Opinions - 16.12.2013

Pourquoi la dépréciation galopante du dinar tunisien suscite autant de panique

1. Chronique de la situation

A partir du mois de mai 2013 (date à laquelle la presse spécialisée nationale a entamé son cri d’alarme), l’euro, devise-phare pour l’économie tunisienne, a atteint 2,16 dinars contre 1,96 dinar en mai 2011, soit une dépréciation de près 10% en deux ans. En même temps, le dollar est passé de 1,377 dinars à 1,619 dinars soit une dépréciation de 15%. En décrochant au dessus de la barre symbolique de 2 dinars, la parité du dinar par rapport à l’euro a suscité depuis lors, et jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, une polémique en imputant sa dépréciation seulement à des facteurs exogènes, et en absence de réponses adéquates, à des facteurs politiques. Et l’hémorragie de la dépréciation galopante du dinar se poursuit actuellement et on n’entend ici et là que des péridurales linguistiques sans une réelle thérapie. Mais qu’en est-il en fait?

2. Les facteurs exogènes, certes

En réplique à la crise de la dette souveraine dans la zone euro, la mise en place du fonds européen de stabilisation financière doté d’un budget de sauvetage sans précédent (bail out), ajoutée au programme de rachat (prise en pension) des titres de dette publique par la Banque Centrale Européenne (BCE), ont conduit à un mouvement d’appréciation de l’euro à partir du dernier trimestre 2011. Un mouvement d’autant plus exacerbé suite au deuxième plan de sauvetage de la Grèce entériné par les chefs d’Etats de la zone euro.
L’appréciation de l’euro s’est poursuivie en 2012-2013 à la suite de la conduite par la BCE d’une seconde génération d’opérations de financement à très long terme (VLTRO) puis l’annonce d’un mécanisme d’opérations monétaires sur titres souverains (OMT – Outright Monetary Transactions). 

3. Le contexte politico-économique de la transition, aussi

Le contexte d’instabilité socio-politique aidant, le taux de change du dinar n’est plus calé sur ses fondamentaux. L’opinion nationale et internationale sont au fait de la crise actuelle de fragilisation des équilibres extérieurs (creusement du déficit courant, insuffisance remarquable des entrées nettes de capitaux, difficultés persistantes de mobilisation de ressources financières externes et surtout une dynamique inertielle de tensions inflationnistes inédites). Bref, tous les ingrédients que l’Université enseigne pour expliquer la chute de la monnaie nationale. Enseignements de toute façon confirmés par la migration malheureuse de l’économie tunisienne au grade spéculatif auprès des agences de rating.

Pire, au niveau du taux de change réel, même le FMI a établit selon son référentiel international CGER que le taux de change effectif réel du dinar, n’étant plus calé sur les fondamentaux, devrait théoriquement au sens de l’équilibre macroéconomique se déprécier encore de plus de 6,7% pour corriger le gonflement du déficit courant durant la période de transition. En d’autres termes, et en plus de sa forte dépréciation nominale par rapport à l’euro (et au dollar), le dinar demeure surévalué en terme effectif réel d’une moyenne de 5,1% au sens de l’équilibre fondamental. Donc, faute de prises de positions radicales, courageuses et énergiques, de la part des autorités monétaires, pour rétablir la situation (ou pour au moins stabiliser la situation), le dinar tunisien risquerait de se maintenir en mode dépréciation. Un autre contre argument à cette réflexion paraîtra suffisamment farfelu.

4. Mais, et c’est le plus important, des erreurs d’aiguillage de la politique de change, qu’il va falloir rectifier, à tout prix

C’est là où réside l’essentiel du débat ou de la peur du débat. La dépréciation du dinar n’est pas seulement réduite au seul contexte international conjugué à un climat de défiance national. Elle est surtout imputable à une nouvelle ligne de conduite adoptée par la BCT depuis 2012 qui a reformulée le cadre opérationnel de la politique de détermination du taux de change du dinar tunisien.

En effet, auparavant, la BCT intervenait quotidiennement, en fait à titre indicatif, pour corriger la valeur du taux de change effectif nominal dans une fourchette de 1% entre les cours acheteurs et vendeurs du dinar vis-à-vis des principales devises étrangères. Actuellement, la gestion flexible introduite consiste à calibrer le taux de change de référence sur la base du taux de change moyen sur le marché interbancaire et non en fonction d’un panier fixe de monnaies. En d’autres termes, la BCT n’intervient désormais sur le marché de change à travers des transactions bilatérales que lorsque les cotations de marché subissent des déviations substantielles par rapport à son fixing quotidien ce qui amené concrètement à réduire la marge bid/ask de 1% à 0,2% seulement.

Cette nouvelle orientation, si opportune qu’elle soit (dans un contexte économique parfait, or il ne l’est pas), a soulevé, en revanche, autant de contraintes qui l’ont rendue totalement contreproductive:

  • Elle est conditionnée par la disponibilité de ressources en devises suffisantes qui permettraient à la BCT d’intervenir régulièrement sur le marché des changes en guise de défense de la parité du dinar en cas d’écarts des cotations interbancaires de celle du fixing. Luxe que ne possède pas toujours les autorités monétaires.
     
