News - 11.03.2013

Le Gouvernement tunisien et les statistiques de l'emploi et du chômage

Certains ministres du gouvernement tunisien  n’ont pas hésité à commenter avec fracas les derniers chiffres publiés par l’INS sur l’emploi et le chômage. Au cours d’une émission télévisée, l’un d’eux est allé jusqu’à affirmer avec emphase qu’il n’existe aucun autre pays au monde dans lequel le taux de chômage a considérablement  baissé en un laps de temps aussi court. Il a évoqué, à l’appui de ses dires, les derniers chiffres publiés par l’INS laissant à penser que le taux de chômage a baissé entre 2011 et 2012, passant de 18,9% au quatrième trimestre 2011 à 16,7% au quatrième trimestre 2012. Cette façon de présenter les choses révèle une légèreté intellectuelle et politique plus que répréhensible.

Rappelons d’abord que le taux de chômage est le rapport en % entre l’effectif des chômeurs et la population active totale (pour une population d’âge donnée :18-59 ans ou 15 ans et plus), que le chômage est la différence entre les effectifs de la population active totale et la population active occupée (pour simplifier nous laissons de côté les considérations relatives à la prise en compte de la réserve de population active, la définition du chômage, le discontinuité  due aux phénomènes saisonniers ou l’origine des séries). Rappelons enfin, que pour faire baisser ce taux il faut, soit faire augmenter le population active occupée sans que la population active totale augmente, une hérésie dans notre cas, soit maintenir la population active occupée constante tout en diminuant la population active totale, une autre hérésie, soit faire en sorte que l’accroissement relatif de la population active occupée soit supérieur à l’accroissement relatif de la population active totale.   

Entre le quatrième trimestre (T4) de 2011 et le quatrième trimestre de 2012, la population active totale est passée, selon l’INS ;  de 3909,1 (en 1000) à 3909,6 (en 1000), soit +500 personnes, alors qu’elle est passée de 3844,6 (en 1000) à 3909,1 (1000) entre le deuxième trimestre (T2) et le quatrième trimestre (T4) de 2011, soit + 64.500 personnes. Cette donnée, puisée dans les statistiques publiées par l’INS, est proprement surréaliste. On ne peut concevoir que la population active augmente de 64.500 en un semestre lors de l’année 2011 alors qu’elle n’augmente que de 500 personnes lors de toute l’année 2012. C’est d’autant plus troublant qu’il n’y a eu ni guerre ni épidémie mortelle à grande échelle, que la démographie varie peu dans le court terme, que ce soit au niveau des effectifs de la population totale, par âge et sexe, ou la population en âge d’activité ou encore au niveau des taux spécifiques d’activité par sexe et classe d’âge

Variation de la population active en milliers

Période

2008

2009

2010

2ème T 2011

4ème T 2011

4ème T 2012

Effectifs

3603,8

3689,2

3769,2

3844,6

3909,1

3909,6

Source : INS

De son côté le taux global d’activité s’est maintenu au niveau de 47% en moyenne au cours des trois dernières années passant de 46,9% en Mai 2010 à 47,2% en Mai 2011. Si l’on prend comme hypothèse de base qu’il a  gardé en 2012 les mêmes niveaux par sexe et âge qu’en 2011 et si l’on admet que les populations en âge d’activité 15-19 et 60 ans et plus ont baissé en raison, notamment, de la structure démographique, que le taux d’activité de la classe d’âge 15-19 ans se situe à 17,2% en 2011 malgré une baisse dans le temps, que parallèlement le taux d’activité des 60 ans et plus reste au niveau de 12,6% en 2011, la population active totale en 2012 des 15 ans et plus ne pourrait pas descendre en dessous de 3974,5 (en 1000).

Variation du taux global d’activité

Période

Mai 2005

Mai 2006

Mai 2007

Mai 2008

Mai 2009

Mai 2010

Mai 2011

Masculin

67,9

67,3

67,7

68,0

68,7

69,5

70,1

Féminin

23,6

24,4

24,5

24,7

24,8

24,8

24,9

Global

45,5

45,6

45,8

46,2

46,5

46,9

47,2

Source : INS

Cette hypothèse situe d’ailleurs notre assertion en dessous des résultats des projections démographiques réalisées par l’INS estimant la demande additionnelle annuelle moyenne pour la période 2009-2014 entre 75,9 mille  et 100,4 mille selon les hypothèses. Elle se situe aussi en dessous de ce que donne la simple prolongation des tendances, hypothèse admissible en raison du peu de variabilité des indicateurs démographiques d’une année t à une année t+1.

