Opinions - 16.11.2013

Une décision inappropriée!

Deux problèmes graves

L’économie tunisienne souffre depuis l’Indépendance de deux graves déséquilibres qu’on n’est pas parvenu à corriger jusqu’à ce jour malgré tous les efforts entrepris. Il s’agit d’un double déficit persistant. Celui qui concerne la création d’emplois qui a toujours été insuffisante par rapport à la demande, provoquant ainsi une aggravation continue du chômage qui frappe quelques centaines de milliers de personnes (600 à 700.000) dont plus de 200.000 diplômés. Il s’agit en second lieu du déficit de nos paiements extérieurs, nos exportations de biens ne couvrant que 70% en moyenne de nos importations ; nos exportations de services (tourisme et revenus de nos travailleurs à l’étranger) ne suffisent pas à combler ce déficit qui est celui de la balance courante et qui représente d’année en année un pourcentage important du PIB évoluant entre 7 et 10% de 2008 à 2011. On doit emprunter des fonds à l’extérieur à la fois pour couvrir ce déficit (de l’ordre de 2 milliards de dinars) et aussi pour rembourser le principal de la dette extérieure (encore 2 à 3 milliards de dinars) et enfin constituer des réserves de change suffisantes. D’où l’aggravation continue de notre dette extérieure qui, avec d’autres facteurs, explique aujourd’hui la détérioration de notre crédit à l’extérieur et la forte dégradation de la monnaie nationale.
Ces deux problèmes majeurs, emploi et balance des paiements, expliquent qu’entre 1971 et 1974, années les plus prospères depuis l’Indépendance avec un taux de croissance moyen de 9,9% et un déficit courant le plus bas constaté jusqu’ici atteignant par rapport au PIB 2,4% en 1971 et 0,4% en 1974, on ait cherché à leur trouver des solutions dans l’expansion de l’industrie et des exportations industrielles et dans le développement du tourisme, secteur créateur d’importantes ressources en devises.

Toute une série de mesures ont été prises à cet effet dont notamment la création de l’Agence de promotion des investissements (API), du Fonds de la promotion et de la décentralisation industrielle (Foprodi) et des trois agences foncières pour mettre à la disposition de l’industrie, du tourisme et du logement des terrains aménagés leur facilitant l’implantation.

Objectifs et contenu de la loi d’avril 1972 (1)

C’est dans ce contexte qu’a été imaginée, étudiée et mise en œuvre la fameuse loi du mois d’avril 1974 qui est utilisée depuis quarante ans et dont le trentième anniversaire a été célébré élogieusement en 2002. Il s’agit de dire pourquoi a-t-on créé cette loi, quel est son contenu, quels ont été ses résultats, comment ont-ils évolué et quel peut être son avenir pour pouvoir juger de ce qu’il faut penser de son devenir pour pouvoir juger de l’opportunité de sa mise en cause en 2004 et 2008 et du fait qu’on reprend l’attaque aujourd’hui dans une situation économique dégradée et un déficit aggravé tant au point de vue emploi qu’au point de vue balance des paiements.

Et en effet, la loi d’avril 1972 avait pour objectif de contribuer aussi bien à la promotion de l’emploi qu’à l’amélioration de notre balance des paiements. Il s’agissait d’encourager efficacement les promoteurs et les entreprises à investir, à créer des emplois et à exporter : trois objectifs majeurs depuis toujours et pour longtemps encore. Celui de l’exportation est le plus difficile et qui appelle le maximum d’encouragements, la production pour le marché international nécessitant des aptitudes spéciales tant au point de vue qualité du produit que des délais de livraison qui ne doivent pas souffrir des imperfections de l’environnement. On a donc institué un régime spécial pour l’exportation qui s’applique aussi bien aux entreprises tunisiennes qu’aux entreprises étrangères et qu’aux  entreprises mixtes, comme les statistiques le montreront plus loin.

Ce régime spécial concerne le contrôle des changes et le statut fiscal de l’exportation. On ne peut pas soumettre un exportateur aux difficultés qui peuvent naître de ce contrôle des changes qui peut provoquer un retard préjudiciable pour la fabrication et pour les livraisons. Aussi a-t-on libéré les entreprises exportatrices de ce contrôle des changes.

