudre aux yeux, n’hésitant pas à la qualifier de «mensonge de l’égalité constitutionnelle entre les hommes et les femmes» (Akhar khabar, saloua Charfi, 20 janvier 2014).

Mes vœux n’ont pas été exaucés. L’ambiguïté, résultat inévitable d’un consensus obtenu à l’arraché entre forces politiques antagonistes, est là et bien là.  On reconnait les droits politiques des femmes, leur droit de vote et d’être éligibles. On les renforce, les femmes peuvent désormais être présidentes de la République. On reconnait leur droit au travail, leur droit à l’intégrité physique (l’interdiction de la torture morale et physique et des violences exercées à leur encontre), leurs droits culturels,  leur libertés publiques (droit d’expression, de réunion, de se syndiquer…).  Ces droits, sans ambiguïté aucune, sont accordés sur un pied d’égalité aux citoyens et aux citoyennes. Parce que ce sont des droits attachés à la qualité de citoyen.

L’ambiguïté est ailleurs. Dès qu’il s’agit de rapports non pas entre citoyens et citoyennes, mais de rapports privés, familiaux, entre hommes et femmes, l’ambiguïté s’installe. Le statut personnel, les relations intimes et familiales entre les deux sexes, ont été sacralisées par le fiqh, ce que l’on appelle communément la charia, mais qui n’est pas la charia, sinon une interprétation humaine de celle-ci. Statut sacralisé, le statut personnel doit être immuable. Comme l’égalité dans les relations privées, familiales n’a pas été expressément consacrée dans la constitution, à toute réforme du code du statut personnel pour en éliminer les poches d’inégalité restantes (la qualité de chef de famille de l’époux, l’autorité paternelle, l’inégalité dans l’héritage …) on brandira son opposition aux dispositions du préambule qui proclament l’attachement du peuple tunisien aux «enseignements de l’islam caractérisés par son ouverture et sa tolérance», à l’article premier de la constitution qui dispose que la «La Tunisie est un état libre, indépendant et souverain, sa religion l’islam, sa langue l’arabe, son régime la République», à son article 7 qui engage l’Etat à protéger la famille et à la préserver» et à toutes les autres dispositions du préambule et de la constitution qui incitent à préserver notre identité arabe et musulmane (article 38) ou interdisent toute atteinte aux «sacralités» (article 6). Puisque le statut personnel est sacré, puisque la famille est la cellule de base de la société, certains diront qu’il faut maintenir le modèle traditionnel, seul garant de la préservation de notre identité arabe et musulmane.

Le machisme est ainsi fait qu’il sacralise la domination des femmes par les hommes, il s’assure ainsi une existence pérenne. Domination qui engendre la violence et dont les impacts physiques et psychiques sur les femmes seront autant d’obstacles pour l’exercice effectif de tous les autres droits qui leur sont reconnus, comme le droit d’être éligibles ou le droit au travail, et une négation pure et simple de leur droit à l’intégrité physique et morale. Sacrée, la famille est le lieu de la pureté, il n’y a peut y avoir de violence dans la famille. Et on fera comme on a toujours fait, on fermera les yeux sur l’inceste, on fermera les yeux sur la violence conjugale, on maintiendra la loi du silence sur les viols pour préserver la famille et son l’honneur. Et qu’importe si les statistiques montrent que les violences les plus abjectes sont commises dans la famille et que leur ampleur est alarmante ou que la plupart des viols ne sont pas dénoncés et quand ils le sont, les procès se soldent trop souvent par un non lieu. Qu’importe les souffrances des victimes, tant que se perpétue la domination. 