Demande additionnelle annuelle selon les hypothèses

Période

2004-2009

2009-2014

2014-2019

2019-2024

H1 basse

81,3

75,9

67,1

48,5

H2

87,1

79,9

73,9

62,7

H3 moyenne

88,0

87,4

81,8

62,6

H4

91,5

90,9

88,3

76,4

H5 haute

101,6

100,4

88,5

73,6


Source : INS

Venons-en maintenant à la population occupée. Si l’on examine de près  les données fournies par l’INS concernant toujours la même période (du quatrième trimestre 2011 au quatrième trimestre 2012) et selon le secteur d’activité, on s’aperçoit que l’industrie manufacturière aurait créé, entre-temps, près de 29.900 emplois nets; les industries non manufacturières (mines, énergie, et BTP) près de 7300 emplois nets ; les services près de 49.600 emplois nets, soit un total de 85.100 emplois nets. Autrement dit, l’économie a donc dû nécessairement créer beaucoup plus d’emplois bruts que les 85.100 unités annoncées. Est-ce plausible ?  La réponse est évidemment non si on met en parallèle ce chiffre avec l’ensemble des indicateurs économiques : indice de la production industrielle, investissement, etc. La variation de la population occupée par statut confirme notre appréhension.

Variation de la population active occupée en milliers selon le secteur d’activité

 

2008

2009

2010

2ème T 2011

4ème T 2011

4ème T 2012

Variation T4 2012/ T4 2011

Agric. Pêche

557,8

578,9

575,8

510,0

534,5

530,4

-4,1

Ind. Manuf.

602,6

564,7

598,2

578,0

572,7

602,6

+29,9

Ind. N. Manu.

435,1

448,4

474,0

473,3

457,7

465,0

+7,3

Services

Dont Admin.

1531,5

577,1

1578,0

584,8

1599,4

591,5

1555,8

588,1

1595,8

611,4

1645,4

629,0

49,6

17,6

Non déclaré

28,4

28,9

30,0

22,7

10,0

12,4

2,4

Total

3155,4

3198,9

3277,4

3139,8

3170,7

3255,8

85,1

Source : INS

En effet, l’augmentation de la population occupée par statut est due semble-t-il à l’augmentation du nombre de salariés (+64.200)  et des indépendants (+30.400) ; l’effectif  des aides familiaux accusant une baisse (-9300).  Or aucun élément ne permet d’expliquer  l’augmentation du nombre de salariés et surtout pas l’évolution du nombre d’affiliés au régime général de la CNSS (même si on tient compte de décalage ou de la sous déclaration). C’est le cas aussi de l’effectif des indépendants.  Dans le cas d’espèce, aucun recoupement de quelque nature que ce soit  n’a pu confirmer les statistiques de l’INS.

Variation de la population active occupée en milliers selon le statut

 

2008

2009

2010

2ème T 2011

4ème T 2011

4ème T 2012

Variation T4 2012/ T4 2011

Indépendant

796,2

802,6

839,8

768,4

784,5

814,9

+30,4

Salarié

2186,6

2209,2

2245,0

2234,5

2229,8

2294,0

+64,2

Aide familial

145,1

158,6

191,4

134,7

155,5

146,2

-9,3

Non déclaré

27,5

28,5

1,2

2,2

0,9

0,7

-0,2

Total

3155,4

3198,9

3277,4

3139,8

3170,7

3255,8

+85,1

Source : INS

Une dernière remarque. Au-delà de toute querelle « statistique », classique dans tous les pays ou presque, ce qui est essentiel en la circonstance n’est pas de savoir si le taux de chômage baisse légèrement lors d’une courte période (encore que nous sommes toujours face à un taux de deux chiffres), mais de d’observer si cette baisse correspond oui ou non à un vrai retournement de la tendance. On conviendra qu’il faudra du temps pour en statuer. Par ailleurs, la durée moyenne de chômage est un indicateur aussi fondamental que le taux de chômage lui-même (sinon plus). Si le taux baisse sans que la durée ne baisse réellement, cela correspond à des rigidités endémiques (noyau dur, chômage structurel, gestion déficiente du marché de l’emploi,  etc.) dont les effets sont plus durables et dévastateurs que le taux de chômage. De cela, il ne fût pas question dans les dernières statistiques de l’INS et les fanfaronnades  ministérielles.    

La conclusion qui s’impose est que la baisse annoncée du taux de chômage entre le quatrième trimestre 2011 et le quatrième trimestre 2012 doit être examinée avec beaucoup de recul et de circonspection. Selon toute vraisemblance, le taux de chômage se situerait fin 2012 à un niveau plus proche de 18,1% que des 16,7%  annoncés.  Quoi qu’il  en soit, si la baisse du taux de chômage est due à la stagnation relative de la population active totale, le mérite en revient à la démographie, pas au gouvernement actuel, et si la baisse du taux de chômage est due à l’augmentation de l’offre d’emploi, chacun sait que hormis les créations d’emploi dans la fonction publique, et encore, les créations d’emploi de 2012 sont en grande partie la conséquence de la politique économique et sociale initiée en 2011 et de décisions d’investissement remontant plus loin encore dans le temps, et dans ce cas aussi le mérite ne revient pas  au gouvernement actuel.     

La morale de cette affaire est qu’un ministre de la république doit être très modeste en parlant d’emploi et de chômage, à défaut, évidemment, d’être honnête et compétent.   

Habib Touhami
 

 

Tags : d   gouvernement   tunisien  
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