  • Elle est rendue d’autant plus biaisée que ces écarts sont devenus la conséquence d’une double distorsion. Celle d’abord du fait que le taux de change n’est plus calé sur les fondamentaux si bien qu’il subit automatiquement des ajustements inéluctables du différentiel d’inflation par rapport aux principaux partenaires commerciaux face à des tensions inflationnistes internes. Celle ensuite de certains mouvements bancaires sur le marché monétaire en devises induits de certaines pratiques, disons non orthodoxes, sur les Comptes Professionnels en Devises (CPD). Et on ne dira pas plus.
     
  • Notons enfin que depuis l’annulation en 2012 de l'obligation imposée aux banques de transférer à la BCT leurs soldes journaliers de devises (nivellement), pratique qui était de mise depuis la création du marché de change interbancaire, la régulation des anticipations des opérateurs sur le marché des changes et la prévisibilité adéquate des avoirs en devises par la BCT ont été quelque peu affaiblies, ce qui a entraîné une plus forte volatilité des cotations sur l’interbancaire par rapport au fixing.

Plus particulièrement, alors que la circulaire aux intermédiaires agréés N°1992-13 du 10 juin 1992 impose le dépôt auprès de la BCT des excédents de liquidités n'ayant pas trouvé d'emplois, notamment pour les devises de résidents, la circulaire N°2012-07 du 15 juin 2012 a autorisé les intermédiaires à utiliser, sans autorisation préalable, les ressources constituées par les devises non cessibles appartenant à la fois à leur clientèle résidente et non-résidente dans certains emplois tels que le placement sur le marché monétaire en devises.

En d’autres termes, un tel dispositif n’aurait pas dû être décrété de manière brutale dans la période de transition. S’engager dans un tel processus de recours au fixing aurait dû être accompagné d’autres mesures appropriées de contrôle de change ou de revue du choix optimal du régime de change.

5. Quelques propositions pas plus que pour demain, en guise de conclusion

Les améliorations souhaitées du dispositif actuel de la politique de détermination du taux de change et du système de cotation au fixing, en termes de flexibilité et d’approfondissement du marché des changes, imposent au vu des contre performances transitoires la mise en place de certaines mesures de sauvegarde.

Ces dernières doivent être bien entendu interprétées dans un contexte provisoire lié aux difficultés de la transition, car la BCT ne pourra pas en effet, au moins durant l’année 2014 à venir, mener une politique de défense de la parité du fait des contraintes en termes d’entrées de devises.

En revanche, la faiblesse de ces interventions sur le marché des changes (pour toutes les raisons précédemment invoquées) entraînerait forcément l’accentuation des anticipations de dépréciation. Nos quelques propositions, pour l’immédiat, s’articulent en des mesures de sauvegarde touchant à la fois le contrôle de change et le régime de change.

5.1. Au niveau du contrôle de change

  • Double suppression d’alimentation des CPD par des emprunts externes en devises ou de placements des avoirs.
  • Solution graduelle combinée quotité – maturité (ou durée), en réduisant dans un premier temps le taux de détention de 100% à 75% tout en limitant la durée de séjour de 12 mois à 6 mois (et graduellement à 3 mois). C’est le cas de notre concurrent direct, le Maroc. La modularité et/ou la progressivité de ces mesures pourraient être décidées par la BCT en fonction des effets régulateurs attendus sur le marché des changes.
  • Réexamen intégral des conditions de levée antérieure de la pratique du nivellement

5.2. Au niveau du régime de change

Avant d’imposer la flexibilité du taux de change, il y a lieu d’abord de se familiariser, non seulement contextuellement mais aussi techniquement, avec les différents régimes de bande de fluctuation du taux de change et la prise en compte de l’expérience internationale en matière d’application de ces différents régimes (bandes horizontales de fluctuation versus diagonales, bandes symétriques versus asymétriques par rapport à une parité centrale, bandes à escalier, etc.). La Banque Mondiale n’a elle pas cessé auparavant de le souligner !

Prof. Sami Mouley
Cercle des Economistes de Tunisie

(1) Suite à l’interview succincte que j'ai accordée au Journal Le Temps, précisément dans son édition en date du jeudi 12/12/2013, sur la question de la dépréciation galopante du dinar, certaines petites voix frileuses se sont discrètement manifestées pour assimiler mes propos à des positions officielles de la Banque Centrale de Tunisie (BCT). Aussi bien moi-même que cette honorable institution avons précisé, via deux communiqués similaires parus sur le même journal en date du samedi 14/12/2013, que les opinions exprimées n’incombent qu’à mon statut d’universitaire et surtout pas à une quelconque fonction de conseil ou autre auprès du gouverneur actuel, confusion banale due à mon implication épisodique et éphémère en tant que membre consultatif et surtout ès qualité du comité de politique monétaire, cette note revient aux éléments ou plutôt aux idées essentielles pour ouvrir le vrai débat des solutions de sorties possibles à la crise actuelle du dinar. Il est vrai d’ailleurs qu’il demeure d’usage de préciser que les avis académiques, partagés dans nos milieux scientifiques spécialisés, ne peuvent naturellement que paraître hostiles à certaines positions officielles exprimées ou certains équilibres superficiels établis dans l’establishment de l’industrie bancaire. Un paradoxe de complexe qui semble s’éterniser.

 

 

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