Mon 1er patron - 22.05.2009

Le Pr Mongi Ben Hamida

Le lundi matin était toujours une journée importante pour le résident de neurologie qui avait en charge les  malades du côté hommes au service de neurologie du Professeur Mongi Ben Hamida. Il fallait venir particulièrement tôt ce jour pour mettre la dernière main à la préparation de la visite du patron ou pour bien examiner le patient qui venait d’être hospitalisé la veille aux urgences. On savait que le secret de la réussite de cette visite était de bien la préparer depuis la fin de la semaine. On savait également que l’avenir d’un résident dans le service dépendait beaucoup de l’impression qu’aurait le patron de lui durant ces visites. Si on avait la chance d’être de garde le week end, on trouvait toujours le temps pour achever l’examen de tel patient, compléter la discussion d’un autre ou classer les examens radiologiques et biologiques de tel autre malade. Si on n’était pas de garde, le secret était  de venir préparer la visite au calme le week end.

Un cérémonial immuable

Ceux qui ne pouvaient pas le faire, rataient fréquemment la visite. Celle-ci commençait habituellement vers 10h30 du matin selon un cérémonial  immuable, qui fait rapidement comprendre aux nouveaux venus  qu’il s’agit d’un moment important dans la vie du service. Le patron sortait du bureau du secrétariat du 1er étage et avançait vers la  première chambre le marteau à  reflexe accroché à son devant-blouse,  ce qui constituait  le signal du début de la visite. Agrégés, assistants, résidents internes et stagiaires de tous bords, qui attendaient la visite se  précipitaient vers la première chambre.

Le patron entrait le premier dans la chambre suivi  par le résident de la salle, une partie du groupe restait à l’extérieur de la chambre pour suivre de loin, la visite. Le patron saluait le patient. Ce qui était  le signal pour le résident de commencer sa présentation : motif d’hospitalisation, antécédents médicaux, antécédents familiaux, histoire de la maladie... Si le résident disait que le patient avait  des antécédents familiaux, le patron vérifiait l’arbre généalogique, s’il disait qu’il n’y avait  pas de cas similaires dans la famille, le patron reposait la question au malade, lui redemandant son domicile, son nom de famille, celui de la famille de sa mère, ou s’il avait une parenté avec d'anciens malades habitant sa région que le Patron lui citait, quand il s’agissait  de maladies dégénératives, comme on disait à cette époque, Il lui arrivait souvent de déceler d’autre cas omis par l’interrogatoire du résident. Alors que Le résident présentait l’examen clinique, le patron vérifiait  lui-même les signes rapportés en examinant le malade : réflexes rotuliens présents, réflexes achilléens abolis, présence de signe de Babinski…

S’il avait un doute, il réexaminait encore le malade, le faisait marcher le long du couloir pour observer sa démarche ou faire « sortir »le signe de Babinski. « Il ne s’agit pas d’une maladie de Friedreich car certains réflexes sont présents, mais plutôt d’une forme proche de la maladie de Pierre Marie » rappelait-il à chaque fois devant de tels malades et, souvent, il ajoutait que "cette entité n’est pas reconnue par les auteurs anglo-saxons car Pierre Marie avait décrit sa maladie sans consulter des malades mais uniquement en se basant sur la littérature ». 

Il aimait rappeler les résultats de la thèse de Madani, se remémorant, à l'occasion, le cas d'un cousin du patient qu’il avait examiné, il y a quelques années, et qui avait tous les réflexes abolis. «Il s’agit d’une preuve supplémentaire qu’il s’agit bien d’une forme  intermédiaire d’hérédodégénérescence spinocérébelleuse » ajoutait-il souvent devant de tels malades.

Il demandait les résultats de l’EMG et de l’électrophorèse des protéines du LCR .Il cherchait dans les examens complémentaires, disponibles à l’époque, la  preuve "qui pourrait enfin convaincre les plus sceptiques et en particulier les anglo-saxons"de la présence de ces entités. Il poussa ces collaborateurs à la génétique moléculaire qui en était, alors, à ses premiers balbutiements. C’est cette génétique qui va lui  révéler, parmi les premiers au monde, quelques années plus tard, certains des secrets de ces maladies et lui donner raison en grande partie. On passait ensuite au malade suivant, il s’agit d’un cas de sclérose en plaques. Dans  la chambre suivante, un autre patient nous attendait avec un signe de Claude Bernard Horner, un autre avec un syndrome d’Addie. La visite durait ainsi 3H30 à 4H.

Les malades sont vus avec le même rythme, le patron ne  s'asseyait  jamais et ne montrait  aucun signe de fatigue du début jusqu’à la fin ce qui nous donner des complexes, nous, jeunes résidents qui tenions à peine sur  nos jambes à la fin de la visite. Durant la visite, il était inconcevable qu’il se mette en colère ou qu’il exprime des félicitations. Ce n’est qu’après avoir travailler des années avec lui qu’on arrivait à déceler son approbation ou désapprobation aux étincelles  qui parcouraient son regard.