Donc mes vœux n’ont pas été exaucés, ce n’est pas la constitution dont je rêvais. Ni pour les femmes, ni pour les hommes. Les dictatures commencent et se perpétuent ainsi en privant en droit et en fait la moitié de la population de ses droits et libertés fondamentaux, puis on grignote les droits de l’autre moitié. La société entière intègre l’idée, intériorise que tous les êtres humains ne sont pas libres et égaux en droits, les uns en raison de leur sexe, les autres en raison de leur race, de leur langue, de leur origine, de leur religion, de leur opinion…
Mais ce n’est pas non plus la constitution que je redoutais. On aura peut être du mal à faire évoluer les acquis des femmes dans le code du statut personnel, mais on ne pourra pas remettre en cause les droits acquis. J’en veux pour preuve la parité. Droit récemment acquis, droit de la révolution, il n’a pas été remis en cause, mais confirmé dans la constitution.  

On ne pourra pas rétablir la polygamie ou la répudiation parce que ce sont des institutions inégalitaires et qu’elles portent atteinte à l’essence d’un droit (le droit à l’égalité) ce que l’article 48 interdit. On pourra bien essayer d’y porter atteinte en se prévalant des dispositions renvoyant à l’islam, l’identité arabe et musulmane, l’article premier. Mais cette dernière disposition est placée sur un pied d’égalité avec l’article 2 qui institue un Etat civil et consacre la primauté du droit, compris comme étant le droit posé par l’Etat. Les deux articles ne peuvent être révisés, les valeurs qu’ils véhiculent ont le même poids. Même si la notion d’Etat civil manque de précisions, elle porte en elle l’idée d’un Etat démocratique garant des droits et libertés fondamentaux. Le législateur devra nécessairement concilier entre charia et droits fondamentaux et mettre en œuvre l’article 48.

Quant au droit à l’avortement que la consécration constitutionnelle  d’un droit sacré à la vie risque de menacer, le même raisonnement devrait être tenu. Concilier entre le droit des femmes de décider si elles veulent ou non être mères et le droit à la vie, entre les impératifs religieux et la santé de la mère, sachant que l’interdiction de l’avortement expose les femmes aux avortements clandestins qui menacent leur santé et leur vie. En s’aidant là aussi de l’article 48 qui n’autorise de limites aux droits et libertés que dans le respect de la proportionnalité.
Elle n’est pas la constitution que je redoutais car elle ne fonde pas la constitution sur la religion, ne fait pas de la charia la source de la législation. Dans tous les pays qui ont institué ces dispositions après une révolution et je pense à l’Iran, tous les droits acquis des iraniennes ont été gommés. Contraintes de porter le voile, de supporter les investigations de leur intimité par la police des mœurs, de subir l’humiliation de la polygamie et de la répudiation et sévèrement châtiées si elles sortent du chemin qu’il leur a été tracé, lapidées au moindre soupçon d’adultère.

Je redoutais que l’on gomme un demi-siècle où, portées par l’enthousiasme de nos mères et de nos aïeules qui voyaient enfin se réaliser en nous leurs rêves les plus fous, les plus secrets, nous avions savouré notre liberté chèrement acquise. Je redoutais d’être confrontée à l’échec, à la déroute, de n’avoir pu sauvegarder les rêves de nos mères, ceux de toutes les femmes arabes qui puisaient dans nos victoires sur le joug du patriarcat, la force de le combattre chez elles. Comment affronter le regard de celles qui nous disaient «résistez, résistez, si vous ne le faites pas pour vous, faites le pour nous, car si vous sombrez, nous, nous n’atteindrons jamais la lumière». Et à ma fille qu’aurais je pu dire, sinon, «pardon, exaltée par cette liberté dont je jouissais enfin, après tant de siècles d’oppression, je n’ai pas vu le danger, pardon je n’ai pas pu te protéger, pardon j’ai été une mauvaise mère»     

Ce n’est pas la constitution dont je rêvais, ni celle que je redoutais. C’est bien que les cauchemars ne se réalisent pas, c’est un véritablement soulagement quand on se réveille et on se dit «ce n’était qu’un cauchemar» Quant aux rêves, ils ne se réalisent pas tous. Certains se réalisent, la parité par exemple. Et si un seul rêve se réalise, l’espoir est là. Il est déjà dans l’ambiguïté des textes, qui disent oui et non. Ce n’est pas que non, c’est oui aussi.

Monia Ben Jémia
24 janvier 2014
 

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