Blogs - 06.12.2012

Le bilan globalement négatif d'Ennahdha

Alors que la plupart des partis tunisiens doivent faire face à des crises à répétition, le mouvement Ennahdha affiche, deux ans après la révolution et un an après son accession au pouvoir, une santé insolente, du moins en apparence. Pas une défection, pas un esclandre, ni même une voix discordante depuis sa légalisation en mars 2011. Gênés par cet excès de discipline qui confine à l’indolence, les dirigeants d’Ennahdha  en sont même arrivés à organiser des simulacres de débats publics comme cette cacophonie  autour de la date des élections, histoire de brouiller les cartes, car rien n’est spontané dans ce parti : 2013 ?2014 ? 2015 ? Qui croire ? Moncef Ben Salem  Hamadi Jebali ?  Ni l’un ni l’autre, mais celui qui détient la réalité du pouvoir, en l’occurrence Rached  Ghannouchi. Les militants de ce parti seraient-ils donc des « hommes de marbre » venus d’une autre planète et non des citoyens comme vous et moi qui réfléchissent, doutent, se fâchent et  à qui il arrive de se mettre en colère et de claquer la porte ?

Quand on leur en fait le reproche, les militants de ce parti vous répondent que le centralisme démocratique qui y est pratiqué n'interdit nullement la contradiction dialectique. Il est vrai qu’il existe au sein d’Ennahdha  des structures comme le Conseil de la Choura ou le bureau exécutif censés être des espaces de dialogue. Contrairement à ce qu'on dit, ce ne sont pas des structures décoratives, car elles ont un rôle à jouer : servir de défouloir aux militants, et aux dirigeants de courroies de transmission qui  fonctionnent, il est vrai, dans un seul sens, de haut en bas (le pouvoir vient d’en haut, la confiance d’en bas comme disait Sieyès). Le culte du chef y est si  fortement  ancré dans les esprits que les clivages entre modérés et ultras, entre les anciens de Londres et Paris et la résistance de l’intérieur ne pèsent pas bien lourd face au fait du prince. Le congrès de l’été 2011 aurait pu constituer une occasion pour insuffler un sang neuf dans le parti et en finir avec les anciennes pratiques. On a préféré temporiser en renvoyant  les sujets qui fâchent au prochain congrès qui aura lieu dans deux ans et en maintenant des structures qui font ressembler Ennahdha à un parti stalinien des années 60 et parfois même à une société secrète ou à une secte. Ghannouchi nous avait  promis en juin dernier «un congrès qui ferait date dans l’histoire de l’humanité». On a eu droit à un remake du plénum du parti communiste albanais. On connaît tous la fidélité et le dévouement des militants d’Ennahdha pour leur parti qui tranche avec le dilettantisme de ceux des autres partis, mais l’unanimisme  n’est pas toujours un signe de bonne santé et de dynamisme.

C’est donc un parti ankylosé, incapable de se renouveler parce que prisonnier de sa logique interne et enferré dans ses certitudes qui dirige le pays avec deux autres partis que le déséquilibre des forces a réduit au rôle de faire-valoir. La priorité des priorités pour Ennahdha n'est pas tant de réaliser les objectifs de la révolution que de conquérir la totalité du pouvoir au cours des cinq prochaines années pour mener à bien «la réislamisation» du pays quitte à «importer-c'est le terme utilisé par Ghannouchi- des prédicateurs de la péninsule arabique et de...Mauritanie dont on connaît bien l'esprit d'ouverture. Le chef d'Ennahdha l'avait promis lors d'un meeting électoral à Sousse en juillet 2011 : «sous Ben Ali, on perdait un point de croissance chaque année du fait de la dictature. Demain avec Ennahdha, nous gagnerons des points  parce nous aurons la démocratie et dieu sera avec nous, puisque nous allons suivre sa parole ». Pour  s’installer durablement au faîte du pouvoir, rien ne vaut les vieilles recettes, notamment, le renforcement du parti par sa mainmise sur tous les rouages de l'Etat, mais surtout la diabolisation de l’adversaire, en l’occurrence Nida Tounès et l'UGTT. Depuis des mois, tout est fait pour ostraciser le premier et écarter son fondateur, voué aux gémonies depuis qu’il était devenu le favori des sondages ; et confiner le second dans un rôle purement syndical en le harcelant sans cesse par le biais de son bras armé, les mal-nommées ligues de défense de la révolution. Après avoir longtemps hésité, voilà Ennahdha engagé dans une entreprise incertaine qui risque de mener le pays à la guerre civile. 
 
Les dirigeants  du mouvement disent  avoir tiré les leçons du passé. Mais leur action dit tout à fait le contraire. Sans doute à cause de leur refus de renoncer à leurs fondamentaux, aux fameuses « thawaabet », de peur de cesser « d’être eux-mêmes ». On en a eu la preuve après la diffusion d’une  vidéo fuitée de Ghannouchi qui s’y montre, enfin, sous son vrai jour, intraitable sur l’objectif à atteindre (la réislamisation de la société tunisienne), mais pragmatique sur la démarche à suivre d’autant plus que «l’appareil de l’Etat n’est pas encore entre nos mains». La politique des étapes revisitée par le leader d’Ennahdha. Ceux qui s’attendaient à une révolution copernicienne en sont pour leurs frais. Mais cela prouve au moins que Bourguiba avait des qualités quoiqu’en dise Ghannouchi. 

En deux ans, nous sommes passés de l’union sacrée à une société clivée comme elle ne l’avait jamais été pour avoir été entraînée dans des discussions sans fin sur des sujets conflictuels, généralement d'ordre métaphysique, dont l'intérêt est pourtant subalterne par rapport aux vrais problèmes du pays.  Nous avons désormais deux Tunisie qui se regardent en chiens de faïence, alors que le pays fait eau de toutes parts, que l’économie s’installe dans la récession malgré les chiffres «réconfortants» de l’INS, que le déficit commercial atteint pour la première fois les dix milliards de dinars, que l’ANC chargée de rédiger la constitution, comme son nom l’indique, traîne les pieds On ne pouvait pas faire pire. Heureusement, dans cette grisaille, il y a ce petit coin de ciel bleu  : la liberté de la presse. Il est vrai qu’on le doit en grande partie à la mobilisation de la société civile et aux journalistes eux-mêmes.

Deux ans après la révolution, les Tunisiens ne cachent pas leur désenchantement. Ennahdha  devrait y prendre garde. Il y a des pays qui en ont péri.

H.B.
 

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