Leurs importations sont payées avec leurs propres ressources en devises qui, converties en dinars, leur permettent de faire face à leurs achats de biens et services en Tunisie pour procéder à la fabrication des biens à exporter moyennant quoi, elles conservent le produit de leurs exportations à l’extérieur. Ainsi elles n’ont pas à souffrir du contrôle des changes, comme si elles étaient installées dans leurs propres pays qui ont supprimé en général un tel contrôle… On ne fait ainsi que les mettre dans la même position. On leur évite un handicap mais on ne leur accorde pas un avantage et c’est dans notre intérêt.

Reste le problème fiscal. Leur statut les exonère de l’impôt sur les bénéfices. C’est l’avantage le plus important qui est probablement de nature à les décider à s’installer en Tunisie, le coût réduit de la main-d’œuvre n’étant pas spécial à la Tunisie mais  concerne la plupart des pays en voie de développement, avantage quelque peu contrarié par la productivité relativement moins importante de cette main-d’œuvre. L’exonération fiscale s’applique à toutes les entreprises exportatrices, qu’elles soient tunisiennes, étrangères ou mixtes. Il est de mauvaise foi de dire qu’elle ne s’applique qu’aux étrangers et institue une inégalité fiscale. Il y a égalité entre tous les exportateurs mais il ne peut y avoir, dans notre cas, dans l’état de notre balance des paiements depuis l’Indépendance, entre l’exportation et la production pour le marché local. L’exportation exige la connaissance des marchés, une organisation minutieuse, le respect de la qualité et des délais, toutes disciplines qui sont relativement moins exigées par la production et la vente sur le marché intérieur.

Si l’on veut un jour réduire ce qu’on a appelé une «dichotomie», il faudrait progressivement réduire l’imposition des sociétés industrielles et les libérer progressivement de ce qui reste du contrôle des changes. Il n’y aura jamais d’égalité parfaite. La discrimination fiscale est pratiquée dans tous les pays lorsque c’est de leur intérêt. Notre intérêt à nous est d’encourager l’exportation et les controverses idéologiques relevant de la pure théorie ne doivent pas nous concerner étant donné l’énorme enjeu en cause.

Les résultats de la loi d’avril 1972

On s’en rend compte surtout lorsqu’on examine les résultats de cette loi d’avril 1972 aussi bien dans le domaine de l’emploi que dans celui de la balance des paiements.

En premier lieu, le nombre d’entreprises exportatrices créées sous le régime de la loi 1972 a été important. En trente ans, de 1972 à 2002, le nombre d’entreprises a atteint 2 261, soit 75 entreprises en moyenne par an. Il augmentera de 2002 à 2012, soit en 10 ans, de 39 entreprises par an et atteindra 2 650 entreprises, soit 66 entreprises par an durant 40 ans : une baisse de rythme étant donné qu’à deux reprises en 2004 et 2008, on a voulu appliquer l’impôt de 10% sur les bénéfices de l’exportation, ce qui a fait que 200 entreprises ont fermé au cours des deux dernières années les plus perturbées. Les intentions d’investissement déclarées durant les 8 premiers mois de 2013 ont baissé de moitié par rapport à la même période de l’année 2012. L’annonce imprudente et extravagante d’une éventuelle reprise de la même menace ne pourra qu’accélérer le retrait des exportateurs en place et provoquer l’absence de nouvelles installations.

Les entreprises fonctionnant en 2002 (2) (trentième anniversaire) au total de 2 261 comme indiqué ci-dessus se décomposent en 908 entreprises majoritairement tunisiennes, 1 860 sont étrangères (dont 533 françaises, 337 italiennes, 191 allemandes) et 413 sont mixtes et enfin 306 de divers autres pays.

Ces entreprises contribuent à l’emploi et à un meilleur équilibre de la balance des paiements. Les emplois créés sont au nombre de 332 000 en 40 ans, soit 8 300 emplois en moyenne par an. Ce serait tout à fait irresponsable de mettre ces emplois en danger d’autant plus que 60% des entreprises exportatrices emploient cinquante (50) employés et plus et 13% deux cents (200) employés et plus. Ces emplois représentent enfin 53% des emplois dans les industries manufacturières. Ces entreprises ont à cet effet investi 2 milliards de dollars jusqu’en 2002. 

