Opinions - 13.01.2014

Elite, où es-tu donc?

Quel rôle l’élite doit-elle occuper dans la Tunisie d’aujourd’hui ? L’élite, qu’elle soit intellectuelle ou économique, a toujours existé, sa contribution a évolué avec la situation du pays. Dans l’ancien régime, elle a eu des visages multiples.

De celle qui, clientéliste, a contribué à asseoir la dictature et à la renforcer et qui n’a pas hésité à en tirer profit, à celle qui a pris ses distances, jouant à la politique de l’autruche, tournant le dos au pays, renonçant à ses prérogatives, ne prenant aucun risque, aucun engagement. Or il ne peut y avoir d’élite sans capacité d’intervention, d’engagement en faveur du changement. Il n’y a pas d’élite dans le statu quo de la pensée dominante, dans la bien-pensance du politiquement correct. L’élite doit déranger, secouer, agiter des idées pour solliciter l’intelligence de la société.

Le terme élite ayant originellement pour racine le fait d’être élu (la même racine se retrouve en arabe), s’est petit à petit mué en la désignation d’une catégorie minoritaire dotée de qualités acquises ou de privilèges innés. L’élite avait à l’origine un sens positif permettant d’opposer la méritocratie, capacité de la république à proposer un avenir, à l’aristocratie et sa capacité d’offrir une naissance. Il faut dire que le terme fut affublé de sens différents selon les civilisations, et en particulier dans le fait d’y intégrer ou non la classe dirigeante et de reconnaître ou non à l’élite une influence politique.

L’élite a-t-elle une légitimité aujourd’hui, un rôle à jouer dans la construction du pays et du système démocratique? Cette question est d’autant plus posée qu’il y a une forte tendance à délégitimer l’élite et n’utiliser ce terme que sous une forme péjorative, pour dénigrer sa potentielle contribution. C’est ainsi que l’élite est devenue la définition d’une minorité omnipotente, responsable de tous les maux. La classe politique a d’autant plus tendance à dénigrer l’élite du pays qu’elle confond souvent l’élite avec le pouvoir de l’argent et les mafias en tous genres. Cette confusion voulue est tendancieuse et populiste, elle cherche à opposer la jeunesse majoritaire, révolutionnaire et progressiste à une élite minoritaire, velléitaire et conservatrice.

Il faut tout d’abord relever que le principe même de conférer un rôle prédominant à l’élite est a priori contradictoire avec le principe de la démocratie élective, censée conduire à une représentation nationale conforme à la cartographie du pays. Mais voilà, le principe de l’élection n’est peut-être pas que chacun vote pour celui qui le représente le mieux, mais plutôt pour celui qui est le mieux à même de le porter plus avant. Si l’on se contentait d’une représentation nationale médiane, cela ne permettrait pas d’espérer l’élévation de la pensée vers l’excellence. Notre constituant, pittoresque et truculent, l’aura reconnu à ses dépens. Conduire nécessite des qualités au-dessus de la normale, et ce n’est faire injure à personne que de le reconnaître.

C’est pour cela que l’élite doit prendre conscience de son rôle au sein de la société. Elle doit renoncer au confort acquis, et se contraindre à jouer un rôle de repère pour baliser le chemin vers la justice, l’éthique et la vérité. Elle doit être en mesure de renoncer à ses avantages pour mettre sa notoriété au service de la communauté, en mettant en avant le savoir plutôt que l’opinion. Encore faut-il qu’elle se reconnaisse dans les attentes populaires, vouloir les concrétiser plutôt que de les orienter.

Jusque-là, au-delà de s’engager en politique, l’élite s’est bornée à conseiller plutôt qu’à gouverner, partant du principe  qu’il fallait mieux limiter ses ambitions pour ne pas être rangée dans le camp des opportunistes, recherchant le pouvoir pour raffermir sa position. Elle doit accepter pour cela de se mouvoir, dorénavant, dans un environnement moins protégé, à prendre plus de risques et assumer son rôle vis-à-vis de la communauté avec plus de responsabilité politique et sociale en général.

La Tunisie a désormais besoin d’une élite progressiste qui s’engage loin de tout calcul, et qui soit en mesure de sortir le pays des chemins communautaires, des dérives religieuses pour inspirer l’avenir et engager une dynamique nouvelle.

Il ne faudrait pas que cette élite sombre dans la peur de la solidarité. La solidarité n’est pas l’antithèse de la méritocratie, mais sa grandeur. Comme chacun sait, faire partie de l’élite n’est pas seulement une question de mérite, mais parfois de chance, d’opportunité, ou de bonne étoile. La solidarité n’est ni l’aumône, ni la bonne conscience. C’est la conviction que ce qui est bon pour la communauté est bon pour l’individu, pour peu qu’il assume son appartenance à cette communauté.