Si le résident  présentait bien ses patients, il n’a pas droit aux félicitations car il s’agissait pour lui du cours normal des choses ; Toutefois, Certains indices  permettaient  au résident de savoir qu’il était  sur le bon chemin: un tiré à part donné personnellement en présence des autres membres de l’équipe lors de la séance de biopsie sur une maladie évoquée lors de la visite, ou une invitation à fréquenter le laboratoire de façon régulière. Si le résident  présentait  mal ses patients, il devrait s’attendre à une visite encore plus pointilleuse la semaine prochaine.

Les questions du Patron  se feront de plus en plus précises et, pour l'interlocuteur, de plus en plus embarrassantes. Ce résident restait ainsi étroitement suivi durant plusieurs semaines et n'était lâché que si son niveau arrivait au niveau souhaité. Si au contraire, son niveau ne s’améliorait pas ou s’il ne faisait pas l' effort nécessaires, le patron devenait du jour au lendemain gentil et tolérant avec lui. Ce comportement paradoxal m’avait intrigué  durant plusieurs années et je le trouvais  injuste.

Il m’a fallu plusieurs années pour le comprendre. Car pour le professeur Ben Hamida, s’il finissait par désespérer d'un résident,  ce dernier changeait automatiquement de statut à ses yeux cessant d'être son élève. Il faisait tout, et avec beaucoup de tact, pour le convaincre de changer de spécialité ou de profil de carrière. Certains avaient suivi ses conseils et on compte parmi eux de grands noms de la chirurgie tunisienne. D’autres se sont entêtés à ne pas suivre ses conseils, ou bien n’ont jamais compris le message. Il ne changeait jamais son opinion sur eux. Certains d’entre eux ont fini par le combattre  notamment vers la fin de sa carrière en utilisant  tous les moyens dont ils  pouvaient disposer et avec des fortunes diverses.

C’est ainsi que se passait la visite dans le service de neurologie depuis sa création en1974 jusqu'au début des années quatre vingt dix.

Le programme du reste de  la semaine était immuable. Le lundi après-midi était consacré à la  biopsie musculaire. A trois heures pile de l’après midi, le patron entrait dans  la salle de biopsie où nous l’attendions  derrière une rangée de microscopes dans l’obscurité. Il examinait les six biopsies de la semaine et faisait les comptes rendus. Je me souviens de Monsieur Ben Hamida nous montrant les lésions d'une myopathie de Duchenne, dont la transmission n'était pas celle de la maladie classique et je ne suis pas près d'oublier l'incrédulité qu'il rencontrait. 

Le  mardi matin était consacré à la visite du 2ème étage, côté femmes, le jeudi matin pour la  coupe de cerveau (séance de confrontation anatomo-clinique diront les modernes), le jeudi après-midi pour le staff des sortants et l’enseignement post-universitaire. Le vendredi matin était la journée de la grande consultation. Chacune de ces séances était une séance d'enseignement de la neurologie et la découverte de nouveaux talents parmi les jeunes internes et résidents. A une autre occasion et pour l’histoire, je décrirai en détail,  le déroulement de ces séances.

L'origine de l’histoire du professeur Mongi Ben Hamida et de  la neurologie tunisienne remontait à  janvier 1967,  quand le doyen de la faculté de médecine de Tunis a fait appel à lui pour enseigner la neurologie à la première promotion d’étudiants de la jeune faculté de médecine de Tunis. C’était à cette occasion  que l’idée de créer un centre de neurologie à Tunis  avait germé en lui. À cette époque, le Docteur Mongi ben Hamida était chef de clinique à la Salpêtrière dans le prestigieux service d'un grand maître de la neurologie française le professeur Raymond Garcin. 

Il avait déjà fait un parcours important  dans la neurologie française. Il avait fait ses stages d’internat dans les meilleurs services neurologiques parisiens de l’époque. Sa thèse sur le couple dento-olivaire a obtenu le prix de thèse en 1965 et elle est  devenue une référence internationale sur les plans clinique et neuropathologique.Il démarra une activité de recherche à l’INSERM en parallèle à son activité  de chef de clinique.  Un  stage d'une année à l’hôpital Albert Einstein à New York lui avait permis de comprendre le renouveau neurologique  dans le nouveau monde.

Le père de la neurologie tunisienne

En visionnaire, l'esquisse de l'institut de neurologie qu'il avait établie en 1967 s'opposait  à ce qui existait en France et en particulier à la Salpêtrière. L’idée était de créer une structure neurologique moderne et intégrée, comportant toutes  les spécialités y compris un laboratoire de recherche. Qui  osait  parler  de recherche à cette époque de fin des années soixante du vingtième siècle en  Tunisie ?

