Lu pour vous - 13.03.2013

La Plume et le Pinceau

A cause de  cette ‘fenêtre de l‘âme’ qu’est l’œil tout artiste est un poète qui s’ignore. Cela s’entend, mais peut-on dire autant du poète, lui qui s’adresse à l’esprit ? La poésie  ne possède pas l’impact visuel du ‘modelé’ ou  du pinceau,  cet  art selon Léonard de Vinci,  à la fois ‘science’ et philosophie,  «  la principale voie par où notre intellect peut apprécier pleinement et magnifiquement l'œuvre infinie de la nature.» Pourtant, à lire le nouvel ouvrage  de   Cécile Oumhani,  L’atelier des Strésor,  qu’elle vient de publier à Tunis, aux Editions Elyzad,  on est bien tenté de répondre  par l’affirmative : tout poète est un artiste qui s’ignore.

Qu’on ne s’y trompe pas : la poésie ne peut, en principe, suppléer le visuel, mais comme art de l’esprit et principal vecteur de la rêverie créatrice, à la croisée de plusieurs disciplines, elle constitue le point de rencontre inévitable. Et Cécile Oumhani, poète et romancière, ne le sait que trop. Le beau tableau, "Femme au bouquet", qui figure sur la couverture de A Fleur de mots, La Passion de l'écriture, l’un de ses premiers livres,  est l’œuvre de sa mère, peintre de talent, aujourd’hui disparue.

Aussi, disons-le tout de suite, L’atelier des Strésor est  l’histoire vraie d’une famille de peintres, une œuvre aussi novatrice qu’élégante, mêlant avec sensibilité  poésie et couleurs. On ne manquera pas d’y retrouver, en filigrane, la caractéristique  de l’écriture de Cécile Oumhani, l’art de la suggestion  et du non-dit.

 Ce livre se lit d’une seule traite L’action se déroule à  Paris, où Henry Strésor, fuyant son Allemagne natale ravagée par la guerre de Trente ans entre l’empereur Ferdinand III, la France et l’Espagne,  a trouvé refuge en 1637. Comme il avait, auparavant passé trois années d’apprentissage  à La Haye auprès du portraitiste Ravesteyn, il fut tout naturellement recruté par les frères Louis, Antoine et Mattieu Le Nain, peintres de renom, pour travailler dans leur atelier rue  du Vieux Colombier.

Là, le jeune homme, habitué à l’art flamand, fut tout de suite subjugué par la définition progressive des tableaux à la française  et  la sincérité qui en émanait. En décrivant avec finesse, tel un artiste-peintre, par petites touches, sans jamais le nommer, la création de l’ambitieux tableau des frères Le Nain, ‘La Visite à la grand’mère’, Cécile Oumhani, permet  à son personnage principal de revivre, par contraste, son douloureux parcours et de se souvenir de sa propre famille décimée par la guerre et la peste:
« Une époque endiguée des jours entiers déferle. Des images et des voix. Des nuances d’encre noire…Il revient chez lui après un premier apprentissage chez son maître de Francfort. Des contrées désertes. Des terres retournées à l’état de friches…Plus d’habitants dans les villages pour raconter leur mort. Son appréhension grandit. Il a laissé des parents âgés avec un frère cadet, amoureux de peinture lui aussi. (pp 20-21)

Quelques années plus tard Henry Strésor emménage chez Louis Buart, maître-peintre au grand cœur mais  catholique  très fervent,  à telle enseigne que pour épouser sa fille, Catherine, peintre-miniaturiste, dont il est tombé amoureux, Henry, qui était protestant, a dû renoncer à sa religion. De ce mariage naquit  Anne-Renée. Loin d’oblitérer  les terribles souvenirs qui continuaient à assaillir Henry, l’arrivée de cette petite fille, en janvier 1651,  c’est-à-dire, durant la grande Fronde qui secoua Paris, le bouleversa comme un mauvais présage.  Mais bientôt la passion pour la peinture des jeunes parents enflammera à son tour, l’enfant :
« Son père est magicien. De ses outils, il transfigure le monde et fait surgir des territoires où elle aime prendre place près de sa mère, qui officie elle aussi. Muette, l’enfant rêve à ce pinceau qu’elle tiendrait et qu’elle suivrait vers encore d’autres contrées. » (p. 91)

Tant et si bien qu’Anne-Renée Strésor fut l’une des premières femmes à être admise à l’Académie royale de peinture et de sculpture.  Mais la notoriété apporte-elle  toujours le bonheur ? Dans son style habituel, c’est-à-dire dans un style poétique très imagé, Cécile Oumhani opère toujours avec une grande délicatesse, par contraste, par allusion, effleurant presque le sujet. Nous laissons,  bien entendu, au lecteur le soin de découvrir  la suite de ce roman captivant. Il nous suffit de dire que dans  L'art poétique de Horace, un simple vers (le vers 361) «ut pictura poesis erit» (Une poésie sera comme une peinture) s'est transformé au cours des siècles en une véritable injonction invitant le poète à imiter la peinture. C'est une tâche ardue, l’exigence poussée à son extrême, et dans L’atelier des Strésor, Cécile Oumhani l’a accomplie avec bonheur.

Rafik Darragi
www.rafikdarragi.com

Cécile Oumhani, L’Atelier des Strésor, Editions Elyzad, 165 pages, 12, 900DT