News - 21.02.2019

Le retour en force du roman historique maghrébin

Une mise en relation instructive

Après avoir été longtemps considéré comme un genre hybride de peu d’intérêt, «le mal-aimé de la littérature maghrébine de langue française», le roman historique maghrébin d’expression française revient aujourd’hui au-devant de la scène. Plus qu’un moyen de divertissement pour la jeunesse, un simple exercice mêlant d’une façon fantaisiste histoire et fiction, ce genre littéraire est devenu un puissant moyen d’expression, une caisse de résonance répercutant à travers le monde les préoccupations de leurs auteurs. Au Maghreb, nombreux sont les ouvrages qui répondent à la notion que leurs auteurs se font de l’évolution des mentalités et des questions qui, aujourd’hui, les interpellent d’une façon urgente.
Soucieux de rendre la mémoire à leurs lecteurs, désireux de leur faire découvrir l’arrière-scène du passé qui apporte quelque clarté sur le présent, ces auteurs refusent de vivre hors de la collectivité, en simples témoins. Ils aspirent à se faire entendre, à expliquer la genèse des raisons d’une domination tyrannique. C’est là, le vrai travail, le travail de culture que nous retrouvons dans la lecture du nouveau roman de Mohamed Berrada, Loin du vacarme qui vient juste de paraître chez Actes Sud.

Né à Rabat en 1938, l’auteur est romancier, critique littéraire et traducteur. Il a été professeur à l’université Mohammed-V à Rabat, et président de l’Union des écrivains marocains avant de s’établir à Bruxelles. Parmi ses œuvres, citons : Le théâtre au Maroc : tradition, expérimentation et perspective, (1998), Lumière fuyante (1993), le jeu de l’oubli (1987), Comme un été qui ne reviendra pas (2001) et Vies Voisines (2013).

Loin du vacarme parut à Casablanca en 2014 sous le titre original Ba’îdan ‘anal-fawdâ, qarîban min al-sukât. Comme les précédents ouvrages de Berrada, notamment Le jeu de l’oubli, Loin du vacarme est un chapelet de souvenirs et d’interrogations reliant le passé au présent. Les deux ouvrages portent en effet sur l’histoire du Maroc, les zones d’ombre et de lumière avant et après le protectorat. Loin du vacarme est un récit croisé, construit autour de quatre personnages. Le premier, Raji, le narrateur, est un jeune assistant en histoire, en chômage, qui finit par être engagé par un professeur d’histoire désireux d’écrire un livre sur l’histoire contemporaine du Maroc. Malgré sa participation à la lutte nationale et ses anciennes amitiés, ce dernier ressentait malgré tout : «L’étrangeté des orphelins à la table des fourbes» et voulait, par conséquent, grâce à son livre, «éclairer les gens désorientés qui n’ont connaissance ni de ce qu’ils sont ni de ce qui les entoure, refusent de se questionner et ne cessent de courir dans une spirale où ils perdent leur souffle». (p.11)Pour ce faire, il a invité le narrateur à le remplacer pour aller frapper aux portes et recueillir des témoignages.
Le jeune homme ne se fit pas prier. Cherchant «à apaiser la brûlure du chômage et du désœuvrement, il se mit à son tour à «questionner le demi-siècle passé à travers les vies de certains de ses acteurs, selon des points de vue et des parcours différents…» (p.14)Poussé par son vif penchant littéraire, passionné par cette enquête, le jeune homme décida discrètement, d’en faire un livre à sa manière, où les témoignages recueillis permettraient de distinguer les personnalités et les époques et dont le voisinage, dans ce roman rédigé au présent, «écrirait l’histoire dans un même temps et inviterait le lecteur à comparer, déduire, réagir.» (p.16)

Dans son livre, le jeune homme a choisi de donner la parole à trois personnages, deux hommes et une femme, dont la date de naissance correspond à une période précise de l’histoire marocaine, son but étant de« prendre le pouls, de faire émerger des tendances, pour trouver ce qui pourrait relier ces périodes.» (p.17) Le premier personnage est Tawfiq Assadiqi, ‘l’homme ambitieux’, avocat de profession, né en 1931à Rabat, sous le protectorat français dans une famille bourgeoise, qui «s’intéresse au présent, mais qui semble avoir des racines plantées dans une autre terre… l’archétype de l’homme vivant «ici» et «là-bas», entre deux époques, impliquant «des comportements et des manières de penser différentes, une nostalgie du passé et le désir de s’emparer du présent.» (p.94)

D’où cette situation conflictuelle qui l’opposera successivement à son jeune frère né juste après l’indépendance, et qui fut pris dans le tourbillon estudiantin contestataire de l’époque, à sa fille Fadwa, éprise d’un jeune Français, Michel, ou encore, au père de ce dernier, Georges.

Le deuxième personnage est Faleh Elhamzaoui, «l’homme qui tourne avec le vent», avocat, lui également. Né en 1956 à Fez, fils d’un tanneur, Faleh Elhamzaoui connut une enfance heureuse jusqu’à la fin des années 1960 lorsque sa ‘conscience’, bien qu’elle fût alors confuse, «flirtait avec la colère et les aspirations aux changements que véhiculait l’époque.» (pp.114-15). Son engagement politique ne tarda pas. Des tentatives de putschs militaires en 1971 et 1972, l’incitèrent à adhérer, dès son entrée à l’université de Rabat en 1974, aux jeunesses gauchistes. Devenu avocat après un stage dans le cabinet de Me Tawfik Assadiqi, il prit la défense de son ami d’enfance et de quelques syndicalistes et politiciens, arrêtés à la suite des grèves de 1981. Malgré les mécanismes de répression de plus en plus durs du Makhzen et « la montée des organisations fondamentalistes, drapées dans un discours islamiste appelant au redressement de la foi et à l’application de la loi islamique, la charia, pour mettre fin à l’indécence et défendre les gens contre la répression du gouvernement» (p.141), il continua à participer aux réunions du Parti jusqu’au jour où les portes s’ouvrirent et la course aux fauteuils de commencer, laissant «  sans voix ceux qui avaient vécu l’histoire du Parti dans ses périodes difficiles.» (pp. 152-53).

Le troisième personnage est Nabiha Samaane, néeen1956 également, une femme qui «ne renonce pas aux rêves» (p.181). Après des études de philosophie et psychologie à l’université de Rabat, et un long séjour à Paris, elle est revenue à Rabat où elle a ouvert un salon de philosophie. Pourquoi ce salon «tenu par une psychologue célibataire, audacieuse, adepte de sujets épineux»? (p.181) Qui va le fréquenter? Autant de questions que les lecteurs de ce beau roman ne manqueront pas de deviner dès les premières pages.

Écrire, a-t-on dit, est un acte d’amour. Dans le roman historique, l’écriture est surtout un engagement, dans la mesure où aujourd’hui, l’engagement est de mise. En effet, personne, en son âme et conscience, ne peut se dire aujourd’hui qu’il est neutre, qu’il n’a aucune sympathie, aucun penchant pour une cause quelconque. C’est pour cette raison que le roman historique est actuel. Ainsi donc, même si Loin du vacarme semble à première vue offrir une vue quelque peu idéalisée, voire déformée, d’une époque de l’histoire marocaine, marquée par une longue agitation politique et sociale, il reste en définitive, un travail de culture, une mise en relation du passé avec le présent très instructive, agréable à lire et à méditer.

Mohamed Berrada, Loin du vacarme, roman traduit de l’arabe (Maroc) par Mathilde Chèvre
Avec la collaboration de Mohamed Khounche, Sindbad/ACTES SUD, 256 pages.

Rafik Darragi

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