News - 30.12.2013

Abdelwahab Meddeb: De la liberté en l'an 2013

De quelle annonce aura été porteuse l’année 2013 que nous sommes sur le point de quitter ? J’y vois deux saillies l’une à l’autre liées émergeant des flots qui ont déferlé sur les pays d’islam les douze derniers mois. Deux saillies qui ont taillé au plus aigu leur pointe et qui appartiennent à la séquence historique que nos peuples sont en train de vivre depuis plus de trente ans.

L’irruption de la première saillie est due à ce que Hegel appelle « le travail du négatif » à l’œuvre dans les processus historiques par lesquels nations et peuples se transforment. Elle a trait à l’islamisme dont l’effet s’est exacerbé depuis la chute du Shah et l’avènement de Khomeiny en Iran l’an 1979. Il semble que cette séquence est en train de connaître son épuisement.

Cela est reconnaissable non seulement à travers le rejet des Frères Musulmans par le peuple et en Egypte et en Tunisie, mais aussi par les signes avant-coureurs qui laissent supposer la faillite de ce qui a été érigé en modèle, entendez la Turquie dirigée par les islamistes de l’AKP. Erdogan et ses disciples ont donné l’illusion que l’islam politique peut être démocratique, acceptant le pluralisme, se vouant au service d’un Etat laïc. En plus, ils se sont donnés la réputation d’être incorruptibles.

Or, l’année 2013 a révélé que les islamistes turcs au pouvoir sont en phase avec l’Etat dont ils ont hérité, du moins dans son double travers autoritaire et corrompu. Plus encore, pour ce qui concerne les mœurs, ils ont confirmé et renforcé le conservatisme vers lequel tend leur société, comme, au reste, toute société de genèse islamique. Lorsque autoritarisme, corruption, conservatisme structurent le pouvoir, comment voulez-vous que celui-ci favorise l’émergence de la liberté ?

Et à travers la question de la liberté je tâte l’irruption de la deuxième saillie en cette année 2013. Une part de la société civile, et surtout la jeunesse, réclame une liberté plus grande et se trouve confrontée à un autoritarisme conservateur et corrompu dont le dessein s’avère liberticide.

Cette question excède l’islamisme. Jusqu’à nouvel ordre, elle concerne toute forme idéologique par laquelle s’exerce le pouvoir à l’horizon de la croyance islamique. Simplement l’islamisme est encore plus agissant et plus nocif comme agent liberticide. Nos Etats croient s’acquitter de leur tâche en confirmant dans leur conservatisme les sociétés qu’ils gouvernent. Or, des sujets appartenant à ces sociétés ont goûté à la liberté et ils tiennent à ce que ses bienfaits irriguent leur quotidien.

Ainsi, du Maroc à la Turquie, de l’Iran à la Tunisie, en passant par l’Egypte et l’Algérie, la jeunesse revendiquent avec acuité l’exigence de  liberté. Pour ce faire, dans certains cas, cette jeunesse s’est décidée à toucher aux tabous d’une manière spectaculaire. Du baiser des adolescents jugés à Nador à la dénudation de la Tunisienne Amina et de l’Egyptienne Aïda, de l’appel au pique-nique public à midi en plein ramadan par le Marocain Kacem Al-Ghazali à la déclaration d’athéisme par les deux Mahdawis Ghazi Béji et Jabeur Mejri, ces jeunes, enfants de leur siècle, réclament d’instinct la reconnaissance de l’individu maître de son corps et de sa conscience. Corps et conscience qui, dans la tradition d’islam, sont plus soumis aux normes de la communauté qu’affranchis par le libre-choix de l’individu. Et surtout le corps et la conscience de la femme souffrent d’une inégalité juridique que les docteurs ont fondé sur la dissymétrie  que comporte la référence scripturaire, laquelle discrimine et hiérarchise en recourant au critère du sexe et du genre. D’où la multiplication des actes provocateurs qui défient la communauté en exhibant la souveraineté de l’individu.

Ces actes prennent l’allure d’une « performance » dans le sens qu’a acquis le mot dans l’art contemporain. Et ils s’inscrivent en droite ligne dans l’échappée qui a été tracée au XIXe siècle par John Stuart Mill dans son fameux traité On Liberty. C’est que, socialement comme politiquement, la majorité doit respecter les opinions et les actes des minorités. Elle a même le devoir de leur aménager les conditions de leur exercice.

Cela veut dire que la liberté ne peut être contrainte par des limites destinées à conforter la majorité dans sa tyrannie. Ce n’est pas parce que la société est dans son écrasante majorité croyante qu’il faille cantonner aux frontières du sacré la liberté de dire, de chanter, de déclamer, de penser, de créer. Comme ont tenté de le faire explicitement les islamistes dans leur reformulation de la loi, notamment en Tunisie. La seule limite à la liberté se réduit à l’atteinte qui entame l’intégrité de l’individu dans son corps et dans sa propriété. La puissance public doit me protéger dans ma liberté en empêchant autrui de commettre un mal qui me soit préjudiciable. C’est du moins ainsi que la liberté a été pensée dans le contexte historique de l’émergence démocratique (On Liberty a été publié en 1859).

Et ce contexte n’est-il pas le nôtre aujourd’hui ? S’il en est ainsi, telle vision de la liberté reste le préalable à l’avènement de la démocratie. Aussi est-ce par cette épreuve que passent nos sociétés. Pendant l’an 2013, une telle épreuve a été amplifiée par de nouvelles initiatives enregistrées un peu partout. Ces initiatives, venant des marges, ont été prises par des activistes, artistes, cinéastes, chanteurs, poètes, voix libertaires de l’Underground. Elles ont une portée politique et sociétale qui précipite la mutation anthropologique et des moeurs.

La question qui nous est posée est simple : comment l’autorité de l’Etat peut-elle ne pas abuser de son pouvoir en se confrontant à l’individu libre et aux défis qu’il lance à la communauté ?  Cette autorité n’a-t-elle pas le devoir de défendre la liberté de l’individu même lorsque son exercice choque la communauté ou transgresse ses lois ou malmène ses tabous ? En tout état de cause, la conception de la loi n’a pas à céder face à la puissance de la coutume.

L’année 2013 a ouvert ses théâtres pour que ces questions trouvent les acteurs qui les incarnent et les metteurs en scène qui en déploient la dramaturgie. Un peu partout dans les pays d’islam, de  Turquie en Tunisie, les échos de saines provocations résonnent et défient le mur de surdité qui fige nos sociétés conservatrices complaisamment gérées par des gouvernements liberticides et corrompus. 

Abdelwahab Meddeb
        
 

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