En Tunisie, on parle souvent des opportunités ratées, on vit toujours sur l’idée qu’on se fait du pays et de son potentiel, jamais de ses résultats, de sa réalité. Ce potentiel est-il réel, ou est-ce une utopie entretenue pour maintenir l’espoir, et éloigner les soupçons d’une classe dirigeante amorphe ? Chaque année, depuis des décennies, la Tunisie compte les occasions ratées et empile les faillites.

Le rapport PISA a défrayé la chronique en Europe. Il est passé sous silence en Tunisie. Ses conclusions sont sans appel, le système éducatif tunisien fabrique de la médiocrité et continuera à le faire. La Tunisie est en queue de peloton, 60ème sur 65 économies des pays de l’Ocde et pays partenaires, pour ce qui est du score de la performance en mathématiques. Or ce que nous explique ce rapport, c’est qu’il s’agit là d’une donnée prédictive fiable quant à l’avenir de ces jeunes adultes, et que cela influe directement sur leur capacité à suivre des études supérieures. Quel rapport avec l’élite et son rôle en démocratie, me diriez-vous ? Le rapport PISA indique que «les individus très performants en mathématiques sont plus susceptibles de faire du bénévolat, de se considérer comme acteurs plutôt que comme des objets des processus politiques». En résumé, ce sont ceux-là qui formeront des citoyens à part entière, en mesure de s’engager et d’apporter quelque chose à la construction d’une démocratie.

Il faut savoir que l’écart entre la Tunisie et le pays le plus performant, soit 225 points sur l’échelle de la culture mathématique, représente l’équivalent de 5 à 6 années d’études pour un élève de 15 ans. Lorsque l’on sait que dans le même temps, l’écart entre les élèves les plus performants et les élèves les moins performants, dans un même pays, est de 300 points en moyenne, l’on se dit qu’il doit y avoir beaucoup d’analphabètes diplômés dans notre pays. Le rapport rappelle, par ailleurs, que «de piètres compétences en mathématiques limitent sérieusement la capacité des individus à accéder à des emplois plus gratifiants et rémunérateurs», et que «dans l’action publique, l’équité, l’intégrité et l’ouverture dépendent aussi des compétences des citoyens ».

Rien de tout cela n’est surprenant, et il n’est pas nouveau non plus que personne n’en parle. Il faut reconnaître qu’il y a en Tunisie, comme ailleurs, une forme de connivence, voire de solidarité, entre médiocres, qui consiste à cacher la poussière sous le tapis et à tourner le dos pour mieux nier la réalité. Une forme de : Je te tiens, tu me tiens par la barbichette !

Il y a en Tunisie une forme de pensée dominante, «que tout doit passer par l’Etat, et son administration»,  qui finit par écraser l’esprit d’initiative et créer des distorsions dans les politiques publiques. Rien d’étonnant à cela lorsque l’on se fie au discours lénifiant sur la Tunisie et son système éducatif performant, son infrastructure, son système de santé, son administration et j’en passe, des preuves du miracle tunisien comme aimaient à le répéter les uns et les autres, élites du premier rang.

Ce pays n’est pas gouverné, il est administré comme au temps de la colonisation, pris en otage par une classe incompétente qui ne connaît rien à l’économie, ni à l’entreprise, et encore moins à la gestion. Au mépris d’une élite arrogante et spectatrice, le pays est aujourd’hui sous la coupe d’une administration incompétente, agissante.

Il ne manquerait plus qu’un gouvernement de technocrates issus de cette caste, et la Tunisie passera définitivement sous le régime de la République de fonctionnaires.

W.B.H.A.

Tags : d   politique   Tunisie  
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3 Commentaires
Les Commentaires
touhami garnaoui - 13-01-2014 10:31

"Le terme élite ayant originellement pour racine le fait d’être élu (la même racine se retrouve en arabe)". Non, la racine est latine, eligere qui veut dire élire. Nokhba, nakheb, mountakhab, est simplement une traduction littérale et n'est pas une racine. Les arabes ignoraient le concept.

Medali - 14-01-2014 10:29

Merci Si Walid; c'est bien dit ! mais que peut-on faire si on n'a pas les moyens et qu'on est encore marginalisé ! D'une part par une république de fonctionnaires comme vous l'avez dit , mais grâce aussi à des intellectuels complaisants ou qui ne savent que parler et donner des leçons et des paroles. Pour ceux qui ont les moyens comme vous Si Walid et Si Radhi vous pouvez mieux faire et passer à l'action !

Amir - 15-01-2014 08:48

@Touhami les arabes n'ignoraient pas le concept et utilisaient le mot Alssafwa ??????pour désigner l'élite de la société

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