En second lieu, ces entreprises ont contribué à l’expansion de nos exportations. Jusqu’en 2002, elles ont exporté pour 20 milliards de dinars avec une valeur ajoutée de 8 milliards de dinars, ce qui représente 73% des exportations des industries manufacturières. En outre, les exportations de ces entreprises représentent également 145% de leurs importations alors que le taux de couverture du régime général n’est que de 33,2%. Leur excédent est de 2 milliards de dinars tandis que le déficit du régime général est de 6 milliards de dinars.
 
Ces exportations se sont diversifiées et concernent de nouveaux secteurs comme celui des industries mécaniques, électriques et électroniques dont les exportations n’étaient que de 100 milliards de dinars en 1980 et sont passées à 750 MD en 1995 et à 6 milliards de dinars en 2012 et leur contenu technologique est passé de 10 à 30%.

On aurait pu obtenir de meilleurs résultats dans l’intégration des entreprises exportatrices de la loi de 1972 dans le système économique national. En effet, et toujours en 2002, les importations nécessaires à l’exportation de 20 milliards de dinars ont été d’environ 12 à 13 milliards de dinars si l’on retient le pourcentage qu’on vient d’indiquer de 145% comme taux de couverture. On aurait pu, et c’est ce que visaient les promoteurs de la loi d’avril 1972, fabriquer sur place, à des prix compétitifs, les biens importés par les entreprises exportatrices, ce qui aurait pu améliorer plus-value, exportations et intégration.

Malheureusement, cette évolution ne s’est pas produite comme prévu. La passivité, le manque d’initiative et l’absence de continuité dans l’action résultant de l’évolution chaotique permanente de la «politique», on s’est contenté de laisser venir les entreprises souhaitant s’installer en Tunisie avec leurs projets et de leur conférer le fameux «agrément» devenu l’activité principale de l’API alors que normalement, celle-ci aurait dû créer des projets, les étudier et chercher des promoteurs tunisiens ou étrangers soit pour exporter soit pour fabriquer des biens pour l’approvisionnement des exportateurs. C’était plus profond, plus sérieux mais plus difficile. Si on avait agi comme prévu à l’origine, la plus-value et l’évolution technologique des exportations auraient été plus importantes et plus rapides. Cette évolution a pris du retard étant donné notre propre carence.

Conclusion

La loi de 1972 a rendu un très grand service au pays aussi bien en matière d’emploi que pour la balance des paiements. Cela valait la peine de « sacrifier » une recette fiscale aléatoire évaluée, dans les meilleurs des cas, à 300 millions de dinars et ne représentant que 1% des recettes fiscales. Reste le FMI : je suis persuadé qu’on peut le convaincre de nous suivre, surtout que la plupart des pays, dont certains proches de nous et de redoutables concurrents, pratiquent cette différenciation fiscale (pour ne pas employer le terme quelque peu pompeux de dichotomie) lorsqu’il s’agit de leur intérêt. Il y a de nombreux pays qui aident les entreprises à soutenir en mettant à leur disposition des terrains aménagés, des crédits adaptés, outre les privilèges fiscaux pour qu’elles contribuent à la réalisation des objectifs visés. D’autres encouragent de diverses manières leurs entreprises à ne pas « délocaliser » et venir s’installer dans nos pays.

Ne soyons pas timorés ou complexés. Si on trouve une solution pour récupérer les milliards de dinars de la Caisse de compensation, on aura les félicitations du FMI qui a raison d’exercer la pression pour qu’enfin on s’occupe de ce problème qui traîne depuis des dizaines d’années. Et laissons l’exportation tranquille, de grâce!

M.M.

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(1)  - Voir mon livre « De l’Indépendance à la Révolution » Sud-Editions – pages 227  à 230
- Consulter l’excellent article publié par un «collectif d’économistes » par le journal La Presse en date du 30 septembre 2013 page 7.
(2) On ne dispose pas de chiffres pour 2012.

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