News - 10.08.2013

Ennahdha-Opposition : La confrontation est-elle inévitable ?

Lorsqu’il a débarqué quelques jours après le 14 Janvier à l’aéroport de Tunis-Carthage et a été accueilli par des « Akbala el badrou aleyna », Rached Ghannouchi croyait qu’il débarquait en pays conquis et que les militants qui avaient organisé cet accueil représentaient vraiment le peuple tunisien et qu’il allait devenir le maître spirituel -et réel- du Pays.

La première déception viendra des élections. Malgré une victoire relative, le score d’Ennahdha était loin du raz de marée qu’il imaginait. Il signifiait plutôt que près des deux tiers des tunisiens regardaient plutôt ailleurs. Peu importe, le Parti trouvera la formule. Le choix a été fait de prendre le pouvoir en coalition avec deux autres partis arrivés second et troisième aux élections.
 
Au lendemain des élections je me rappelle avoir été invité par quelques amis, dont un ministre du gouvernement Essebsi, un futur ministre du gouvernement Jebali, un membre du bureau exécutif de l’UGTT et d’autres personnalités pour discuter de la stratégie à suivre et plus particulièrement de la participation ou non au gouvernement dirigé par Ennahdha. J’avais défendu l’idée de la participation et je pense avoir réussi à en convaincre la majorité.  Mon argument était simple. Il est fondé sur un postulat simple aussi : le seul mobile réel d’un parti politique est de se positionner au mieux pour les prochaines élections. La seule différence d’une partie à une autre est le niveau de leur sens de ce qu’on appelle « l’intérêt supérieur du Pays ».
 
Partant de cela, la participation au pouvoir comporte certes des risques surtout dans le contexte où se trouvait le pays et le volume des attentes, mais le pouvoir offre aussi une vitrine importante dont il ne faut pas manquer de profiter. Quand on occupe un poste de ministre cela vous donne de la visibilité et vous offre l’opportunité de montrer ce dont vous êtes capable, surtout dans un contexte d’ouverture. Sous Ben Ali, les ministres étaient « bridés » et privilégiaient la « sécurité » par « l’alignement » à autre chose, faute de quoi ils risquaient de perdre leur place. Désormais un ministre peut librement s’exprimer dans un contexte de plus grande compétition qui offre aux compétences plus de possibilités. Ce contexte allait fournir aux tunisiens l’occasion de découvrir de nouveaux visages et à des personnalités nouvelles l’opportunité d’émerger. Cette opportunité il ne fallait pas la laisser à Ennahdha seule. 
 
L’exercice du pouvoir allait se révéler pour Ennahdha une catastrophe. L’explosion des attentes et des demandes dépasse les capacités de n’importe quel pouvoir, et aucun gouvernement n’était objectivement capable de répondre à ces attentes, que dire alors d’un gouvernement qui se révèlera vite incompétent et dont les priorités allaient se révéler autres. Ennahdha était en train de perdre sur tous les plans. En premier lieu, sa popularité s’est  brutalement effritée, sa classe dirigeante se discréditait de jour en jour sous le poids des « affaires » et, presque pour tous ses membres, par une incompétence révélée. La vitrine que procurait l’exercice du pouvoir au lieu de permettre l’éclosion d’une élite qui pouvait attirer le peuple, révélait de plus en plus une horde d’incompétents arrogants et assoiffés de pouvoir. La classe dirigeante d’Ennahdha comprend en son sein certainement  une majorité de personnalités compétentes et patriotes, mais la primauté à l’allégeance et aux relations et la prédominance de ceux qu’on appelle « les faucons » en a jugé autrement.
 
Deux voies étaient possibles : reculer et se reconstruire, ou bien poursuivre la fuite en avant. 
 
Lorsque au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd,  Hamadi Jebali a fait sa proposition d’un gouvernement de compétences, je m’étais aventuré à publier sur ces colonnes un court article –qui d’ailleurs avait fait un buzz »- qui prédisait que Rached Ghannouchi « va s’aligner sur la position de Jebali » et « qu’Ennahdha va approuver massivement son initiative. ». Ce qui se révéla erroné. A cela il y a deux raisons. D’une part,  personne n’est devin et lorsqu’on écrit on exprime plus souvent ce que l’on désire,  et je disais plus ce que je souhaitais pour mon pays que ce qui allait probablement advenir. D’autre part, je surestimais la capacité d’Ennahdha, dominé par les faucons, à se muer en un véritable  « parti comme les autres et pouvant vivre avec les autres. ».  On connait la suite : un simulacre de gouvernement neutre.
 