Les travaux de construction du centre de neurologie avaient commencé  en mai 1969. L’élection du Professeur Ben Hamida en tant que doyen de la faculté de médecine de Tunis  lui a permis de suivre de près cette construction qui s’est  achevée en septembre 1973.  Le centre de neurologie à été inauguré  le 20 mars1974.

Depuis sa création, le service de neurologie que dirigeait désormais  le professeur Ben Hamida, était multidisciplinaire et comportait deux unités d’hospitalisation, un laboratoire de neuropathologie  doté par les équipements de recherche les plus modernes de l’époque, avec notamment, un microscope électronique, un secteur d’exploration fonctionnelle (électroencéphalographie, gamma-encéphalographie, echo-doppler cérébral) et une consultation externe de neurologie.

Dès le départ, les objectifs du service était clairs  et se résumaient à traiter les patients tunisiens selon les protocoles modernes et adaptés aux réalités du pays, à former les jeunes médecins à la neurologie, à étudier les maladies neurologiques les plus fréquentes ou spécifiques au pays et à apporter une contribution réelle à  la recherche nationale et internationale. Grâce à cette organisation et à une analyse clinique rigoureuse, les objectifs fixés qui semblaient, au démarrage du service, tellement ambitieux, commencèrent à se réaliser. Riche de sa longue expérience clinique et de recherche, le professeur Ben Hamida  avait décelé dès les débuts de son activité clinique en Tunisie, que certaines pathologies observées dans notre pays se distinguaient nettement  de ce qu’on observait en Europe, essentiellement dans le domaine de la pathologie dite dégénérative. 

Il était en avance sur son temps

Ces constatations l’ont amené à orienter toute sa recherche vers ces maladies dès 1976, sans pour autant négliger  le profil clinique et épidémiologique  de  pathologies neurologiques communes, comme la sclérose en plaques, la myasthénie, la chorée  Sydenham etc. Cette orientation était très courageuse et inédite. A cette époque, les maladies dites dégénératives étaient négligées en  neurologie, et même non enseignées dans  la plupart des facultés de médecine. Ces affections étaient considérées comme des maladies incurables,  de classifications complexes et leur connaissance inutile pour la majorité des neurologues. Avec persévérance et une conviction inébranlable, il a continué  à travailler sur ces maladies, supportant la moquerie des médecins de l’époque et  même le refus des revues scientifiques de  publier des sujets dont elles ne voyaient pas l’intérêt. 

Je me rappelle qu’au début des années quatre vingt, pour publier l’une des plus grandes séries  mondiales sur les hérédos dégénérescences spino-cérébelleuses, il vu obligé de s’appuyer sur l’étude cysto-manométrique vésicale, , alors que ce même travail clinique et sans la cysto-manométrie aurait pu être publié tel quel dans les plus grandes revues neurologiques internationales, une dizaine d’années plus tard.
Avec le recul et compte tenu de l’évolution ultérieure des connaissances des événements, on peut dire qu’il était en réalité en avance sur son temps   et qu’il  avait anticipé les progrès que va faire la neurologie.

Une découverte tunisienne: la myopathie de Duchenne fille

C’est cette anticipation qui a été a l’origine de beaucoup d’incompréhension à son égard mais également à l’origine de  ses découvertes  qui ont fait de la neurologie tunisienne une école reconnue et  respectée dans  le monde neurologique international.

L’esprit qui animait le Professeur Ben Hamida est  bien illustré par sa découverte de la myopathie tunisienne. Tout avait commence  lors du 11ème congrès mondial de neuropathologie, organisé en 1977 à Amsterdam. Au cours de ce congrès, le professeur Mongi Ben Hamida a fait état, dans une communication, de la jeune expérience tunisienne sur les myopathies et osé dévoilé, devant les ténors de la pathologie musculaire de l’époque,  une forme particulière de myopathie, proche sur le plan clinique de la myopathie de Duchenne, mais touchant les enfants des deux sexes (transmission autosomique récessive) et souligné sa fréquence élevée en Tunisie.

Il l’avait appelé myopathie de Duchenne fille. Cette intervention avait soulevé un tollé général, car Ben, comme l’appelaient  ses proches amis neurologues, venait  de briser un dogme neurologique datant de plus d’un siècle selon lequel la myopathie de Duchenne ne touchait  que les garçons.

