Opinions - 13.06.2013

Pour Amina

Extraordinaire Amina dont l’acte pose avec éloquence les questions qui comptent ! D’avoir diffusé son image aux seins nus où rôde le spectre islamiste nous met face aux enjeux qui orientent le destin d’une société ! Amina a explicité sa mise en scène en inscrivant sur son corps les mots qui justifient son geste. Elle a écrit en arabe sur sa poitrine et ses seins : « Ce corps m’appartient, il n’est l’honneur de personne ». Son acte se réclame de l’habea corpus (« Sois maître de ton corps »). Amina propose une énonciation qui avalise l’énoncé du droit fondamental à disposer de son corps. L’opération engage le sujet et fait émerger l’individu par l’usage du pronom de la première personne. L’individu souverain n’est plus assujetti à la servitude de la communauté. Amina se sépare du groupe en niant l’implication de l’honneur de qui que soit  lorsqu’elle décide de faire de ses seins une arme de combat. Ainsi abolit-elle le crime d’honneur dont se croient investis les mâles qui ont un lien de sang avec le sujet féminin.

L’acte d’Amina est politique. Il réclame une avancée juridique, celle qui invoque l’habea corpus, auquel résistent bien des autorités quand même il serait actif depuis 1679. A cette revendication s’ajoute celle de la liberté de conscience, que les islamistes refusent d’inscrire dans la constitution qu’ils sont en train de finaliser. Le geste d’Amina est au cœur du moment historique que vit le pays. Il a pour ambition de s’attaquer à la norme islamique de la ‘awra, celle qui gouverne le voilement du corps féminin au prétexte qu’il suscite la fitna, cette séduction qui, par la sédition qu’elle provoque, instaure le désordre dans la cité. Telle position implique soit la sortie de l’islam, soit le recours à une interprétation qui l’adapte à l’évolution des mœurs.

Une telle interprétation (dont se réclame Amina) arrache l’islam du sol patriarcal. Où les femmes sont opprimés et qu’Amina dénonce à travers son refus de céder son corps à l’honneur dont sont gardiens les mâles liés au nom par le sang.

L’audace et le courage d’Amina se sont de nouveau manifestés lorsqu’elle est allée à Kairouan le 19 mai, jour où les salafistes ont décidé de tenir congrès (interdit). Elle voulait se confronter à ceux qui sont contre l’habea corpus, contre la liberté de conscience, pour le patriarcat, pour le crime d’honneur. Elle a été arrêtée après avoir taggé sur le muret du cimetière face à la Grande Mosquée le mot Femen, le groupe de protestation féminine par seins nus auquel elle est affiliée. Elle est déjà passée devant le juge qui l’a condamnée à une amende de 300 dinars (150 euros) parce qu’elle était en possession d’un aérosol lacrymogène. Ce n’est qu’une arme d’autodéfense dérisoire au vu du risque qu’elle encourait face à des ennemis prompts à lyncher tout contradicteur. D’autant plus qu’un prédicateur salafiste a réclamé qu’Amina soit lapidée à mort.

Pire encore : tel juge a refusé de libérer Amina contrevenant aux dispositions élémentaires de l’habea corpus selon lesquelles il doit libérer le corps qui s’est présenté à lui en cas d’absence de délit ou de charges insuffisantes. Au lieu de son élargissement, le juge l’a accablée d’accusations graves, celle d’atteinte à la pudeur, de trouble de l’ordre public, d’association de malfaiteurs. Ainsi se prépare un procès inique. Comme au temps de la dictature, le juge assimile à un acte délictueux une action politique, pacifique, en conformité avec la règle démocratique. De surcroît, le juge détourne des dispositions du droit positif, du qanûn pour conforter la norme héritée de la sharî’a et du fiqh, la casuistique qui en ordonnançait le corpus. Nous dénonçons cette double manipulation. Et réclamons la libération immédiate d’Amina qui suscite notre admiration. Non seulement son action fait avancer la cause des femmes dans un milieu où elles sont le symptôme du mal, mais encore elle participe au combat pour la liberté et le droit dans une Tunisie laboratoire pour toute la territorialité islamique. Si nous gagnons un tel combat, le monde gagnera ; si nous perdons, avec nous le monde perdra.

De l’image d’Amina aux seins nus se dégage une étrange proximité avec le portrait de Gabrielle d’Estrées et d’une de ses sœurs, le fameux tableau de l’école de Fontainebleau : « Blonde, dorée, d’une taille admirable, d’un teint d’une blancheur éclatante » : autant de traits qu’Amina a en partage avec l’amante d’Henri IV. Le poète baroque Agrippa d’Aubigné lui attribue un grand rôle politique, c’est elle qui aurait poussé le roi à signer l’édit de Nantes, destiné à apaiser la guerre des religions et à instaurer la convivance des croyances ; il dit aussi de son image aux seins nus : « C’est une merveille comment cette femme de laquelle l’extrême beauté ne sentait rien de lascif ». On peut porter le même jugement sur Amina en réponse à ceux qui assimilent sans discerner la mise à nu au sexe.

Et pour ceux, nombreux en Tunisie, qui estiment que la théâtralisation du nu (politique ou artistique) est une intrusion occidentale, je leur  décille les yeux en les conviant à jouir d’une peinture provenant du même XVIe siècle Shirîn au bain composée par Soltân-Mohammed à Tabriz vers 1540 pour illustrer un épisode de la Khamseh du poète Nizami : torse nu, les seins en partie à découvert sur le trajet des tresses, cette œuvre d’islam croise celle de Fontainebleau et participe à l’esthétique du nu pour en enrichir l’histoire. Gloire à Amina qui, par les moyens d’aujourd’hui, a inscrit son nom et son corps dans cette séculaire tradition iconique.   

Abdelwahab Meddeb
Ecrivain, universitaire
      


 

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