Sachant que désormais il ne pouvait que perdre des élections libres et transparentes, Ennahdha choisit d’accélérer la mise en place, déjà largement entamée,  de son plan B: utiliser le pouvoir pour s’assurer la victoire aux prochaines élections par les mécanismes qu’on connait. 
 
C’est la perception par les autres partis politiques et les organisations de la Société Civile (Opposition) de cette dérive qui explique la légitime levée de boucliers contre la Troïka. Levée de boucliers qui va « profiter » de quelques évènements majeurs –incidents de Chaambi et assassinat de Mohamed  Brahmi- pour s’amplifier et prendre la forme qu’elle a prise aujourd’hui à savoir une mobilisation populaire sans précédent dans le cadre du « sit-in du départ » et le retrait d’une fraction importante des élus de l’ANC. 
 
Alors que l’opposition semble unie et déterminée autour d’une option minimale qui exige la dissolution du gouvernement et la mise en place d’un gouvernement neutre formé de « compétences », Ennahdha continue de louvoyer, d’essayer de gagner du temps et d’éviter à tout prix cette « solution ».  Il est important de noter la différence majeure entre « Gouvernement d’unité nationale »   et « Gouvernement formé de compétences ».  Le premier serait formé de personnalités provenant des partis politiques et organisations de la société civiles les plus importants, le second est formé de personnalités supposées neutres. Ennahdha cède à la première option car il espère y maintenir –au nom de sa position de parti « majoritaire »- quelques postes clés permettant de continuer la mise en place de son plan ou du moins éviter la remise en cause des « acquis ».  Et l’opposition, forte de l’expérience du lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd, n’est pas prête de céder sur sa demande minimale seule garante à ses yeux d’élections libres et transparentes.
 
Ce qui est grave c’est que pour l’un et l’autre des protagonistes, l’enjeu est une affaire de survie.
 
Ennahdha assurée de ne plus jamais réaliser son score d’octobre 2011 –malgré un discours contraire- sait que la seule manière de se maintenir est de pouvoir « contrôler » au minima le déroulement du scrutin à venir, les sondages d’opinion malgré leurs divergences s’y accordent. Ces sondages sont imparfaits, mais je peux assurer en spécialiste qu’ils indiquent plus ou moins bien la tendance. 
 
L’opposition forte par une montée continue au sein de l’opinion et des intentions de vote, s’accroche à s’assurer les conditions essentielles d’élections libres et transparentes.
 
Les uns et les autres ne semblent pas être prêts à céder.  Car l’un et l’autre considèrent que la perte des élections à venir signifie sa disparition de la scène politique.
 
D’un côté, Ennahdha sait qu’il est coupable de beaucoup de dépassements personnels et collectifs qui peuvent permettre à un autre pouvoir de lui ouvrir une série de procès dont le coût sera très élevé pour le parti et ses membres. D’un autre côté, ce parti n’a jamais réussi à rassurer les tunisiens sur sa volonté ou non d’instaurer l’Etat théocratique totalitaire et sur sa véritable adhésion à un processus démocratique et d’alternance au pouvoir.
 
L’opposition pense, et elle a des raisons sérieuses de le faire, que l’accession de nouveau d’Ennahdha au pouvoir –pour cinq ans cette fois-ci, et bénéficiant d’une légitimité réelle- signifie un adieu définitif à toute possibilité d’alternance pour des décennies. 
 
Cette situation ouvre la voie à des risques majeurs dont bien sûr celui de la guerre civile.  Cette confrontation est-elle aujourd’hui évitable ?
 
Le climat délétère qui règne, l’agressivité croissante du discours politique de part et d’autre contribuent à envenimer la scène politique et à amplifier le sentiment des uns et des autres que l’enjeu des prochaines élections n’est plus l’exercice du pouvoir, mais la survie personnelle et collective. 
 
Ceux qui comptent sur la violence doivent savoir que le coût pour le pays sera énorme et qu’ils n’en sortiront pas vainqueurs. La clé est en premier lieu du côté d’Ennahdha. Si la « majorité silencieuse » de ce parti est encore capable de réduire la domination des ultras, le pays s’en sortira. Ceci peut sembler chimérique mais peut-être pas impossible. Il revient aux autres de « rassurer » ce que beaucoup ne manquent pas de faire. Le plus difficile sera de trouver les mécanismes les plus appropriés pour cela, lorsque le plus naturel -à savoir le dialogue- semble avoir été discrédité par la coalition au pouvoir qui n’en a usé par le passé que pour gagner du temps.
 
Dans tous les cas, le temps du louvoiement et de la manœuvre est définitivement passé. Le verdict dans quelques jours, et que Dieu protège mon Pays.
 
Mohamed Hedi Zaïem