Les diapositives  en noir et blanc des malades étaient pourtant convaincantes, et on avait critiqué, alors,  les techniques histo-enzymologiques des biopsies musculaires effectuées au laboratoire. Ces techniques étaient considérées comme des techniques de pointe à cette époque et on doutait beaucoup qu’elles pouvaient être maîtrisées en si peu de temps en Tunisie. J’ai pu constater par la suite que  ce type de critiques va se renouveler à chaque nouvelle découverte faite au laboratoire. En 1978,  le professeur Ben Hamida  invita à Tunis le professeur Sir John Walton, l’une des grandes figures de la neurologie mondiale et de la pathologie musculaire. Il a revu avec lui aussi bien les patients que les biopsies. Le professeur Walton a confirmé les conclusions du professeur Ben Hamida ce qui a permis d’espérer une reconnaissance internationale, qui n’était devenue unanime qu’après la découverte du gène de la myopathie Tunisienne par Le Docteur Kamel Ben Othman,  un jeune membre de son équipe en 1992. Le même scénario allait se reproduire avec la sclérose latérale amyotrophique juvénile, la maladie de Charcot Marie Tooth et les hérédo-dégénérescences spinocérébelleuses.

Au cours de ces études le Pr. Ben Hamida avait  compris que le travail à l’hôpital sur ces maladies héréditaires était incomplet et biaisé. Il avait innové une nouvelle forme d’études épidémiologiques que nous appelons actuellement la neuro-épidémiologie génétique. Chaque résident en neurologie qui préparait  sa thèse se devait de visiter à domicile les patients, sujet de son travail, d’examiner lors de ces enquêtes sur le terrain les membres des familles  afin d’établir un arbre généalogique exact ainsi que le détail clinique de chaque membre atteint de la famille. A ce moment, dans les années 80, on était loin de savoir qu’une révolution  médicale se préparait, la révolution génétique, qui s’est déclenchée en 1984 par la découverte de la localisation génétique de la chorée de Huntington par les techniques de génétique inverse.

Des défis à relever
   
Les études  accumulées par l’équipe du service de neurologie sur les maladies héréditaires neurologiques se sont révélées du jour au lendemain d’une importance primordiale et plaça l’équipe tunisienne dans une position  de choix dans le domaine de la recherche internationale. Des propositions de collaborations des quatre coins du monde provenant des équipes les plus prestigieuses commençaient à pleuvoir à partir des années quatre-vingt dix. Cette reconnaissance rapide plaça l’équipe devant quatre défis, à savoir, collaborer  avec des équipes nettement plus avancées sur le plan technologique et ayant  des crédits de recherches illimités, former les jeunes chercheurs tunisiens à ces nouvelles technologies, préserver et continuer à contrôler le matériel génétique national et équiper le laboratoire par des équipements modernes et souvent onéreux.

Ayant anticipé le phénomène, le Professeur Ben Hamida a pu encore  une fois relever les défis  au prix, il faut le connaître d’une rupture avec des collaborations amicales anciennes et même au prix de profonds désaccords  avec des amis de longue date,  ayant placé l’intérêt  national au dessus de toute autre considération. C’est ainsi que les  meilleurs laboratoires du monde avaient  ouvert leurs portes à nos jeunes chercheurs pour étudier les maladies tunisiennes tandis que  les crédits de recherches  qui avaient  afflué ont servi à l’équipement du laboratoire.

En quelques années,  la génétique moléculaire est venue confirmer tous les travaux cliniques initiés par le Professeur Ben Hamida. Les  entités cliniques définies ont pu, ainsi, avoir leurs individualisations génétiques par des chercheurs tunisiens qui ont vu leurs travaux publiés par les meilleures revues scientifiques, telles "Nature" et "Sciences".  Les membres de l’équipe de l’institut ont pu localiser les gènes d’une douzaine d’affections neurologiques plaçant cette équipe parmi les plus performantes dans ce domaine. La formation des jeunes chercheurs tunisiens dans ce domaine et l’équipement du laboratoire qui se sont  fait en parallèle permettent actuellement de  mener les travaux de localisation et  d’identification  génétique  entièrement au sein de l’équipe à l’Institut National de Neurologie.

Il faut noter que les découvertes tunisiennes ont eu des répercussions fondamentales dans la compréhension de maladies plus fréquentes dans les domaines des dystrophies musculaires, des ataxies ou des maladies nerveuses périphériques. Malgré sa maladie qui avait  commencé à l’affaiblir de manière sournoise depuis le début de 2001, le professeur Ben Hamida avait gardé le même enthousiasme pour suivre ses recherches et former les jeunes neurologues au sein de son équipe jusqu’à son décès le 4 Mai 2003. Son départ avait laissé un grand vide dont nous n'en sommes jamais consolés.

Ayant côtoyé le Maître durant une si longue période, je pense que le plus grand hommage que nous pouvons lui rendre et qui lui fera plaisir de là où il est, c’est de transmettre sa passion pour la neurologie, la qualité de son enseignement et son enthousiasme pour la recherche à nos élèves.



Professeur Fayçal Hentati